Ré-imaginer l’internet : pour des médias sociaux publics

Dans un long et riche article pour The Atlantic (@TheAtlantic), l’historienne Anne Applebaum (@anneapplebaum, auteure du Crépuscule de la démocratie, Penguin Random House, 2020, non traduit) et Peter Pomerantsev (@peterpomeranzev auteur de Ce n’est pas de la propagande, Faber, 2019, non traduit) de l’Agora Institute de la Johns Hopkins University (@snfagorajhu), rappellent que pour Tocqueville, la démocratie américaine ne reposait pas tant sur des grands idéaux que sur des pratiques.

L'article d'Applebaum et Pomerantsev, pour The Atlantic

Reste que les pratiques qu’évoquait Tocqueville ont depuis longtemps disparues et ces dernières années, les plateformes internet et les médias de masse ont certainement éloigné encore un peu plus la pratique de la démocratie des Américains – enfin, pas tous ! « Au lieu de participer à des organisations civiques qui donnent un sens aux communautés et une expérience pratique de la tolérance et de la recherche du consensus, les Américains ont rejoint les logiques des foules en lignes ». Les conversations ne sont plus régies par des coutumes et traditions démocratiques, mais par des règles fixées par des entreprises qui servent avant tout leurs besoins et revenus, amplifiant les voix les plus en colère, les plus clivantes au détriment des voix raisonnables ou nuancées. « Dans ce nouveau désert, la démocratie devient impossible ». Quand une moitié du pays ne peut pas entendre l’autre, nous ne pouvons plus faire de compromis ni prendre de décisions collectives, ni même nous mettre d’accord sur ce que nous décidons, expliquent les auteurs. « Nous n’avons plus un internet basé sur nos valeurs démocratiques d’ouverture, de responsabilité et de respect des droits de l’homme ».

Pourtant un autre internet est à notre portée, estiment les deux essayistes – peut-être un peu rapidement -, qui reviennent longuement sur le rôle des plateformes dans l’insurrection du Capitole du 6 janvier, soulignant leur hypocrisie à « déplateformer » Donald Trump et à rétrograder les sources « partisanes » (certaines, plus que d’autres, comme le montraient tant Tarleton Gillespie que Jen Schradie) dans la plus grande opacité. Ces changements soulignent que Facebook ou Twitter peuvent décourager ou encourager la désinformation comme bon leur semble, sans même avoir à en rendre compte… quitte surtout à naviguer à vu, comme le montrait l’accablant reportage de Karen Hao (@_karenhao) pour la Technology Review sur les errances du directeur de l’IA de Facebook, Joaquin Quiñonero Candela… dépeignant un personnage dépassé par le monstre qu’il a contribué à créer.

Co-gouverner les technologies

Pour Anne Applebaum et Peter Pomerantsev, il est nécessaire de changer les règles.

« Nous devons modifier la conception et la structure des espaces en ligne afin que les citoyens, les entreprises et les acteurs politiques disposent de meilleures incitations, de plus de choix et de plus de droits. »

Mais comment ?

L’article revient longuement sur les batailles réglementaires en cours, tant des législateurs qui tentent d’imposer de nouvelles lois, que des entreprises qui tentent de conserver leurs exemptions de responsabilité. Pour le politiste néoconservateur Francis Fukuyama (@fukuyamafrancis, Wikipédia), les questions de liberté d’expression ne peuvent pas être tranchées par des règles… Pour lui, la solution consiste à augmenter le laisser-faire, en introduisant plus de concurrence. Par exemple en permettant aux gens de choisir les algorithmes qui classeront les contenus de leurs systèmes d’information, comme il l’expliquait dans le magazine Foreign Affairs (c’est l’idée également qui semble animer le projet Bluesky lancé par le patron de Twitter : voire les explications de The Verge ou de Techcrunch). Le risque bien sûr, c’est que cette libéralisation soit un remède pire qu’escompté et ce d’autant que les algorithmes ont déjà tendance à individualiser les stimulations qu’ils nous proposent ! Pas sûr que dans un paysage où chacun choisirait son algorithme de recommandation, les meilleurs ou les plus vertueux s’imposent !

Pour Nathan Matias (@natematias, blog) du Citizens and Technology Lab de l’université Cornell, nous avons au contraire besoin de communautés engagées capables de tester l’impact des systèmes et d’y associer le public. Les plateformes technologiques sont essentiellement autoritaires, rappelle-t-il : pour renverser leur pouvoir, nous devons reprendre le contrôle de nos données et « aider à superviser la conception des expériences algorithmiques, avec « la participation et le consentement individuels à tous les niveaux de décision possibles » ». Pour lui, nous avons besoin de « réglementations dynamiques », afin que les régulateurs ne proposent pas des règles trop tardivement ou ne fantasment pas sur l’illusion d’un démantèlement des plateformes… car le démantèlement risque surtout d’en recréer d’autres, pas nécessairement de les rendre plus responsables, à l’image de la fuite de nombre d’extrémistes des grandes plateformes suite aux évènements de janvier, vers des réseaux sociaux plus obscurs, mais pas plus responsables ! En fait, la régulation algorithmique devrait surtout s’inspirer de la régulation environnementale, estiment Applebaum et Pomerantsev. Pour améliorer l’environnement, il ne suffit pas de réguler la pollution, mais de travailler de concert avec toutes les parties prenantes pour que tous les impacts soient pris en compte. Nous devons apprendre à co-gouverner nos technologies !

Comme le faisait le professeur de droit Tim Wu dans son livre Les marchands d’attention, Anne Applebaum et Peter Pomerantsev rappellent l’histoire de la radio, soulignant combien celle-ci a vite été régulée, par l’État, pour devenir un outil de propagande pour les pays autoritaires comme l’Allemagne ou l’Union soviétique, mais également par les entreprises privées dans les pays plus démocratiques, comme aux États-Unis, ou les pires émissions faisaient les meilleures audiences, comme celle du télévangéliste de Détroit, Charles Coughlin, qui rassemblait des millions d’auditeurs dans des émissions pro-hitlériennes et antisémites. C’est un autre ecclésiastique, écossais, John Reith, qui a eu l’idée d’une alternative en imaginant une radio qui ne soit contrôlée ni par les États, ni par les entreprises : une radio publique, financée par les contribuables, mais indépendante du gouvernement… Cette idée a donné naissance à la BBC dont Reith fut le premier directeur (dans un article pour The New Statesman, Pomerantsev défend le modèle de la BBC a l’heure où elle est menacée de démantèlement !).

Vers des réseaux avec une promesse sociale (et démocratique) explicite

Cet héritage, c’est celui que défend également Ethan Zuckerman (@ethanz dont nous évoquons souvent les travaux sur InternetActu.net), directeur de l’Institut pour l’infrastructure publique numérique de l’Université du Massachusetts à Amherst. Zuckerman défend des réseaux dotés d’une « promesse sociale explicite »… Et propose de financer des réseaux sociaux de services publics par une taxe sur la publicité en ligne. Nous avons besoin de réapprendre à gérer des organisations et des désaccords, explique le chercheur.

À titre d’exemple de ce que ces réseaux d’un autre ordre pourraient donner, Anne Applebaum et Peter Pomerantsev signalent le Front Porch Forum, un forum communautaire à destination des habitants du Vermont qui met en ligne les messages des utilisateurs 24h après qu’ils aient été écrits… Une forme de modération temporelle qui vise à ralentir les discussions pour les pacifier – à l’image d’un slow web que défendent chez nous l’entrepreneur Tariq Krim (@tariqkrim) ou le sociologue du numérique Dominique Boullier (blog) dans son dernier livre Comment sortir de l’emprise des réseaux sociaux (Le Passeur, 2020).

