L’intelligence artificielle : une technologie sans alternative ?

« Ce que le moteur à vapeur a fait pour nos muscles, l’intelligence artificielle va le faire pour nos cerveaux », prédit Hannes Gassert en introduisant la session des conférences Lift consacrée à ce sujet. L’intelligence artificielle n’est plus un sujet de prospective. C’est un sujet d’aujourd’hui. Elle est déjà là. Nous l’utilisons déjà tous les jours, comme nous utilisons Facebook tous les jours. Qu’est-ce que l’ajout d’intelligence va transformer dans nos rapports aux machines et aux autres ? Que se passera-t-il quand nous ajouterons de l’intelligence artificielle dans Facebook ?

Demain, l’intelligence artificielle dans nos conversations

Ca tombe bien. C’est justement la question à laquelle peut répondre Alexandre Lebrun (@lxbrun), puisque son entreprise, Wit.ai a été rachetée par Facebook en 2015. En 2001, Axel Lebrun a rencontré Cybelle, l’un des premiers chatterbots, ces robots de dialogues (voir le dossier que Cyril Fiévet consacrait à ce sujet dans nos colonnes en 2004). Et parler avec des machines l’a fasciné. Tant et si bien qu’en 2002, il a lancé VirtuOz, un éditeur « d’agents virtuels intelligents », de chatterbots, rachetée en 2013 par Nuance, le grand spécialiste de la reconnaissance vocale.

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Image : Alexandre Lebrun sur la scène de Lift, photographié par Ivo Naepflin.

Les premiers agents virtuels, comme ceux de VirtuOz, étaient limités à orienter les utilisateurs sur les sites web des entreprises notamment pour les aider à trouver les services qu’ils recherchaient. Ce n’était pas des agents généralistes, comme l’est Siri d’Apple. L’intelligence artificielle conversationnelle est une spécialité difficile. Dans le monde physique, la forme des objets nous indique comment les utiliser, comme le marteau. Dans celui des interfaces informatiques, les icônes induisent des formes d’utilisation, la forme indique les fonctionnalités. Mais nous nous retrouvons souvent démunis face à un agent conversationnel comme Siri. Nous ne savons pas deviner ce qu’elles savent faire ou ne pas faire, surtout quand les attentes des utilisateurs se révèlent élevées ou que ceux-ci sont mécontents comme lorsqu’ils tentent de joindre un centre d’appel.

On ne sait pas trop non plus ce que signifie l’intelligence artificielle, souligne Alexandre Lebrun. La plupart du temps, pour qu’un ordinateur fasse quelque chose, il faut le programmer, c’est-à-dire lui fournir des instructions précises et détaillées à suivre. Or, l’intelligence artificielle repose plus sur des exemples que sur des instructions. Elle repose sur un groupe de données qui sert à la machine à apprendre, lui permettant de fournir des réponses pour des données qu’elle n’a jamais vues. L’intelligence artificielle sert alors à résoudre des problèmes là où on n’a pas de formule, comme pour reconnaître des objets à partir de photos en nourrissant la machine de millions de photos décrites. Ses premières applications pratiques, dans les années 80, ont été utilisées pour reconnaître l’écriture manuelle pour lire les chèques.

L’ordinateur apprend lui-même. Il y a des problèmes où il n’y a pas de formule. On utilise alors l’IA : reconnaître des objets à partir de photos, pas de formule pour cartographier des pixels. C’est trop dur. C’est plus facile de lui donner 1000 photos décrites pour qu’il arrive mieux à reconnaitre ce qu’il y a dans les photos. Dans les années 80, reconnaissance de l’écriture manuelle pour pouvoir lire des chèques. C’est ce qu’on appelle « l’apprentissage supervisé »… une technique qui marche pour résoudre certains problèmes, comme la reconnaissance d’image ou la reconnaissance de l’écriture, mais qui est bien moins adapté à la traduction ou au résumé de texte par exemple, qui nécessite de comprendre le sens, la culture… Le Graal de la recherche en IA repose sur ce qu’on appelle « l’apprentissage non supervisé », comme le font les enfants. Nous en sommes encore loin. L’IA est adaptée pour reconnaître des modèles, bien moins pour comprendre le sens commun.

La compréhension naturelle du langage est plus compliquée. Quand on dit à Siri « réveille-moi demain à 6h », il faut que la machine sache transformer le langage brut en données structurées pour les rendre actionnables. Cela suppose de comprendre l’intention, l’action, la fonction… Pour y parvenir, il faut récolter des millions d’exemples, qui portent à la fois sur les paroles prononcées et les résultats attendus. Même Facebook n’a pas ces données. C’est pourquoi il a lancé Wit.ai, une solution qui transforme la parole en données que le logiciel peut actionner. Wit.ai est aussi une communauté où les développeurs peuvent partager leurs bases d’exemples pour augmenter les bases d’apprentissage des agents intelligents. 16 000 développeurs utilisent Wit.ai pour créer des bots ou des applications.

