Des enjeux de nos données de santé (1/2) : le risque d’un changement radical de notre système de santé

Couverture du livre Le Business de nos données médicalesLes enjeux des données de santé sont devenus très visibles avec la crise sanitaire, expliquent Audrey Boulard (@audrey_boulard), Eugène Favier-Baron (@BaronFavier) et Simon Woillet (@SimonWoillet) dans leur livre Le business de nos données médicales : enquête sur un scandale d’État (Fyp édition, 2021). Pour les trois coordinateurs des questions numériques du média en ligne Le vent se lève (@lvslmedia), les mobilisations récentes autour du passe sanitaire sont aussi révélatrices d’une crise de confiance à l’égard des politiques numériques de santé. Alors que nos données de santé sont plus protégées que jamais depuis le Règlement général sur la protection des données (RGPD), elles ont été rendues plus disponibles que jamais, que ce soit via le passe sanitaire comme via les bases de données créées à l’occasion de la crise sanitaire. Cet exemple illustre certainement très bien les contradictions à l’œuvre autour des données de santé, et notamment l’appétence dont elles sont la cible : les protections dont elles font l’objet ne semblent pas tant en protéger l’accès que le fluidifier.

Les transformations en cours ne sont pas neutres politiquement : « la réforme numérique de nos institutions de santé n’est pas une affaire apartisane », comme elle nous est trop souvent présentée. C’est d’ailleurs là, l’intérêt de cet ouvrage : repolitiser ces enjeux. Certes, la question du devenir de nos données médicales n’est pas un sujet simple. Le livre de Boulard, Favier-Baron et Woillet est souvent exigeant, aride, voire même un peu brouillon, pour qui ne possède ni les codes du monde de la santé ni ceux des questions numériques. Bien souvent, derrière cette complexité, le citoyen peine à comprendre de quoi on parle. Pourtant, derrière les questions techniques relatives à la souveraineté numérique (de quelles juridictions dépendent l’analyse et la collecte de nos données ?), derrière les questions techniques d’une fluidification sans fin des données, l’enjeu est de comprendre comment ces transformations vont impacter et transformer notre modèle de santé.

Ne nous y trompons pas, expliquent les trois auteurs : la logique de fluidification de nos données ne vise pas le bénéfice du patient ni de la relation avec nos médecins… Elle masque des logiques de privatisation, de marchandisation et d’optimisation qui ne nous bénéficieront pas. Le risque, expliquent-ils, c’est que les modèles et les indicateurs que visent à produire nos données de santé finissent de mettre à mal le modèle clinique lui-même, c’est-à-dire remettent en cause le rapport humain qui est au fondement même du soin. Nos données de santé sont une aubaine pour trop d’acteurs. Et leur confidentialité, pourtant toujours critique (comme nous le rappelait Susan Landau), risque bien d’être la dernière chose qui sera protégée par ces transformations à venir.

Transformer notre système de santé par les données !

« La numérisation tous azimuts des données de santé (…) fait peser une série de menaces sur notre système social », que ce soit le remplacement des personnels par des machines (en fait, plus certainement, le découplage des métiers selon les actes, à l’image des ophtalmologistes qui ne réalisent plus tous les actes techniques de mesures dans certains centres de soins) et plus encore des diagnostics et des traitements par des calculs automatisés qui menacent la levée de la confidentialité sur notre santé. Mais surtout, elle implique un changement de paradigme, un changement de modèle où les chiffres sont partout reliés à une logique d’austérité comptable, où la mesure sert bien plus à minimiser la santé qu’à la développer.