Dans un autre style, c’est ce que propose également Pol.is (@usepolis, blog), maintenu par le Computational Democracy Project (@compdem), une sorte de Twitter sans fonction de réponses et qui construit des consensus par le vote. Pol.is est notamment utilisé à Taïwan, par l’activiste Audrey Tang (@audreyt), responsable de l’espace d’innovation public numérique (@taiwanPDIS, voir les explications que nous donnait Alexandre Detroux sur son fonctionnement). À Taïwan, Pol.is a été notamment utilisé pour produire des recommandations pour l’action gouvernementale en permettant à différentes parties prenantes de construire des concessions sur leurs revendications et produire de nouvelles régulations (par exemple sur l’usage des taxis et d’Uber à Taïwan, sur la régulation d’Airbnb ou sur la vente d’alcool en ligne… Pour arriver à cela bien sûr, il faut accepter d’abandonner aux citoyens une capacité de décision. Comme le souligne Tiago C. Peixoto (@participatory), un politologue basé au Mozambique qui promeut la démocratie participative en ligne, il faut pour cela que les discussions sur ces réseaux aient un impact et que leurs conclusions soient appliquées… Qu’on ne soit pas dans une course à l’innovation participative « à petit pas », aux règles changeantes, dont le processus reste désolidarisé de la décision, et qui produit peu d’effets sur le processus de décision, comme l’expliquait très bien un récent article du Monde en évoquant l’innovation démocratique en France.

Sur Pol.is, à chaque sondage est lié une cartographie du positionnement des participants selon qu'ils sont d'accord ou pas

L’article d’Anne Applebaum et Peter Pomerantsev évoque quelques autres solutions encore, comme la notion – bien moins convaincante à mon goût -, d’identité auto-souveraine (self-sovereign identity) imaginée par l’avocat brésilien Ronaldo Lemos (@lemos_ronaldo), directeur de l’Institut pour la technologie et la société de Rio, qui permet aux gens de continuer à utiliser des pseudonymes sous garantie qu’ils soient reliés à des identités véritables, via un système de certification décentralisé.

Ré-imaginer l’internet via de nouveaux espaces publics numériques

Peut-être que le manque de diversité dans nos pratiques démocratiques est lié à notre manque d’imagination, à notre incapacité à penser différemment ? C’est ce que suggèrent Eli Pariser (@alipariser, qui fut le cofondateur d’Avaaz et d’Upworthy, deux sites web conçus pour favoriser l’engagement politique en ligne et l’inventeur du concept de « bulle de filtre »), et Talia Stroud (@taliastroud, directrice du Center for Media Engagement de l’université du Texas à Austin, @engagingNews) qui ont passé ces dernières années à organiser enquêtes et discussions dans 20 pays, afin de déterminer ce que les gens attendent réellement d’Internet. Dans l’étude qu’ils ont produite (voir cette présentation), ils ont notamment constaté que les super-utilisateurs de Twitter, c’est-à-dire les personnes qui utilisent Twitter plus que tout autre média social, accordent une note élevée à la plateforme pour leur permettre de « se sentir connectés », mais lui donnent de mauvaises notes pour ce qui est d’« encourager l’humanisation des autres », d’assurer la sécurité des personnes et de produire des informations fiables. Les super-utilisateurs de YouTube ont à cœur « d’inviter tout le monde à participer », et ils apprécient que la plateforme le fasse, mais ils ne pensent pas qu’elle fasse un bon travail pour fournir des informations fiables. Les super-utilisateurs de Facebook ont la même crainte et ne sont pas convaincus que la plateforme assure la sécurité de leurs informations personnelles… Les recherches de Pariser et Stroud suggèrent que le menu actuel des options ne nous satisfait pas complètement. « Les gens sont avides d’alternatives – et ils veulent contribuer à les inventer ! »

En janvier 2021, Pariser et Stroud ont organisé un festival en ligne consacré à l’avenir de l’espace public numérique et ont lancé un site et une communauté dédiés à ces enjeux : New Public (@WeAreNew_Public). Alors que le Capitole était envahi, Pariser et Stroud animaient des discussions sur comment construire des algorithmes qui favorisent l’empathie, la compréhension mutuelle, comment concevoir des communautés en ligne qui privilégient les faits et le respect mutuel plutôt que la désinformation, l’indignation et la colère.

Page d'accueil de New Public

Parmi les intervenants, Deb Roy (@dkroy), qui en janvier a lancé le Centre de la communication constructive au MIT qui recense et lance des projets en ce sens. « Aucune de ces initiatives n’a pour vocation de devenir « le nouveau Facebook » », explique-t-il, « mais c’est exactement le but. Elles sont destinées à résoudre des problèmes spécifiques, et non à créer une nouvelle mégaplateforme monolithique ». Pour Pariser et Stroud, « nous devrions considérer le cyberespace comme un environnement urbain (…) : personne ne veut vivre dans une ville où tout appartiendrait à quelques sociétés géantes, où il n’y a que des centres commerciaux et des panneaux d’affichage… Or c’est essentiellement ce qu’est devenu l’internet. Pour s’épanouir, les villes démocratiques ont besoin de parcs et de bibliothèques, de grands magasins et de marchés de rue, d’écoles comme de postes de police, de trottoirs et de galeries d’art. Comme l’a écrit la grande penseuse urbaine Jane Jacobs, le meilleur design urbain aide les gens à interagir les uns avec les autres, et la meilleure architecture facilite la meilleure conversation. Il en va de même pour l’internet. » Nous avons besoin de reconstruire un internet plus sain et l’espoir d’un espace public plus démocratique.

L’internet n’a fait que reproduire et exacerber nos pathologies passées, estiment Applebaum et Pomerantsev ! Mais ce sont des problèmes contre lesquels nos démocraties ne cessent de lutter et qu’elles ont parfois résolus. Pour que l’internet redevienne notre avenir… il nous faut le changer ! Que ce soit avec des réseaux sociaux publics, des réseaux qui ralentissent les conversations… et surtout une plus grande diversité de systèmes.

Ces questions ont les retrouve posées presque à l’identique dans un autre évènement en ligne qui vient d’avoir lieu, Reimagine the internet, organisé sous la houlette d’Ethan Zuckerman ( @EthanZ) dans le cadre de l’Initiative pour une infrastructure publique numérique qu’il s’apprête à lancé à l’université du Massachusetts. Outre les interventions et les débats accessibles en vidéo, le site du Knight First Amendment Institute propose plusieurs documents dignes d’intérêt.

Page d'accueil de l'évènement Re-Imagine the Internet

Pour des « infrastructures » publiques numériques

Tout d’abord, un stimulant essai signé Zuckerman de « défense des infrastructures publiques numériques » – mais qui n’évoque pas la construction d’infrastructures publiques comme des modalités d’authentification gérées par l’acteur public ni des services d’hébergement en nuage pour les données ou systèmes… Zuckerman concentre sa démonstration lui aussi sur la nécessité de diversifier l’offre de médias et réseaux sociaux en proposant de faire naître des services publics de la communication démocratique.

L’avènement d’un internet grand public a profondément déstabilisé les modèles existants de production et de distribution des informations et a créé des entreprises internet hégémoniques et puissantes. Pour Zuckerman, l’une des questions qui se posent consiste à savoir si les modèles commerciaux des entreprises de l’internet sont dangereux pour les citoyens et les démocraties. En fait, les modèles commerciaux adoptés par ces entreprises ne sont ni inévitables ni singuliers, répond-il en évoquant le livre du sociologue Paul Starr, The creation of the media (Basic Book, 2004, non traduit). Or, « parce que nous considérons la domination d’internet par Google, Facebook et d’autres comme inévitables, l’espace de solutions que nous envisageons pour combattre la désinformation, la polarisation et la promotion de l’extrémisme est trop limité. Nous ne pouvons nous contenter de demander à ces plateformes de mieux remplir leurs obligations civiques. Nous devons réfléchir aux technologies que nous voulons et dont nous avons besoin pour que les médias numériques jouent un rôle productif dans les sociétés démocratiques ». Pour le chercheur, « tant que nous resterons attachés à l’idée que quelques grandes entreprises fixent les règles du discours et de la discussion en ligne, nous limiterons l’espace de solutions et d’interventions possibles ». Pour Zuckerman, l’enjeu n’est pas de mettre fin aux grandes plateformes, mais d’imaginer un avenir où elles ne sont pas la seule option disponible, afin de mieux diversifier l’avenir des communications démocratiques.

