PDF France (3/3) : « nous avons besoin de désaccords »

Entre les « pour et les « contre », l’édition 2014 du Personal democracy forum France (voir la 1re partie et la 2e partie de notre compte rendu) a également présenté des enquêtes sociologiques sur certaines pratiques mal connues ou mal comprises du numérique.

Elisabeth Schneider (@elisschneider), de l’Ecole supérieure du professorat et de l’éducation de l’université de Caen Basse-Normandie a écrit une thèse sur l’écriture des adolescents (voir également son intervention dans Place de la Toile sur « la vie écrite des ados »). Elle a mené un travail de géographe et poursuivi une enquête ethnographique de deux ans et demi en Normandie, dans une région rurale peu pourvue de structures. Son angle était l’écriture, ce qui veut dire qu’elle s’est intéressée à ce que faisaient les ados avec le numérique, mais également à l’écriture non-numérique.

On croit que les ados n’écrivent pas ou que leurs propos n’ont aucun intérêt se contentant de phrases du genre « je te kiffe », « t’es la plus belle », « té ou »… Mais en ethnographie on fait le pari de penser que ce que font les acteurs à de l’importance, rappelle l’ethnologue. Les ados ont une vie très contrainte dont on n’a pas conscience : ils ont le lycée, l’horizon du Bac… Lorsqu’ils arrivent dans l’établissement scolaire, il n’ont plus droit au téléphone, à la musique, etc. Ils doivent s’inscrire dans un rythme impulsé par l’école. Le numérique aide les ados à trouver du pouvoir d’agir : transgresser les contraintes ou les contourner, par exemple dans le cas des SMS envoyés pendant le cours.

En parallèle à cette vie remplie d’obligations, les ados subissent aussi une « injonction d’autonomie ». Le numérique et le téléphone portable sont des outils de cette autonomie, en les aidant à gérer les imprévus, l’insécurité… Cela leur permet d’être mobiles. « Car être mobile, ce n’est pas seulement aller d’un point à un autre ; on devient mobile selon la valeur que l’on donne à son déplacement : on construit sa mobilité. C’est par le déplacement + le SMS qu’on devient mobile« .

L’écriture adolescente ne se limite pas au numérique contrairement à ce que l’on croit souvent : les ados écrivent encore dans des carnets. Et cette pratique s’articule avec le numérique : les usages sont hybridés. Le choix des supports varie selon les situations, les ressources les moyens financiers, les compétences…

François Huguet (@francoishuguet), Doctorant à Telecom ParisTech, s’est intéressé à la manière dont les réseaux « mesh » peuvent être utilisés comme moyens d’empowerment à Detroit.

Les réseaux « mesh » (ou réseaux maillés) sont constitués par des postes reliés entre eux par Wi-Fi. Ils partagent une connexion internet. Ce « réseau » se constitue donc à partir des terminaux des utilisateurs. Ils ne nécessitent pas d’infrastructure.

Pour François Huguet, on entre là dans une nouvelle génération d’empowerment. Après le web 2,0 où chacun pouvait produire des données, le mesh permet de prendre le contrôle de la couche la plus profonde de l’internet : la couche réseau. C’est plus fort encore que l’open hardware !

Huguet-5La ville de Detroit est dotée d’une longue histoire sociale, d’une forte tradition de vie de quartiers et de pratiques alternatives. Si les réseaux mesh ont été adoptés dans cette cité, c’est parce que la ville est en crise, et que les opérateurs de télécom ne veulent plus s’occuper d’infrastructure, mais aussi parce que des réseaux d’activistes y étaient présents bien avant l’avènement du numérique. Ces réseaux demandent une participation active, des gens impliqués : il faut laisser son terminal ouvert, installer une antenne sur son toit… Les réseaux mesh sont conditionnés par l’apparition de citoyens concernés par l’évolution des techniques et en mesure de proposer des alternatives. Reste la question qu’on se pose toujours face à des « alternatives » : faut-il qu’il y ait crise, comme à Detroit, pour que des technologies alternatives prennent leur envol ? Est-ce à dire qu’il faudra attendre leurs échecs pour que les technologies que nous utilisons se transforment ?

Les élus sont-ils vraiment « fracturés » ?

Quelle est la place des élus dans la démocratie numérique (ou, pour employer l’expression d’Axelle Lemaire, secrétaire d’Etat au numérique en conclusion du forum, une « république numérique ») ?

Le designer Armel Le Coz (@armel_lecoz), cofondateur de Parlement et citoyens et de Démocratie ouverte a passé six mois « sur les routes de la démocratie”. Il a rencontré des candidats aux municipales, vécu avec eux, dormi chez eux, et les a interrogé sur le thème du numérique. Il ne les a pas trouvé si « fracturés » que ça… Tous se rendaient compte de l’irruption de changements profonds. Ils étaient en demande très forte d’outils, de méthodes pour savoir comment utiliser ce numérique, comment être dans le collaboratif…

Daniel Kaplan (@kaplandaniel), délégué général de la Fondation internet nouvelle génération, s’est penché sur le mystère que pose la compréhension du numérique. Il s’est rappelé à cette occasion le jour où il a participé à une émission de Frédéric Taddei, à laquelle se trouvaient également conviés un biologiste, un physicien et un philosophe. Taddei a interrogé très intelligemment ces trois derniers, pourtant adeptes de disciplines très complexes, mais lorsqu’il s’est agi de parler du numérique, il s’est empressé d’avouer ne rien y connaître, et ses questions n’étaient en effet pas très bonnes.