Les enjeux des données de santé aujourd’hui se cristallisent beaucoup dans la question de la souveraineté. Sous prétexte que nos systèmes de soins ne sont pas au niveau technique espéré ou attendu, les autorités souhaitent confier le stockage et le traitement des données à des entreprises américaines, avec le risque bien sûr que nos données tombent sous leurs juridictions et contraintes. Ce n’est pas un petit risque comme s’en émouvait la CNIL ou le collectif InterHop (@interchu). Les autorités semblent tellement désireuses qu’on accélère l’analyse des données de santé, qu’elles semblent prêtes à céder la nécessaire construction des infrastructures de collecte à des acteurs tiers. Reste que l’enjeu à construire des infrastructures souveraines, libres et open sources, nationales, qu’on maîtriserait de bout en bout, que défend avec raison le collectif InterHop, pour nous préserver de l’ingérence américaine, ne suffit pas à préserver notre modèle de santé, si on n’oriente pas également la finalité des traitements. C’est justement là où le collectif InterHop dépasse ce seul enjeu de souveraineté en promouvant notamment la minimisation des données, leur collecte, gestion et analyse à un niveau local plus que global et en refusant l’exploitation des données des patients. L’enjeu de la maîtrise des outils de santé n’est pas qu’une question d’indépendance et de souveraineté, mais consiste à construire un modèle démocratique de nos données de santé qui nous assure de la conservation du modèle social qui est le nôtre, plutôt que d’importer un modèle social calqué sur le modèle libéral anglo-saxon.

Page d'accueil et principes du collectif InterHop

Or, pour les trois auteurs, la technologie telle qu’elle est convoquée pour innerver notre système de soin risque de produire un modèle de santé très libéral. La technologie, là encore, est au service d’un modèle économique, politique et idéologique qui n’est pas celui du modèle de solidarité que nous avons bâti avec la sécurité sociale, mais un modèle bien plus assurantiel et comptable qui vise à produire des indicateurs pour piloter la santé, plutôt que des soins solidaires. La numérisation des données de santé vise d’abord à servir « de levier de contrôle sur la dépense publique de santé ». Pour le collectif InterHop, l’algorithmisation de la santé fait courir le risque de sa personnalisation au détriment du modèle de collectivisation des risques.

« La promotion des technologies et systèmes d’information pour la structuration des données de santé entretient un flou entre efficacité de la gestion du système de santé et progrès thérapeutique ». En fait, sous couvert d’une analyse sans précédent de nos données de santé que leur fluidification permettrait, c’est-à-dire une avancée sans précédent des connaissances sur les maladies – une affirmation souvent répétée, mais qui n’est pourtant jamais vraiment démontrée ! -, on nous vend une transformation majeure de la relation entre instances de régulation et prestataires de soins. Or, rappellent les auteurs, la première utilisation des données de santé répond à des enjeux comptables, à des enjeux de performance du système de soin. La promesse des finalités thérapeutiques de l’analyse des données qui permettraient de concevoir de nouveaux médicaments ou dispositifs de soins, ou du développement d’une santé personnalisée ou prédictive, semble surtout relever du mythe (voir par exemple « En médecine, l’IA est en plein essor, mais pas sa crédibilité »). Elle repose sur cette antienne si caractéristique du numérique d’une capture, d’un colonialisme sans fin sur les données, qui promet que la vérité sera au bout d’un chemin sans fin de rafle de données, d’agrégation, de traitements, de calculs…

Le croisement des données par l’IA que l’interconnexion des données promet, masquent surtout une « tentative de régulation libérale du système de santé », ouverte à nombres « d’apomédiaires », des intermédiaires commerciaux comme les entreprises d’assurances ou les laboratoires pharmaceutiques et plus encore comme nombre de fournisseurs de solutions logicielles ou d’analyses de données tels qu’IQVIA, Palantir, Google Health (que ce soit via Verily ou via le Baseline Project), Microsoft Azure Cloud, 1492 ou le Health Navigator d’Amazon… qui s’immiscent dans le système de santé sans que leur statut ne soit clair.

Les données de santé visent d’abord à produire des nomenclatures et indicateurs pour améliorer la gestion, des indicateurs statistiques, des logiques comptables au service de contraintes budgétaires. Les données de santé produisent d’abord la réduction des lits et des personnels, expliquent les auteurs. Elles produisent d’abord une surveillance comptable du soin. Elles visent l’efficience économique avant tout au risque de renforcer les inégalités de l’accès au soin déjà lourdes, que soulignaient les travaux du géographe de la santé Emmanuel Vigneron. Mais surtout, alors que nos données elles sont à la table et au menu, les indicateurs produits, eux, ne sont pas ouverts et accessibles… pas plus que les recherches que des entreprises privées vont pouvoir faire depuis nos données et s’approprier leurs résultats, sans qu’on n’exige aucune contrepartie.