De l’histoire de la radio…

Pour cela, Zuckerman convoque l’histoire d’autres technologies, à savoir la radio et la télévision, pour regarder comment les sociétés ont réglementé ces technologies. Comme Pomerantsev, Zuckerman revient longuement sur l’histoire de la radiodiffusion de service public en Grande-Bretagne dans les années 20. Il rappelle que, contrairement à ce que l’on pense, la radio s’est diffusée plus rapidement que l’internet : entre le moment où elle est devenue possible (1912) et le moment où elle est devenue une force culturelle puissante (1927), ne se sont écoulés qu’une quinzaine d’années ! 15 années qui ressemblent beaucoup au boom de l’internet de la fin des années 90, mais qui diffèrent fortement par la diversité des modèles économiques qui ont alors éclos.

Dans les années 20, des centaines d’organisations sont devenues radiodiffuseurs aux États-Unis : amateurs bien sûr, mais également nombre d’organisations existantes comme des universités et des églises, mais aussi des grands magasins ou des hôtels. La publicité était alors peu présente. C’est seulement à partir de 1922, quand AT&T a pénétré ce marché, qu’est né le modèle commercial, quand un entrepreneur achète à AT&T dix minutes d’antenne pour 50 dollars ! Les réseaux de stations, qui diffusent un mélange de programmes locaux et de programmes nationaux vont alors s’imposer avec un modèle économique d’annonces publicitaires permettant d’atteindre les marchés locaux et nationaux. CBS et NBC en 1934 réalisent 72 millions de dollars de bénéfices et contrôlent 70 % du marché de la publicité radio. Leur hégémonie a été rendue possible par la loi de 1927 qui crée 93 fréquences, une quarantaine à l’échelle nationale, et l’essentiel assorti de limites géographiques ou temporelles. La « compression » du nombre de fréquences et la politique de diffusion exigeant plusieurs heures de diffusion quotidienne ont considérablement réduit les radiodiffuseurs à but non lucratif, qui ne représentent alors plus que 2 % du marché.

En URSS, l’histoire de la radiodiffusion suit bien sûr une autre logique. Là-bas, on trouvait peu de postes de radio personnels et les programmes étaient diffusés via haut-parleurs dans les usines et sur les places publiques. La radio a été un outil de propagande, via un radiodiffuseur national unique sous contrôle de l’État, qui s’est structuré en même temps que l’industrialisation de l’union soviétique.

Au Royaume-Uni, la nécessité de coordination pour l’attribution de fréquences et la standardisation a conduit à la création de la BBC. Alors que les radiodiffuseurs américains ont bénéficié d’une longue période de réglementation relativement faible, les autorités du Royaume-Uni ont été bien plus interventionnistes, en confiant à la BBC la responsabilité de créer du contenu, lui laissant un monopole important et des revenus, grâce à des droits de licence prélevés sur les récepteurs vendus. Cette stabilité a permis à John Reith, son premier directeur, d’associer la radio à une mission sociale à destination des citoyens : « informer, éduquer et divertir ». Nombre de pays européens ont adopté un modèle similaire en créant des médias de service public. Comme Pomerantsev, Zuckerman rappelle que l’élément important du modèle de la BBC était l’indépendance de sa programmation du contrôle gouvernemental. Cette indépendance a été rapidement mise à l’épreuve. Lors d’une grève nationale des journaux en 1926, la BBC est devenue la seule source d’information du pays et s’est distinguée en donnant la parole tant au gouvernement qu’aux dirigeants syndicaux de la presse de l’époque. « L’expérience unique qu’ont eue les auditeurs d’entendre les deux groupes présenter leurs arguments avec leurs propres voix et mots a transformé la politique britannique et a placé la BBC au centre des dialogues politiques de la nation ». La BBC a innové en réalisant des reportages originaux, en créant des formats d’interview (à une époque où la conférence était la règle), comme des tables rondes et des débats politiques. La BBC n’a pas été que la voix de l’Empire britannique.

Ces différents modèles soulignent l’importance du contexte et de la régulation. Le modèle chaotique de la radio américaine à ses débuts aurait pu devenir le modèle dominant tout comme celui, très protégé de la BBC, qui a longtemps été préservée de la concurrence. Pour Zuckerman, ces exemples soulignent que l’introduction d’une même technologie dépend de contextes politiques et économiques très différents.

… à celle de l’internet…

Comme pour l’avènement de la radio dès les années 1910, la commercialisation d’internet à partir de 1995, a été à la fois une explosion créative et une ruée vers l’or. Le réseau universitaire NSFNet, financé par le gouvernement, qui servait d’épine dorsale à l’internet a été mis hors service et les fournisseurs d’accès internet commerciaux ont commencé à prendre en charge la majorité du trafic. La même année, la NSF a transféré les responsabilités d’enregistrement des noms de domaines au NSI, l’autorisant à facturer ce service, ce qui a entraîné une explosion des ventes de noms de domaines. En 1995 toujours, Netscape s’introduit en bourse.

Nombre de pionniers de l’internet commercial étaient des éditeurs de presse, habitués à un modèle publicitaire par affichage, selon le niveau de tirage et d’emplacement, comme dans les magazines. C’est ce qui a conduit à l’adoption de la publicité par affichage comme modèle économique par défaut, ce qui a entraîné une ruée vers les sites qui généraient le plus de pages vues. D’où le déploiement de sites d’hébergement de contenus d’utilisateurs comme Geocities ou Tripod, qui étaient un moyen simple de démultiplier les pages vues sans passer par de coûteux professionnels – même si la performance publicitaire était souvent très médiocre. Pour l’améliorer, les réseaux publicitaires ont commencé à recueillir des données comportementales sur leurs utilisateurs que les réseaux sociaux ont améliorées. L’efficacité de cette publicité ciblée est sujette à débats, mais cette stratégie par défaut pour monétiser l’internet a placé des entreprises comme Google ou Facebook dans des positions hégémoniques, comme le raconte Shoshana Zuboff dans son livre. Les deux entreprises ont mis en place des réseaux publicitaires puissants et omniprésents, vendant de l’espace non seulement sur leurs sites, mais partout sur le web. Facebook et Google contrôlent 59,3 % du marché mondial des annonces. Leur pouvoir n’est pas seulement lié à leur domination commerciale, mais également à leur capacité à diriger l’attention, ce qui a conduit nombre d’éditeurs à publier directement sur Facebook et à en devenir dépendants. Les Gafams contrôlent donc des parties importantes de l’économie numérique, tant et si bien qu’il est impossible de gérer une entreprise de contenu sans tenir compte de leur omnipotence.

En Chine, Google et Facebook ont peu de pouvoir et d’influence. La censure gouvernementale pour contrôler l’expression en ligne a eu pour effet secondaire de protéger le marché intérieur chinois des concurrents étrangers. Les conversations en ligne y sont bruyantes et plus libres qu’on le pense souvent, rappelle Zuckerman. Si la censure est très présente, les Chinois y réagissent avec créativité. La Chine a construit son propre ensemble de réseaux sociaux comme Sina Weibo, une sorte de Twitter, ou WeChat : mais qui ne sont pas vraiment des copies de services américains ! WeChat pourrait faire penser à WhatsApp, mais c’est oublier que c’est avant tout une place de marché de contenus numériques, une monnaie, un système de paiement et un écosystème qui se relie à d’innombrables applications notamment de taxi et de livraisons. La Chine a finalement créé un écosystème encore plus contrôlé et emmuré que les environnements proposés par Google ou Facebook. Contrairement au contrôle de la radio par l’État en URSS, le contrôle chinois à conduit à une concentration hypercapitalistique. Zuckerman rappelle d’ailleurs que la Chine n’est pas le seul pays à avoir créé une culture internet nationale spécifique. C’est également le cas de la Corée du Sud ou de la Russie. Si les plateformes y sont moins censurées que les plateformes chinoises, l’État y exerce néanmoins une influence sensible, ce qui suggère une certaine vulnérabilité du modèle de l’internet local à la censure d’État.