On retrouve la même problématique en politique. Un élu est quelqu’un qui travaille sur des sujets ardus, comme l’urbanisme par exemple. Il sait donc gérer des réalités et des données complexes ; pourtant là encore, il semble bloquer sur le numérique.

Mais la responsabilité nous incombe peut-être, à nous les acteurs du numérique, a continué Kaplan. On ne les a guère aidé. On leur a dit « le numérique c’est bien », quand eux répondent : « Pourquoi ? L’explosion du numérique est corrélée à celle des inégalités, on est en crise infinie. Il faut que vous m’aidiez à avancer ! » Les acteurs du numérique sont un peu des lobbyistes : il y a du chemin a faire avec les élus pour les aider à construire des solutions nouvelles.

La même problématique se retrouve dans un sujet comme l’enseignement du numérique à l’école. Nous affirmons sa nécessité, mais nous ne voulons pas savoir quelles sont les matières qu’il faudra nécessairement réduire ou supprimer. Même problème avec les taxis ; on vante les droits d’Uber, mais on ne se préoccupe pas de savoir ce que vont devenir les licences prohibitives acquittées par les chauffeurs de taxis.

Par exemple comment conseiller les politiques autour du réseau et du très haut débit ? Est-ce l’urgence ? A quelles conditions ? Le politique nous demande : « Les millions que je n’ai pas, est-ce dans le numérique que je dois les dépenser ? Et avec qui dois-je passer un pacte plus ou moins faustien pour cela ? »

Le cas des écoles est un autre exemple : un choix d’équipement scolaire est très structurant si vous décidez de fournir des tablettes, il y a aura plus de communication que de code par exemple. Voilà quelques années le conseil de la Gironde, avait équipé ses élèves d’ordinateurs, mais du coup, il a fallu installer des prises qui ont réorganisé l’espace de la classe.

L’une des conclusions de Daniel Kaplan m’a semblé bien résumer les actuels débats sur le numérique : « on a besoin d’être beaucoup plus en désaccord les uns avec les autres ici ! »

Le fait est que les questions qui se posent n’ont rien de neuf, et qu’il semble que cette oscillation entre optimisme et pessimisme, libéralisme numérique et crainte de la société de surveillance, constitue une pièce de théâtre sans cesse rejouée, avec des acteurs différents. Pourquoi parle-t-on par exemple d’une ère « post-Snowden » ? Avons-nous été réellement surpris ? Oublié que ce genre de questions existe depuis le début du net, avec l’opération Sundevil (à l’origine de la création de l’Electronic Frontier Foundation, d’ailleurs), les ennuis judiciaires de Phil Zimmerman, l’activisme des cypherpunks , le programme Echelon et, plus près de nous, la loi, heureusement avortée, LOPPSI 2 ? L’une des causes de cet éternel recommencement tient peut être à la trop grande consensualité du débat entre les activistes du numériques, notre capacité à juxtaposer nos craintes et nos espoirs sans jamais véritablement les mettre en tension…

Rémi Sussan

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  1. Le Numérique est avant tout extension de nous-même. Il pose avec plus d’acuité encore les problèmes du vivre-ensemble et du faire-ensemble puisque chacun peut désormais cartographier un territoire « ami » qui lui est propre sur la toile. En même temps que des communautés virtuelles émergent, que des liens se nouent, de nouveaux murs se dressent. Le paysage est en perpétuel recomposition, à l’image de la vie. Ce paysage peut déboucher sur de belles réalisations, comme dégénérer en terrain de confrontation avec des conséquences dans le monde réel. En fait, la distinction « virtuel » et « réel » n’a pas de sens. Ce sont les idées, les pensées qui font notre réalité. Ce que change le numérique, c’est la liberté d’exprimer le meilleur comme le pire, de prendre connaissance du meilleur et du pire, de se forger des croyances les meilleures comme les pires. Dans ces conditions, une bonne politique du Numérique consisterait sans doute à réorienter l’enseignement vers les matières permettant au citoyen de gérer cet afflux d’information, de mesurer les conséquences d’une publication sur le net, de comprendre les phénomènes émotionnels,… bref un enseignement moins axé sur l’acquisition de connaissances (par ailleurs disponibles sur le net) et davantage axé sur les enjeux et la compréhension des interactions que permettent les nouvelles technologies. Une politique du Numérique devrait s’attacher à aider les citoyens à se forger une éthique, c’est à dire une manière d’être et de se comporter sur le net, en connaissance des mécanismes à l’oeuvre au-dedans et au dehors de nous. Un enseignement sans doute à base de philosophie, de psychologie, de sociologie,… Voilà de quoi soigner la fracture numérique entre les Anciens et les Geeks !