Tweet de Guillaume Rozier

Image : dans un récent tweet, Guillaume Rozier, data scientist chez OctoTechnology et fondateur notamment de Covid Tracker qui a été l’un des tableaux de bord modèle de suivi de la pandémie en temps réel en France – tableaux de bords qui ont été des accélérateurs de l’ouverture des données, de leur amélioration en continu et qui ont stimulé la recherche de meilleures modalités de visualisation, comme le pointait Bloomberg -, défendait l’ouverture des données pour améliorer les indicateurs hospitaliers. Reste à savoir si les autorités de santé ne disposent pas déjà de ce type d’indicateurs… et le rôle d’une « ingéniérisation de la question », comme le commentait @maisouvaleweb. Comme le soulignent Pierre-André Juven (@pa_juven), Frédéric Pierru et Fanny Vincent (@F_Vincent_) dans leur livre La casse du siècle, à propos des réformes de l’hôpital public (Raison d’agir, 2019), ce n’est pas comme si les indicateurs de rentabilité à l’hôpital n’existaient pas déjà depuis quelques années…

Le business de nos données médicales développe longuement (et parfois un peu fastidieusement) les collisions entre ces nouveaux acteurs, les services d’assurances ou les groupes pharmaceutiques, pour montrer l’actif lobbying en cours de ces innombrables sociétés spécialisées dans la gestion de données médicales afin d’intégrer et piloter les transformations de l’infrastructure de nos données de santé. Autant d’acteurs qui semblent aujourd’hui orienter les politiques publiques à leurs profits. Comme le soulignent les auteurs, ces apomédiaires, tout comme les compagnies d’assurances et les laboratoires pharmaceutiques, sont bien souvent aussi les premiers acheteurs de nos données de santé, quelles que soient les méthodes avec lesquelles elles ont été acquises. Tous cherchent à accéder aux données, à déréguler leur accès. Et dans ces perspectives, le rôle de l’État est trouble. Lui aussi cherche à réduire le coût de la santé, à transformer l’hôpital en sa version la plus mercantile, à améliorer l’efficience économique du système de soin par le profilage, la prédiction, le suivi temps réel…

Le projet de Health Data Hub (HDH), une plateforme pour centraliser toutes les données de santé de la population française afin de les rendre accessibles à des formes inédites de calculs par nombre d’acteurs de la santé, mais plus encore au secteur privé, comme l’expliquait très clairement la Quadrature du Net (@laquadrature), est aujourd’hui au cœur des polémiques. La principale polémique tient du risque que cette plateforme de collecte et d’analyse de données de santé, opérée par Microsoft, fait peser sur la divulgation de nos données aux autorités américaines, comme l’explique le site d’information médical, What’s Up Doc (@whatsuupdoc_mag). Mais cette polémique masque d’autres enjeux. Les traitements que les projets de recherche en IA que la plateforme accueille visent essentiellement à produire des quantifications des risques associés à certaines pathologies pour un meilleur contrôle des coûts, mais également des analyses de données pour mieux évaluer leur rentabilité. Le Health Data Hub lancé en décembre 2019 est une structure de collecte de données de santé pour la recherche, comme le montrent les projets que le Hub accueille. Pour cela, elle agrège une multitude de bases de données auxquelles elle donne des accès : notamment la base de données du Sniiram (Système national d’information inter-régimes de l’assurance maladie) qui collecte les feuilles de soin de la Caisse nationale d’assurance maladie, le PMSI (programme de médicalisation des systèmes d’information, qui contient les dossiers de chaque patient hospitalisé en France), la Base de causes médicales de décès, mais aussi Vaccin Covid, Covidom (la base qui suit les personnes déclarées positives au Covid), Contact Covid (la base pour la recherche de contact autour des cas positifs au Covid)… Ainsi que nombre de bases de données hospitalières. L’enjeu du HDH vise à construire une forme « d’hôpital comme plateforme », où la centralisation des données de santé devient une matière première pour les algorithmes des medtechs.