Entre les modèles de monopoles capitalistes et d’hypermonopoles locaux, il existe un troisième modèle économique bien moins répandu. C’est celui de Wikipédia, l’un des sites les plus populaires au monde, qui n’accepte pourtant aucune publicité, ne trace pas ses utilisateurs et ne vend pas leurs données. Wikimedia, l’organisation mère de Wikipédia, est un organisme à but non lucratif – une caractéristique propre à nombre de services alternatifs comme Open Street Map ou Signal, pourrait-on souligner : le fait qu’elles ne soient pas des entreprises explique certainement qu’elles ne relèvent pas du modèle de capitalisme de surveillance, et ce alors que le soutien à l’innovation technologique est tout entier tourné à l’aide aux jeunes pousses dont ne relèvent pas ces structures – doté d’un budget annuel de 80 millions de dollars par an. Wikipédia ne dépense que 0,15 % du budget annuel Facebook pour servir une base d’utilisateurs comparables. Sa principale source de revenus provient de dons et de petites contributions individuelles. Ce modèle exemplaire reste difficile à répliquer, pointe le chercheur. Wikipédia est le seul site non commercial parmi les 100 premiers sites mondiaux. Il est une forme de « média de service public », qui ressemble plus à la radio publique américaine que britannique (financée par un mélange de dons des auditeurs et un parrainage commercial plutôt que par une redevance, comme pour la BBC). Ses décisions sont motivées par un ensemble de valeurs liées à l’accès à la connaissance et non par les signaux du marché. « Le fait qu’elle soit capable de survivre sans soutien gouvernemental ni redevance n’est pas un argument contre le soutien public aux médias – c’est plutôt une invitation ouverte à se demander quels autres services nous pourrions construire si nous innovions plus souvent en dehors de la logique des marchés ». La double victoire des modèles américains et chinois a tendance à faire paraître les autres modèles comme irréalisables, mais cela étouffe plutôt la diversité des modèles possibles, estime Zuckerman : les nouveaux médias et services doivent être rapidement viables via la publicité ou l’abonnement.

… à la télé

En 1961, le jeune avocat démocrate Newton Minow est devenu président de la Commission fédérale des communications des États-Unis. Depuis les années 50, la télé était devenue le média phare des États-Unis, mais un scandale lié à des jeux télévisés truqués avait ébranlé le secteur et initié la nécessité d’une réglementation. Minow décrivit alors les programmes proposés par les chaînes de télévision comme un « vaste terrain vague ». Il faudra pourtant attendre 1967 pour que soient créés les réseaux publics de télévision (PBS) et de radio (NPR), comme médias complémentaires aux offres commerciales. PBS a été conçue comme une réponse à la défaillance des marchés, notamment en investissant le créneau des programmes éducatifs, à l’image du célèbre Sesame Street. Aujourd’hui encore, PBS et NPR sont considérées comme les marques de médias les plus fiables par les Américains. Mais pour Zuckerman, ce qu’il faut en retenir, c’est qu’aux États-Unis, la radiotélédiffusion publique est apparue, même tardivement, comme un moyen de remédier aux défaillances du marché.

Vers des médias numériques de services publics ?

John Reith et ses collègues ont imaginé la BBC comme une force puissante et prosociale, capable d’éclairer le public britannique. Leur modèle de revenus leur permettait de soutenir des expériences innovantes et la structure institutionnelle de prospérer, tout en favorisant certaines valeurs. Le succès de Wikipédia ou des modèles du logiciel libre suggère que les projets axés sur les valeurs ont toujours un rôle important à jouer. La fondation Mozilla (@mozilla) par exemple a soutenu nombre de projets prosociaux en ligne, pourtant, il n’y a jamais eu de mécanisme (à l’échelle nationale au moins) comparable à ce qu’ont été la radio et télédiffusion publiques pour soutenir l’innovation prosociale en ligne. Pourtant ces exemples montrent qu’il est également possible de corriger les défaillances du marché par la création de médias publics ambitieux. Pour Zuckerman, nous devons réfléchir de manière créative à ce que nous pourrions faire si nous construisions des médias numériques de service public avec la vitalité et l’envergure de ce qu’a été la BBC. Il faut s’interroger sur son financement et plus encore sur ce qu’ils devraient proposer et comment.

Pour le financement, Zuckerman propose très simplement de taxer la publicité en ligne à hauteur de 1 % [ce qui est très mesuré pourrait-on remarquer, à l’heure où la règle dans les services numériques tourne plutôt autour de commissions à 30%, ce qui pourrait être un niveau d’inspiration], ce qui permettrait de créer rapidement un fond de 1 à 2 milliards de dollars par an. Une taxation d’autant plus facile que ce marché est très centralisé. En mai 2019, l’économiste Paul Romer (Wikipédia, @paulmromer) a proposé une taxe progressive sur les revenus publicitaires numériques conçue pour encourager les plateformes à explorer d’autres modèles que la publicité ciblée. La journaliste Emily Bell (@emilybell), directrice du Tow Center pour le journalisme numérique de Columbia a proposé la création d’un fonds de dotation pour soutenir le journalisme indépendant également depuis une taxe sur la publicité numérique.

Les recettes publicitaires de la presse sont en baisse, rappelle Zuckerman, et cette dotation ne suffirait pas à combler le trou de revenus que les journaux et magazines connaissent du fait de la concurrence de la publicité numérique. Enfin, le soutien direct à la production d’information est peut-être plus difficile qu’il ne l’était dans les années 20 ou 60, rappelle Zuckerman, en raison d’une défiance à l’égard de l’information. Cela suppose donc de trouver un large consensus sur la nécessité de l’information en tant que bien public pour la santé des démocraties… On pourrait également utiliser ces fonds pour soutenir des études sur les effets sociaux des plateformes, pour autant que les chercheurs puissent avoir un meilleur accès aux données et calculs de ces plateformes. Mais surtout, estime Zuckerman, l’enjeu serait de créer de nouveaux outils et services que les modèles de marché n’ont pas pu ou voulut soutenir. À l’image des programmes d’aides de la Fondation Mozilla ou de ceux de Public Spaces (@public_spaces), une organisation néerlandaise qui regroupe diffuseurs et institutions publiques pour leurs fournir des services numériques dédiés.

Principes pour des médias numériques de services publics

Ethan Zuckerman esquisse quelques principes permettant de structurer le soutien à ces médias de services publics (que nous avions déjà en partie abordé en conclusion de cet article). Ce n’est pas le modèle économique qui caractérise un outil de service public, mais ses valeurs et objectifs. Les modes de financement peuvent être divers, mais l’esprit public, lui, reste assez unique.

Un autre principe qui pourrait guider l’aide publique, serait de soutenir des modèles « pluriels dans leur objectif », c’est-à-dire divers par nature. Le chercheur souligne d’ailleurs combien nous manquons de diversité. Facebook vit de 2 milliards d’utilisateurs, mais les problèmes qu’il rencontre tiennent pour beaucoup au constat que cette taille unique ne convient pas à tous. La militante Bahreïnienne Esra’a al Shafei (Wikipédia, @ealshafei) a créé Majal (@majalorg), un « amplificateur des voix sous-représentées » qui a construit plusieurs plateformes pour promouvoir la diversité et la justice sociale et notamment Ahwaa (@ahwaaorg, voir également ces explications) un réseau social spécialement conçu pour les adolescents LGBTQ du Moyen-Orient. C’est un réseau anonyme et sans images, afin que les utilisateurs ne puissent être persécutés. « Pour éviter que les trolls ne perturbent l’espace, les participants ne sont pas autorisés à commenter avant de s’être connectés un certain nombre de fois pour lire et ne peuvent pas ouvrir de nouvelles conversations avant d’avoir posté un certain nombre de commentaires de soutiens. Ce ne sont probablement pas les bonnes règles pour discuter avec vos amis du lycée sur Facebook, mais elles sont appropriées pour une communauté qui est hautement surveillée et persécutée. »

Page d'accueil de Ahwaa

Les outils de médias numériques du service public ne devraient pas avoir pour objectif de dominer leurs marchés par la taille, rappelle Zuckerman. Ils devraient au contraire soutenir des objectifs de diversité. « Un modèle de médias numériques de service public permet à une diversité de plateformes de servir une diversité de cultures avec des outils adaptés et appropriés localement, probablement en donnant aux communautés plus de contrôle sur les règles qui régissent ces nouveaux forums et sur la manière dont elles sont appliquées ».