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Et puis un jour, Facebook nous a appelés pour que l’on vienne travailler avec eux sur Facebook Messenger (Wikipedia), leur messagerie instantanée utilisée chaque jour par 800 millions de personnes de par le monde. Facebook est à la recherche d’une solution pour comprendre le langage humain, pour faciliter les relations conversationnelles, pour transformer les mots en commandes (voir notre article sur le commerce conversationnel). Il ont besoin d’outils pour comprendre le langage humain. Et pour Wit.ai, c’était une occasion incroyable pour avoir accès à de très vastes bases d’exemples, à une grande diversité de langues et à des développeurs talentueux. Rachetées, les équipes de Wit.ia ont rejoint Facebook depuis un an.

Quand on parle de l’avenir de l’intelligence artificielle, beaucoup de gens prédisent le pire, explique Alexandre Lebrun en faisant notamment référence aux nombreuses tribunes et lettres qui ont circulé pour nous mettre en garde contre les dangers de l’IA, alors que l’enjeu est juste d’augmenter la puissance de calcul de l’IA. « Mais ajouter de la puissance à votre voiture ne la transforme pas en autre chose. Elle ne devient pas un avion ou une navette spatiale pour autant », s’amuse le développeur en répondant simplement à des propos tout aussi réducteurs. L’intelligence artificielle va rester de l’intelligence artificielle : plus de puissance ne va pas lui permettre de comprendre le sens commun, seulement de mieux comprendre des modèles ou plus de modèles. Une intelligence artificielle « suprême », « ultime », nécessiterait d’être construite sur des bases radicalement différentes de celle sur laquelle la plupart des gens du secteur travaillent. Et la recherche n’en est pas encore là.

L’intelligence artificielle, elle, est déjà là. On l’utilise au quotidien. Elle est présente dans nos voitures – c’est elle qui veille au système d’assistance au freinage ABS -, dans nos téléphones et dans de plus en plus de produits que nous utilisons : chez Netflix, elle sert autant à vous recommander des films, qu’à écrire et produire des séries… Alexandre Lebrun évoque un autre exemple d’application particulièrement saisissant. Taylor Shaw était étudiante au MIT lorsqu’elle a eu un accident vasculaire qui l’a conduit à perdre la vue. Elle a été la première utilisatrice d’OrCam, une paire de lunettes qui fonctionne grâce à l’intelligence artificielle et qui lui décrit le monde qu’elle a sous les yeux : lui décrivant les personnes qu’elle rencontre, lui lisant ce qu’elle ne peut plus lire (vidéo).

Pour Alexandre Lebrun, l’intelligence artificielle à venir ne va pas nous détruire, mais nous aider, nous soutenir, nous augmenter. « La révolution numérique est terminée. Celle de l’intelligence artificielle arrive ! »

L’intelligence artificielle pour industrialiser la personnalisation

Et elle va transformer des secteurs qu’on n’imaginait pas pouvoir être impactés par ses effets. C’est ce que vient nous expliquer le développeur Henri Bergius (@bergie). Bergius travaille sur le web depuis les années 90. A cette époque c’était le Far West, tout était possible. Des milliers de systèmes de gestion de contenu sont nés pour répondre aux innombrables besoins des utilisateurs. Si certains se sont plus imposés que d’autres (on pense par exemple à WordPress), il n’y a pas eu de centralisation des CMS, mais cela n’empêche pas que tout le web semble de plus en plus identique, comme s’en plaignait le web designer Dave Ellis sur son blog. Le web est devenu très uniforme. La plupart des sites se ressemblent. S’il demeure quelques endroits où les contenus sont customisés, comme les pages du site d’Apple, la simplicité d’un web générique semble l’avoir largement emporté.

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Image : l’uniformité des sites web vue par Dave Ellis.

Pour Henri Bergius, la raison est peut-être à trouver dans le fait que les designers ne sont pas assez nombreux pour assurer une conception personnalisée. Que celle-ci coûte cher. Et que le fait de se différencier a peut-être moins de valeur que le fait d’être lisible et accessible. La meilleure simplicité est parfois de ressembler aux autres…

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Image : Henri Bergius, photographié par Ivo Naepflin.

Bergius s’est demandé si l’intelligence artificielle pouvait résoudre ce problème. On utilise déjà l’Intelligence artificielle pour générer des contenus textuels, de la musique (voir ici ou l’entendre ou ) pour transformer des images en oeuvres de grands maîtres… Peut-on l’utiliser pour concevoir des sites web ?

C’est ce que propose The Grid : utiliser l’intelligence artificielle pour le web design. L’idée du service mis en place par Henri Bergius consiste à définir préalablement le but du site, à préciser ses préférences et à s’adapter aux contenus pour produire un site web. Ces spécifications fonctionnent comme des instructions pour le robot designer, qui va chercher à optimiser les objectifs qu’on lui assigne par le design. The Grid sait ainsi comprendre le contenu. Il est capable d’analyser les images (d’y détecter les parties saillantes ou les creux pour optimiser leur placement, de repérer des visages…), il sait analyser du texte pour identifier le sujet, les couleurs pour adapter la palette de couleur utilisée au logo, pour ajuster la couleur des typographies aux contrastes… L’IA, une fois qu’elle comprend le contenu qu’on lui a soumis, propose différents types d’assemblages, explique le développeur en montrant différents exemples de sites créés par les premiers testeurs.