Le Health Data Hub a, par exemple, lancé trois projets de recherche sur la pandémie : Frog Covid (qui s’intéresse aux parcours des patients admis en réanimation), CoviSAS (pour prévenir les risques des populations vulnérables) et CoData (qui se concentre sur la non-prise en charge des personnes atteintes d’un cancer du sein durant l’épidémie), qui ne semblent pas à ce jour avoir livré de résultats, souligne la journaliste Coralie Lemke dans son livre Ma santé, mes données (Premier Parallèle, 2021). Pour Woillet, Favier-Baron et Boulard, comme ils l’expliquaient sur LVSL, le Health Data Hub vise à permettre à des entreprises privées d’accéder à des données pour construire des produits privés, qui ne bénéficieront pas nécessairement aux structures publiques.

Page d'accueil du Health Data Hub

La plateformisation de la santé par les données, produit à la fois un risque de perte de souveraineté sur nos données de santé, mais bien plus un modèle de santé publique hors-sol, commercial et libéral. Derrière ces projets, le risque est bien celui d’une centralisation sans précédent de nos données de santé, sous prétexte de recherche.

Au-delà des enjeux de souveraineté

La souveraineté dans le monde des plateformes est juridique, infrastructurelle, économique et géostratégique, rappellent les auteurs du business de nos données médicales. Avec les plateformes, la technologie façonne le droit. « Le code est la loi et l’architecture informatique est politique », disait avec pertinence le juriste Lawrence Lessig. Les choix opérés en matière d’organisation des infrastructures informationnelles sont politiques. Confier la gestion du Health Data Hub à Microsoft Azure n’est pas un simple choix de prestataire technique. Il oriente la plateforme bien au-delà de faire tomber nos actifs de santé sous la coupe de législations extraterritoriales, notamment en les enfermant dans des solutions logicielles spécifiques et non ou peu réversibles, comme s’en inquiétait le député LREM Philippe Latombe dans son rapport. Il souligne un désengagement de l’État dans l’investissement lourd, infrastructurel, de long terme, dans la production de systèmes d’information maîtrisés de bout en bout, mais surtout produit des risques de centralisation des données au détriment des droits des individus et génère des risques de sécurité forts du fait des centralisations que ces plateformes génèrent. Le scandale du Health Data Hub, qui a choisi Microsoft sans même appel d’offres ni cahier des charges souligne combien ce choix manque de garanties. Le risque d’extraterritorialité des données a fait réagir jusqu’au Conseil d’État qui préconise un changement de fournisseur. Plus que le risque d’une captivité numérique, au final, pointent les auteurs, le risque est bien celui d’une « économie de santé intégrée par le numérique » qui risque de créer des oligopoles cliniques et assurantiels, qui visent à favoriser, « au bout du tunnel de la numérisation », non seulement la privatisation, mais bien l’accélération des inégalités de santé en documentant la rentabilité de chacune de nos capacités médicales par les données.

Couverture de l'ebook de Tariq KrimEn fait, la question de la souveraineté est importante – comme le répète et le défend l’entrepreneur Tariq Krim (@tariqkrim) dans nombre d’interviews tout comme dans sa « Lettre à ceux qui veulent faire tourner la France sur l’ordinateur de quelqu’un d’autre » -, mais ce n’est peut-être pas la seule question à poser. La menace n’est pas seulement celle que des plateformes étrangères s’accaparent nos données, mais que le principe même de plateforme vienne transformer notre système de santé. À nouveau, la préférence que l’on pourrait donner à des acteurs nationaux pour opérer ce type de plateforme ne signifie pas un changement de logique. Au contraire ! L’ubérisation de la santé par le numérique que propose « l’hôpital comme plateforme » est d’abord dans la logique de la mise à disposition d’une agrégation sans fin de données, quels que soient les acteurs qui l’opèrent. Comme le pointe Coralie Lemke dans son livre, « rien ne garantit cependant que des acteurs nationaux agiront de manière plus éthique ». Le risque est bien de reproduire les pratiques des acteurs internationaux afin d’accélérer « les flux de données pour soutenir l’innovation ».