Couverture du livre Bowling AloneEnfin, Zuckerman insiste sur la participation à la gouvernance. Il revient sur le constat que dressait le politologue Robert Putnam (@RobertDPutnam, Wikipédia) en 2001 dans son livre Bowling Alone, qui montrait qu’aux États-Unis, l’implication des gens était passée d’organisations civiques basées sur le voisinage à des organisations de lobbying basées sur l’adresse. Les associations locales avaient certes des défauts, celles d’exclure les gens en raison de leur statut social ou de leur identité, mais fournissaient un réseau de liens lâches et denses. Par contre, elles permettaient de former les citoyens à d’innombrables formes de participation [« les pratiques », chères à Toqueville].

Bien sûr – mais il est certainement moins nécessaire d’y revenir -, la dernière caractéristique de ces médias et outils repose sur leur transparence, c’est-à-dire sur le fait qu’ils soient ouverts, auditables, examinables.

Il manque certainement quelques principes essentiels dans ce trop court catalogue. Notamment, la question de l’indépendance et des formes organisationnelles qu’elle implique. Comment assurer l’indépendance de ces réseaux sociaux publics, notamment face au risque d’ingérence des autorités publiques ? Dans sa démonstration, Zuckerman évoque assez peu la forme organisationnelle capable d’assurer l’indépendance. S’agit-il d’entreprises publiques, d’associations ou d’institutions indépendantes, de régies de services, de Communs numériques… ? La question reste visiblement ouverte…

Désormais, nous apprenons les leçons de la participation via des plateformes et outils en ligne, où les participants sont également souvent des modérateurs bénévoles, à l’image de la plus populaire d’entre elles, Reddit, souvent analysée par les chercheurs. En ligne, nombre de questions de participation deviennent des questions de modération, des questions de règles et d’étiquettes, plus encore des questions de classements algorithmiques. Pour Zuckerman, l’opportunité de construire de nouvelles plateformes offre la possibilité de concevoir leurs fonctionnements autrement, notamment pour qu’elles soient transparentes quant à leurs opérations et qu’elles permettent aux utilisateurs de participer à leur définition. Pour Zuckerman, à l’image de Gobo.social (ce démonstrateur pour « paramétrer nos bulles de filtre » des médias sociaux qu’il avait initié dès 2017), il est nécessaire de concevoir des systèmes plus complexes, permettant aux gens de tester et d’expérimenter. Pour Zuckerman, il y a beaucoup à inventer ! Que ce soit un système de recherche transparent et auditable pour proposer une alternative à Google. Un réseau publicitaire non-surveillant, à l’image de ce que propose Sunil Abraham (@sunil_abraham, Wikipédia) du Centre for Internet and Society de Bangalore (@cis_india), à savoir un réseau publicitaire basé sur l’analyse automatique du contenu d’une page web pour en déterminer les informations de ciblage croisées aux lieux de provenance de l’utilisateur par exemple, afin de limiter la surveillance. Ou encore en explorant plus avant le modèle du parrainage, très utilisé dans le podcast par exemple, qui suggère également que d’autres formes de réseaux publicitaires sans surveillance des utilisateurs sont possibles.

Les médias numériques de service public devraient contribuer à créer un écosystème de réseaux sociaux alternatifs, à d’autres échelles. Zuckerman rappelle que l’échelle des médias sociaux mondiaux actuels aggrave les problèmes de désinformation, de polarisation et de chambre d’écho. La centralisation d’un réseau comme Facebook signifie qu’une campagne de désinformation qui réussit au Myanmar peut-être demain tentée dans le Maryland. L’opacité de ces réseaux empêche enfin de résoudre les problèmes : seul Facebook peut résoudre les problèmes de Facebook ! Pour Zuckerman, l’enjeu est de construire des alternatives capables de répondre aux besoins de communautés locales ou d’intérêts. L’enjeu consiste à trouver « des approches, des règles, des normes, des stratégies plus tolérantes, plus équitables »… plus saines. À l’image de WikiTribune Social (Wikipédia), qui se présente comme un réseau social « non toxique » ou comme Gell.com, un réseau social de controverses.

Reste que le véritable impact civique d’une vague d’innovation dans des réseaux sociaux spécialisés, souligne le chercheur, n’est pas tant d’apprendre à mieux gérer les communautés en ligne. Pour Zuckerman, l’enjeu principal consiste à mieux comprendre la complémentarité entre processus civiques en ligne et hors ligne, qui imagine ainsi un réseau social actif pour améliorer la gouvernance municipale de la ville où il habite.

Créer des médias numériques de service public ne se fera pas du jour au lendemain. On ne créera pas facilement des contrepoids puissants aux modèles de surveillance et de censure des grandes plateformes existantes. Ce n’est d’ailleurs pas nécessairement l’objectif. L’enjeu, n’est pas tant la puissance, que « de disposer d’outils plus adaptés aux contextes qu’ils traversent ». Zuckerman défend néanmoins le besoin d’un renforcement de l’interopérabilité par la législation, afin de permettre aux utilisateurs d’avoir accès à des formes de lecteurs RSS de différents médias sociaux, leur permettant de continuer à suivre les grands réseaux auxquels ils participent et de s’adapter aux petits réseaux sociaux spécialisés, afin d’aider les utilisateurs à les intégrer à leurs routines. Mais promouvoir l’interopérabilité n’aura pas d’impact sans une vague d’innovation en faveur de nouvelles infrastructures publiques numériques. Pour Zuckerman, l’enjeu consiste aussi à arrêter de lutter contre la surveillance ou de se battre pour limiter le pouvoir des plateformes, pour défendre des visions positives vers lesquelles travailler. Gouvernements et philanthropes devraient concentrer leurs financements vers des innovations de services publics numériques, estime le chercheur. C’est à nous de construire l’environnement médiatique que nous souhaitons, conclut le chercheur !

En complément, Ethan Zuckerman et Chand Rajendra-Nicolucci (@chandrn_) viennent de publier « un guide de terrain illustré sur les médias sociaux alternatifs » qui reprend les billets de blog publiés sur Knight en préfiguration de l’évènement – les chercheurs ont même ouvert un formulaire pour leur aider à documenter des alternatives. L’idée de ce guide consiste à cartographier les médias sociaux alternatifs, notamment via une grille de lecture assez simple consistant à documenter leur mode opératoire et leur logique en matière de technologie utilisée, de modèles économiques, d’idéologie, de gouvernance et d’affordances. Permettons-nous de recommander en complément, encore quelques-uns de ces billets.

De la logique locale : passer de la modération réactive à proactive

Tout d’abord celui sur les plateformes locales. Les deux chercheurs s’intéressent d’abord à Nextdoor, ce réseau d’information hyperlocal de surveillance, souvent raciste et particulièrement toxique (voir notre article). À celui-ci, ils opposent le Front Porch Forum (FPF), créé en 2000 par Michael et Valerie Wood-Lewis, sous forme d’un forum communautaire pour les habitants de quelques villes et comtés du Vermont. Qui a été décliné en plusieurs versions locales jusqu’à s’étendre à l’ensemble de l’État via l’aide de subventions gouvernementales. Contrairement à Nextdoor, FPF fonctionne par la modération proactive : chaque message envoyé est examiné avant publication pour vérifier qu’il respecte le code de conduite du site (qui interdit les attaques personnelles et les comportements qui ne vont pas dans le sens du développement de la communauté). Cela permet de maintenir une discussion amicale et constructive, alors que sur Nextdoor, la modération est surtout réactive. Elle est largement prise en charge par la communauté également, mais sur Nextdoor, la personne qui lance le forum de quartier en devient le modérateur par défaut et en a le monopole. Les gens ne peuvent pas créer un forum concurrent sur le même quartier, même s’ils ne sont pas d’accord avec les pratiques du modérateur. Même chose pour FPF, mais les utilisateurs, en cas de problème, peuvent faire appel à des modérateurs professionnels. Très concrètement, on voit bien l’influence de la structure de gouvernance. D’un côté, pour Nextdoor, la modération est partiale et orientée. Suite aux manifestations Black Live Matters par exemple, de nombreuses personnes ont été bannies quand elles ont prôné la solidarité avec les manifestants, alors que les messages racistes ou incendiaires y demeurent largement impunis. L’autre différence essentielle, comme nous l’avons déjà noté, c’est la temporalité. Sur Nextdoor, dès que vous postez quelque chose, cela apparaît, ce qui signifie que les commentaires peuvent rapidement dégénérer et s’envenimer. Sur FPF, les messages et réponses sont publiés une fois par jour. Ce rythme plus lent incite les utilisateurs à réfléchir davantage à ce qu’ils disent. La question est de savoir si le FPF peut-être reproduit, ou s’il est le produit des normes sociales et de la relative homogénéité ethnique et culturelle du nord de la Nouvelle-Angleterre. Pour l’instant, les chercheurs se veulent plutôt optimistes. « Nous pensons qu’une plateforme qui prend la gouvernance au sérieux, qui est conçue dans un but précis et qui a des liens avec les communautés qu’elle sert peut réussir partout ».