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Image : exemples de sites réalisés via TheGrid, extraits de la présentation de Henri Bergius.

Un système comme TheGrid pourrait permettre à terme d’améliorer et d’aménager différemment chaque page produit d’une boutique en ligne par exemple, un peu comme si chaque objet vendu sur Amazon était proposé dans une page dédiée pour mieux le mettre en valeur. Sans compter que le système apprend et s’améliore avec chaque nouveau contenu et site produits… Pour Bergius, l’enjeu n’est pas de mettre les web designers au chômage, mais de leur permettre de franchir un cap, de changer d’échelle, d’établir des principes pour que les machines leurs permettent d’aller plus loin.

The Grid dessine en tout cas un intéressant exemple pour montrer à quoi ressemblera « l’industrialisation de la personnalisation » que nous évoquions de manière différente et complémentaire ici et .

Augmenter les réseaux sociaux ?

Silviu Andrica, étudiant en informatique au Laboratoire des systèmes fiables de l’École polytechnique fédérale de Lausanne, a lancé Nowy Connect. C’est une application pour smartphone (disponible seulement pour Apple pour l’instant) dédiée à la rencontre de nouvelles personnes à proximité et inaugurée pour la conférence (vidéo). L’application montre les utilisateurs à proximité. Mais comment trouver les personnes qui nous intéressent si tous les participants à la conférence y avaient un profil ? Pour cela, Silviu a recours aux API de Watson qui puise dans les profils linked-in des utilisateurs pour en extraire des informations permettant de faciliter les appariements entre eux, selon leurs centres d’intérêt déclarés ou calculés.

L’application de Silviu Andrica n’est encore qu’un démonstrateur. Elle montre surtout qu’un développeur d’applications mobiles peut désormais avoir recours très simplement à des applications distribuées d’intelligence artificielle. On peut imaginer d’ailleurs que l’ajout de capacités d’analyse des traits de personnalités des utilisateurs (via l’API Personality Insight d’IBM) permettra certainement d’améliorer encore les appariements. Pas sûr pourtant que l’optimisation de ceux-ci suffit à favoriser l’automatisation de la rencontre. Celle-ci a aussi des modalités sociales et cognitives : on préfère ainsi les recommandations de gens avec qui nous sommes déjà en relation donc en confiance ; ou encore le fait qu’une personne ne soit pas un total inconnu en pouvant accéder à des articles qu’il a écrits ou republiés sur un sujet qui nous concerne et avec lequel ou peut s’accorder ou pas… Disons que les modalités affinitaires qui président à la rencontre ont certainement encore besoin d’être améliorées avant que d’être augmentées.

La régulation de l’IA : une question toujours sans réponses

Face aux questions et enjeux que soulève l’intelligence artificielle, les organisateurs de la conférence ont voulu poser l’enjeu de sa régulation. Pas sûr que l’idée d’inviter Min Li Marti (@minlimarti), une jeune députée PS du Parlement suisse ait été du meilleur choix. Celle-ci s’est contentée de faire le tour des débats et controverses en évitant d’entrer dans le sujet : savoir si une politique des intelligences artificielles était possible et comment la mettre en place.

Pour Min Li Marti, la création de la vie artificielle a toujours fini par échapper au contrôle de son créateur, tout comme la technologie a toujours été plus rapide que la fabrique de la loi. L’IA nous expose-t-elle à un danger exponentiel ou va-t-elle permettre de répondre aux besoins de tous les humains ? Va-t-elle tuer l’emploi, nous libérer des tâches ennuyeuses ou créer des employés plus dociles ? Qui sera responsable des accidents de la voiture autonome ? Les machines peuvent-elles apprendre l’éthique à l’image des lois de la robotique d’Asimov ? Comment répondre à ces multiples défis ? La jeune députée enchaîne les questions plus que les réponses : faut-il une agence de réglementation des IA ? Comment faire pour qu’elle bénéficie à tous et pas seulement à ceux qui investissent dans ces technologies ?…

Pour la députée, il est essentiel de lancer la conversation. C’est oublier un peu vite qu’elle existe déjà et que les questions ont besoin d’être un peu plus problématisées qu’un « pour ou contre l’intelligence artificielle ».

Hubert Guillaud

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0 commentaires

  1. L’absence d’alternative à l’IA me paraît momentanée. Dans la course à la puissance, on peut imaginer que des technologies neuro-génétiques d’augmentation de l’intelligence naturelle apparaîtront. Les mutants produits par ces techniques paieront très cher leur statut de surhomme (imaginez 2 secondes la vie d’un mutant raté et de ses proches). Mais ainsi, une part de l’espèce humaine se désolidarisera définitivement du reste, qui ne sera plus à ses yeux qu’un vulgaire troupeau de crétins. J’exagère ? Même sans mutation ni neuro-ingénierie, c’est déjà le cas! Reste qu’on peut imaginer que la Singularité prenne tout ça de court. On peut aussi imaginer qu’elle l’intègre.