Ces plateformes de logique locale partagent de nombreuses caractéristiques avec les plateformes de médias sociaux traditionnels, mais elles restent par nature limitées et ont tendance à avoir des exigences strictes en matière d’identité. En matière de technologie : la plupart des plateformes locales utilisent des technologies centralisées (une plateforme qui peut être reproduite plusieurs fois), alors qu’elles pourraient avoir des besoins différents. Les modèles de revenus peuvent être variés, allant de la publicité (Nextdoor) à l’abonnement (MyCoop). FPF s’appuie sur la publicité, les abonnements et quelques dons et subventions. La force des plateformes locales tient au fait qu’elles peuvent proposer des publicités locales. En matière de gouvernance, il n’y a pas de modèles vraiment établis, mais souvent, elles exigent des utilisateurs qu’ils utilisent leurs noms réels ou une preuve de leur résidence. Mais on le voit avec Nextdoor, le fait d’avoir recours aux vrais noms n’empêche ni les contenus préjudiciables ni les formes de harcèlement… Ces plateformes sont sensibles à la désinformation, à la paranoïa, au racisme et aux conflits. Les fonctions qu’elles proposent et sa gouvernance peuvent jouer un rôle majeur et orienter la plateforme vers plus de division et de conflit ou plus d’unité et de consensus.

Des médias avec des opinions et des objectifs

Un autre billet revient sur la logique civique des médias sociaux alternatifs, celui de proposer des plateformes avec une opinion et des objectifs. Les chercheurs rappellent la déception de Wael Ghonim, ce jeune égyptien qui avait ouvert une page sur Facebook fin 2010 (« Nous sommes tous Khaled Said ») qui attirait l’attention sur la mort d’un jeune homme par la police égyptienne devenu le point de ralliement des protestations qui ont mené à la fin du régime de Moubarak (voir l’un de nos articles). En 2014 pourtant, le résultat du printemps égyptien n’était pas à la hauteur des attentes. Ghonim a donc lancé un nouveau média social, Parlio, pour créer d’autres conversations militantes. Ouvert sur invitation, son objectif n’était pas d’atteindre des milliards d’utilisateurs, mais une poignée de leaders et de militants, afin de créer une réflexion pour créer un changement politique durable. Plutôt que de prôner la libre expression, Parlio a défini une étiquette, mais, après s’être ouvert au grand public, il a été racheté par Quora début 2016. Les conversations y étaient civiles et sérieuses, mais il n’a pas remplacé Facebook ni réussi à créer une base d’utilisateurs stable et croissante. Malgré cet échec, les réseaux sociaux civiques, qui proposent un objectif social spécifique, restent intéressants. Au Bahreïn, Esra’a al Shafei a créé plusieurs communautés en ligne dédiées à la libre expression : Mideast Tunes, une plateforme pour partager de la musique pour le changement social ; Crowdvoice.by pour amplifier les campagnes des ONG… Et surtout, depuis 2011, Ahwaa, une plateforme pour les jeunes LGBTQ du Moyen-Orient. Ce réseau social sans images (pour éviter les menaces et la répression) est un réseau ludique : vous gagnez des points en faisant des commentaires ou en créant des contenus que les autres utilisateurs trouvent utiles. Ces points donnent des privilèges, comme la possibilité d’organiser des salons de discussion ou d’envoyer des messages privés. L’enjeu de ces fonctionnalités est de protéger les utilisateurs du harcèlement en rendant difficile l’accès aux contenus sensibles. Ahwaa ne convient pas à tout le monde. Nombre de jeunes LGBTQ, même au Moyen-Orient, préfèrent des réseaux où ils peuvent partager des photos… Mais son but n’est pas de remplacer les réseaux sociaux ou réseaux de rencontres existants. Il est d’offrir des espaces singuliers pour tenir des conversations qu’il n’est pas possible de tenir ailleurs. Les réseaux civiques, comme les appellent Ethan Zuckerman et Chand Rajendra-Nicolucci, n’ont pas vocation à rassembler des millions d’utilisateurs. Ils fonctionnent souvent selon des logiques très différentes. Gell.com est un réseau de controverses : l’enjeu est de présenter les meilleurs arguments de questions politiques difficiles, comme « Faut-il interdire les voyages en raison du Coronavirus ? » et de proposer chacun d’entre eux au vote. La participation est soigneusement structurée. Pour Loren Bendele (@lcbe), son fondateur, il y a peu de comportements abusifs sur Gell et peu de modération, malgré la nature politique et controversée des contenus. Même chose sur vTaïwan, où les utilisateurs ne peuvent pas répondre aux messages (afin de décourager les trolls et encourager les conversations constructives) et qui votent positivement ou négativement pour générer des cartes de débats en créant des groupes de ceux votant de la même manière. Le but est de mieux montrer où se trouvent les divisions et les consensus. Le but ensuite est de faire des propositions permettant de casser les clivages.

Ces types de plateformes sont autant d’exemples de la logique civique, comme alternatives aux grands réseaux. L’exigence de participation dans ces espaces soigneusement conçus peut rebuter de nombreux utilisateurs. vTaïwan par exemple ne compte que 200 000 participants dans un pays de 23 millions d’habitants. Parlio, Ahwaa, Geel et vTaïwan représentent les visions « civiques » de leurs fondateurs. Pourtant, c’est en se référant à Reddit, l’un des sites qui fait souvent l’actualité pour ses communautés particulièrement toxiques, qu’on peut trouver l’inspiration pour créer des espaces civiques, expliquent encore les chercheurs. Sa gouvernance en effet est assurée par des administrateurs bénévoles en charge de chaque sous-communauté qui ont chacune leurs propres règles. Sur la communauté populaire où les gens partagent des photos d’animaux drôles et mignons, il est interdit de publier des images d’animaux mourants ou malades. Si vous voulez changer les règles, les utilisateurs peuvent créer un sous-canal ou tenter de devenir modérateurs (mais pour cela, il faut déjà le devenir dans les canaux mineurs, les communautés les plus populaires n’ayant que des modérateurs expérimentés). Reddit est loin d’être un modèle démocratique, rappellent les chercheurs… Tous les modérateurs ne sondent pas la communauté avant de modifier les règles et les « drames » proviennent souvent de modérateurs qui prennent des décisions en décalage avec leurs communautés. Mais les canaux les mieux modérés sont assurément des modèles en matière de modération.

Pour Zuckerman et Rajendra-Nicolucci, alors que Gell ou Parlio nous encouragent à nous investir dans des conversations productives, Reddit permet d’exercer « nos muscles civiques ». Les modérateurs bénévoles y acquièrent une formation pratique en politique, tout comme à d’autres époques, les participants à des mouvements associatifs de quartier l’éprouvaient. Ils apprennent à nous socialiser, à nous organiser, à trouver les moyens de créer des modalités qui fonctionnent, à faire des compromis sur des questions difficiles, à écouter ceux avec qui nous sommes en désaccord…

Bien sûr, les réseaux civiques ne sont pas viables économiquement. Ils n’ont pas suffisamment de trafic ou d’utilisateurs pour cela. Global Voices par exemple dépense 1 million de dollars par an de fonds provenant essentiellement de donateurs, pour soutenir une équipe internationale de rédacteurs et de traducteurs. Nombre de forums électroniques ne coûtent que le coût de leur hébergement… Pourtant, pour beaucoup de ces réseaux, la survie est difficile. Leur meilleur avenir est qu’ils soient considérés comme des biens publics, comme le sont les bibliothèques ou les parcs publics, en tout cas de trouver des modalités pour leur financement.

Mais plus encore, il est nécessaire, pour les défendre, de s’attaquer au problème des effets de réseaux et d’attention. Si vous utilisez Facebook – ce ne veut pas dire que vous pensez que cet outil est efficace ou que ses valeurs correspondent aux vôtres -, vous y êtes d’abord parce que nombre de vos relations y sont. Les réseaux alternatifs doivent non seulement attirer votre attention, mais également vous convaincre de rejoindre des espaces différents où trouver des modalités pour relier réseaux existants et nouveaux réseaux. Le projet Gobo, initié par Ethan Zuckerman est en train de créer un client de médias sociaux compatible à la fois avec les réseaux civiques et les grands réseaux existants… Reste que nos interactions en ligne, pour l’instant, se font majoritairement dans l’équivalent numérique des centres commerciaux, contrôlés par de grandes entreprises, conçus pour maximiser les recettes publicitaires et qui ne proposent pas des espaces qui améliorent notre vie sociale et civique. Il est indispensable de tirer les leçons des réussites et des échecs des plateformes civiques pour sortir des centres commerciaux de l’internet et créer l’équivalent de nos parcs, de nos terrasses de cafés, de nos centres associatifs ou de nos conseils municipaux… concluent les chercheurs.

Centralisé ou décentralisé ?

Signalons enfin un dernier billet. Dans celui-ci, Ethan Zuckerman et Chand Rajendra-Nicolucci reviennent sur la suspension, par Twitter du compte de l’avocat progressiste Sanjay Hegde en Inde, qui a déclenché un débat national sur les pratiques de modération de Twitter, beaucoup reprochant à l’entreprise ses pratiques discriminatoires, consistant à suspendre régulièrement des militants et des minorités, alors que les propos des nationalistes hindous contre les musulmans, eux, n’étaient jamais inquiétés. Ces évènements ont conduit nombre d’utilisateurs en Inde à basculer sur Mastodon (Wikipédia).

Ces séquences sont assez classiques, soulignent les chercheurs. Un groupe de gens trouve les plateformes dominantes inadaptées et migre vers une alternative qui promet plus d’autonomie. C’est également le cas pour la communauté d’extrême droite Gab ou bien d’autres communautés. « Les plateformes décentralisées permettent de créer des communautés en ligne avec toutes sortes de règles différentes, tout en conservant, souvent, la capacité de s’interopérer avec les réseaux existants ». Mastodon est une alternative qui relève d’une logique décentralisée, qui favorise l’autonomie et la confidentialité. Par design, elle implique une forme d’absence de contrôle, en tout cas une gouvernance bien moins centralisée et une surveillance bien plus difficile qu’elle n’est possible sur Twitter ou Facebook. Au lieu d’entreprises qui dictent leurs règles pour tout le monde, sur les médias sociaux décentralisés, les instances réagissent selon des règles différentes. C’est un peu comme le courrier électronique, expliquent les chercheurs. Vous pouvez utiliser une grande variété de services pour envoyer et recevoir des messages. Cette interopérabilité forte permet d’ailleurs d’utiliser le courrier électronique comme un moyen d’authentification pour tous les autres outils internet et permet même de gérer ses propres publications sous forme de lettres d’information électroniques…

Les partisans des médias sociaux décentralisés soulignent qu’ils nous ramènent au temps où les protocoles dominaient l’internet sur les plateformes. Ils affirment que la décentralisation permet un meilleur contrôle de sa vie privée tout en minimisant l’impact des trolls, des discours de haine et de la désinformation. Reste pourtant à ces médias sociaux décentralisés à trouver un modèle de revenu durable et à maintenir une base d’utilisateurs significatifs en rapport avec leur modèle de revenu. En matière de technologie, les plateformes décentralisées à la Mastodon utilisent des technologies décentralisées comme des serveurs fédérés et un protocole adapté (ActivityPub) qui permet aux différentes instances de Mastodon de communiquer entre elles (ainsi qu’à d’autres plateformes d’ailleurs). En matière de modèle économique, les plateformes décentralisées dépendent souvent de dons ou d’abonnements pour leurs revenus. Eugen Rochko (@Gargron), le fondateur et principal développeur de Mastodon, reçoit actuellement via Patreon environ 6 000 dollars par mois pour se payer et financer l’hébergement et la modération de l’instance mastodon.social. Mais trouver des revenus durables pour les plateformes décentralisées est souvent un problème et un obstacle important à leur croissance et à leur durabilité. De nouveaux modèles de revenus devront peut-être émerger pour soutenir une croissance durable. Enfin, en matière d’idéologie, l’objectif principal de ces plateformes est l’autonomie et la confidentialité. Rochko a créé Mastodon pour créer un Twitter tel qu’il voulait qu’il fonctionne. Diaspora (Wikipédia), une autre instance de réseau social distribué, a été créée en réponse à une conférence d’Eben Moglen qui décrivait les réseaux sociaux centralisés comme de l’espionnage gratuit. Reste que le coût à changer de plateforme est élevé, et ce alors que les réseaux centralisés ont des interfaces souvent plus soignées et plus séductrices. D’où le fait que les plateformes décentralisées peinent à attirer des utilisateurs et servent principalement les personnes pour lesquelles les plateformes centralisées ne sont pas adaptées. Enfin, il est souvent plus difficile d’utiliser des outils décentralisés que centralisés… On estime que Mastodon compte probablement 3 millions d’utilisateurs, soit 1 % de la base d’utilisateurs de Twitter.

En matière de gouvernance, dans les plateformes décentralisées, elle est assurée par la communauté : chaque instance Mastodon a ses propres règles appliquées par les administrateurs de l’instance. Sur d’autres plateformes décentralisées P2P comme Manyverse, les utilisateurs contrôlent la modération en bloquant les autres utilisateurs. Certaines plateformes comme Planetary.social proposent une modération centralisée qui ne s’appliquent qu’aux utilisateurs de Planetary.social, mais le contenu modéré reste disponible pour les utilisateurs d’autres plateformes construites sur le même protocole fédéré. Comme aucune entité centrale ne peut imposer de modération sur l’ensemble du réseau, les plateformes décentralisées doivent recourir à des méthodes indirectes de modération : par exemple pour être répertoriées sur le site officiel de Mastodon, une instance doit accepter de respecter la convention, « Mastodon Server Covenant », qui prévoit des « engagements de modération active contre le racisme, le sexisme, l’homophobie et la transphobie », de disposer de sauvegardes quotidiennes, d’accorder un accès d’urgence à la modération à plus d’une personne… Ces méthodes indirectes visent à garantir une expérience plus sûre aux utilisateurs. Reste que la décentralisation des formes de gouvernance permet l’émergence d’un large éventail de communautés selon des normes et des standards différents. Mastodon abrite des instances ayant des politiques strictes en matière de harcèlement, mais également des instances d’extrême droite. Quand Gab a basculé sur Mastodon ou quand L’État islamique a rejoint Diaspora, les serveurs ont surtout bloqué les contenus provenant des serveurs et comptes de ces instances… Les utilisateurs de Gab peuvent voir les contenus de leurs serveurs et les quelques personnes qui acceptent de se fédérer avec lui ; le reste de l’univers Mastodon s’est fonctionnellement fermé à Gab et à ses contenus…

La convention de serveurs de Mastodon

Cette structure de gouvernance signifie que la communauté à laquelle on appartient détermine ce qu’on peut voir ou pas. En terme d’affordances, les possibilités offertes par ces plateformes diffèrent et reflètent les plateformes dominantes dont elles s’inspirent. Mastodon est un clone de Twitter, PeerTube est un clone de YouTube, et Planetary.social ressemble quelque peu à Facebook. La différence, pour leurs promoteurs, repose sur les technologies et les valeurs.

Si les plateformes décentralisées sont très intéressantes, soulignent les chercheurs, parce qu’elles rappellent le web originel, pour autant, expliquent-ils, il n’est pas sûr qu’elles puissent relever leurs limites comme de dépasser les effets de réseau massifs que proposent les plateformes centralisées. Pour réussir, soulignent-ils, elles auraient besoin de s’allier avec les autorités pour forcer la main aux plateformes centralisées afin qu’elles adoptent des normes ouvertes et la portabilité. Pour réussir, soulignent avec finesse Ethan Zuckerman et Chand Rajendra-Nicolucci, il faudrait que les plateformes décentralisées parviennent à convaincre les autorités qu’elles espèrent transcender ! Pas si simple, effectivement !

Hubert Guillaud

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  1. Demandons d’abord à l’état de mettre fin aux licences audiovisuelles, puis de garantir la neutralité des réseaux de diffusion et de distribution, d’interdire aux fournisseurs d’accès de se mettre en concurrence de leurs clients. C’est la base : pour l’instant l’état voudrait transformer l’Internet en télévision, donc c’est problématique.

    Ensuite, avant d’espérer que l’état entre dans un rapport de force pour limiter la centralisation des plateformes, on peut exiger que l’état arrête de rentrer dans un rapport de force avec les acteurs privés pour exiger d’eux d’être dans des logiques de centralisation. Je veux dire, avant même de voir en l’état l’acteur idéal pour produire des services alternatifs, remarquons que l’état lutte contre les servies alternatifs et même participe à la production de services privatifs, fermés et abusifs.

    « Si les plateformes décentralisées sont très intéressantes […] elles auraient besoin de s’allier avec les autorités pour forcer la main aux plateformes centralisées afin qu’elles adoptent des normes ouvertes et la portabilité. »
    Sauf que les autorités de leur côté essayent de s’allier avec les plateformes centralisées pour forcer la main des plateformes décentralisées afin qu’elles adoptent des normes de fermeture et de captivité.
    Je crois que vous n’avez pas identifié quel était l’acteur le plus réfractaire à vos ambitions, et que vous l’avez même au contraire identifié comme étant un allié potentiel… je pronostique l’échec de cette approche.

    1. @Ropib : si j’aime beaucoup les propos d’Ethan Zuckerman, je pense effectivement qu’ils sont hélas un peu déconnectés de nos réalités. A l’heure où les services publics ont plutôt tendance à être démantelés ou incités à trouver leurs ressources propres, imaginer leur retour semble plus difficile qu’esquissé. Tout comme vous, je constate effectivement que les plateformes centralisées conviennent parfaitement aux autorités et je suis entièrement d’accord avec vous, l’Etat est aujourd’hui l’acteur en défaut sur tous les plans, pas un allié.

  2. Plus radical que Zuckerman, le chercheur Michael Kwet évoque la nécessité de développer un « socialisme numérique ».

    Nous avons perdu le goût de la Big Tech explique le chercheur Michael Kwet (@michael_kwet) dans une tribune pour AlJazeera. Mais plutôt que de démanteler les grands médias sociaux qui semblent la source de tous nos maux, Kwet propose de les nationaliser. C’est-à-dire de passer à un « socialisme numérique », en plaçant la propriété et le contrôle des plateformes directement entre les mains des gens. Pour l’universitaire, le démantèlement ne changera pas les comportements nuisibles des grands réseaux qui reposent sur l’exploitation publicitaire. L’autre solution, favoriser l’interopérabilité des réseaux, n’aura pas d’effets non plus sur leurs modèles d’affaires prédateurs. Pour Kwet, il est nécessaire de transformer les plateformes d’entreprises à but lucratif à celui de biens communs mondiaux. « Pour y parvenir, nous devons adopter des lois imposant des solutions technologiques décentralisées, libres et ouvertes à l’écosystème des médias sociaux. Les grandes entreprises technologiques seraient obligées de renoncer aux données des utilisateurs, et l’infrastructure des réseaux sociaux serait détenue et contrôlée par les utilisateurs. Le logiciel de la plateforme serait open source afin que le public puisse inspecter le code et personnaliser l’expérience utilisateur. » Et ces technologies d’intérêt public devraient financées par les gouvernements…

    Les fondements d’un système de médias sociaux basé sur les biens communs ont été posés lors de la création de Fediverse, un ensemble de réseaux sociaux interopérables basés sur des logiciels libres et open-source comme Mastodon, PeerTube ou PixelFed… Et Kwest de développer l’exemple du fonctionnement distribué des instances Mastodon, c’est-à-dire, la possibilité de saper le modèle propriétaire et de contrôle centralisé des médias sociaux pour permettre à chacun de créer des modalités spécifiques et fédérées à la fois.

    Le modèle actuel de Fediverse (explications sur le Framablog et sur Serveur410, qui repose sur le standard ActivityPub que nous évoquions dans notre article) est en grande partie décentralisé, mais il peut encore être amélioré, suggère le chercheur. En effet, les administrateurs ont toujours le pouvoir de surveiller les utilisateurs ou d’imposer des décisions de modérateur du contenu aux membres de l’instance. Mais des technologies P2P pourraient mieux distribuer ce pouvoir et la confidentialité explique-t-il en évoquant le LibreSocial Network (explications), qui est en phase de test. Sans serveurs centraux, ce réseau social se veut entièrement décentralisé.

    Comme le rappelle Kwet, effectivement, l’ingéniosité de la communauté du logiciel libre au coeur de la lutte pour les droits numériques. Reste que ces initiatives ne suffiront pas à elles seules à faire « sortir les milliards d’utilisateurs coincés dans les grands médias sociaux ». Pour cela, il faut également faire pression pour de nouvelles lois et réglementations capable de transformer le monde en commun numérique. « De même que nous ne pouvons pas résoudre la crise climatique avec du charbon « propre » (…) ou des réformes fondées sur le plafonnement du marché, nous ne pourrons pas résoudre le problème des médias sociaux avec des entreprises propriétaires, des technologies propriétaires, des nuages centralisés et la concurrence du marché. Les outils du maître ne démantèleront jamais la maison du maître. »

    Il nous faut passer du centralisme du capitalisme numérique au socialisme numérique distribué, conclut le chercheur, qui avait livré il y a quelques mois un essai remarqué sur le colonialisme numérique, qui reconnaissait déjà que le logiciel libre était certainement l’une des clé pour se défendre de l’impérialisme des géants du numérique.

    1. Merci pour tous ces liens.

      En tous cas à l’heure de la fusion entre CSA et la HADOPI, le climat actuel est plutôt à l’auto-congratulation des autorités institutionnelles d’avoir sérieusement marginalisé l’usage du P2P, c’est complètement frappadingue.
      J’imagine qu’à l’époque de Gutenberg les autorités de régulations se félicitaient d’avoir marginalisé l’imprimerie. Je pense qu’il faudrait que nous réussissions à faire entendre non pas une désapprobation (les personnes ultraconformistes à la tête de ces appareils ne comprendraient pas) mais nos moqueries quant au ridicule de telles postures (le ridicule les gênerait plus, puisque justement marquant la disparition du conformisme auquel ces personnes se réfèrent encore).
      A partir d’un moment, et c’est le drame de l’impossession et de l’impermanence qui se joue à l’échelle collective, il y a des réalités concrètes, matérielles, énergétiques et manifestement même sociales, qui font que le P2P est une « bonne » chose, et qui font que sa condamnation entraîne une perte de légitimité de toute la construction sociale qui l’a produite, l’affaiblissement du contrat social (en accord avec la population : le problème n’est pas un désaccord sur la prise de posture de déni de la réalité et si le déni est une posture consensuelle ça n’est que plus problématique). Ça me parait donc être relativement grave et totalement sous-estimé par nos autorités qui croient qu’ici l’usage de la coercition permettra de dépasser ces réalités, et qui se disent en plus très pragmatiques, perdues qu’elles sont et faisant de nos lois et de nos organisations des ésotérismes éthérés… ça ne peut pas bien se passer.

      On pourrait parler dans un autre genre de la vapoteuse, sur laquelle l’application d’une interdiction identique à la cigarette s’explique moins par une approche sanitaire que par la remise en question de la dimension magique du pouvoir de l’état. Le pouvoir a besoin d’avoir l’impression d’être aux commandes, les élus ont d’autant plus besoin de croire qu’ils doivent porter des costumes-cravates que ça ne sert à rien… etc. c’est une fuite en avant généralisée.