Comment résister à la plateformisation de la santé ?

Dans un excellent chapitre sur l’État plateforme, les auteurs du Business de nos données médicales soulignent très bien ce que les plateformes produisent. Ils y rappellent, combien le concept d’État plateforme a surtout été mobilisé dans un objectif comptable et dans une perspective de réduction des coûts visant à dégraisser l’administration (voir notamment « Mais comment passer des startups à l’État plateforme ? »). La plateformisation vise à produire une boîte à outils pour gouverner par l’efficacité, en pilotant l’offre par la mesure de la demande, c’est-à-dire à estimer les coûts médicaux de manière toujours plus dynamique. Le risque, comme le pointait le Conseil national de l’ordre des médecins, est bien celui d’une ubérisation de la médecine (.pdf). Pour Tim O’Reilly lui-même, initiateur du concept d’État plateforme (voir nos articles « Du gouvernement comme plateforme… ou l’inverse »), l’État plateforme vise à privilégier l’efficacité du résultat. « Cette vision prétendument post-idéologique ou post-politique présente le risque d’une dérive autoritaire puisqu’il s’agit d’autoriser pour un seul et même type d’objectif régalien – sanitaire par exemple -, toutes les techniques gouvernementales possibles pourvu qu’elles l’atteignent « efficacement ». » Le risque est bien de réduire la politique à une technique de résolution de problèmes logiques, à une « névrose solutionniste » à la recherche de sa seule efficacité. L’État n’a plus que vocation à départager les fournisseurs de service selon des critères d’efficacité, de rentabilité, d’optimisation des coûts, et non plus selon des critères de fourniture d’un service public ou d’une mission sociale de l’État ! « Le gouvernement devrait-il fournir des soins de santé ou laisser cette tâche au secteur privé ? La réponse se trouve dans les résultats ». Le problème c’est que l’État risque toujours d’être désavantagé dans cette balance, puisque les critères de succès qu’on y applique sont ceux du secteur privé. « Cette instrumentalisation de la puissance publique au service d’intérêts privés s’incarne en France encore une fois avec le cas d’école du Health Data Hub dont la stratégie affichée de « valorisation des données publiques » aboutit paradoxalement à son ouverture au privé, à une extension de l’empire du marché sur un bien public. » Derrière l’ouverture des données publiques promue comme un enjeu démocratique se cache l’enjeu de leur privatisation et de leur marchandisation. Le gain scientifique ou démocratique de l’ouverture des données semble trop souvent un prétexte bien commode à leur valorisation marchande. Au final, l’ouverture des données couvre surtout une transmission numérique (Boulard, Favier-Baron et Woillet parlent plutôt de « transition numérique », mais pour ma part, cette transformation me semble plus tenir d’une délégation de pouvoir que d’un passage d’un état pré-numérique à un autre). Derrière l’ouverture des données de la santé, l’enjeu est d’abord que le secteur privé prenne le relais des investissements publics. À plus long terme, la technologie a pour mission d’ajuster en temps réel les remboursements et les tarifications de santé, c’est-à-dire de piloter la santé par les données.

Des données de santé plus protégées… et plus exploitées

Ne nous y trompons pas cependant. Le RGPD a considérablement renforcé la protection des données de santé. Et c’est ce qui est difficile à comprendre pour l’utilisateur. Ses données sont plus protégées et en même temps sont prêtes à être plus exploitées que jamais. Le RGPD notamment a considérablement délimité la revente des données de santé et a renforcé l’obligation d’obtenir le consentement des personnes – un consentement « clair positif, libre et spécifique » et qui doit définir précisément le cadre ou l’objet auquel il s’applique. Pourtant, dans le même temps, le RGPD a prévu des exceptions pour certaines finalités, notamment pour la gestion des systèmes et services de santé ou de protection sociale, pour la préservation de la santé publique et l’appréciation médicale… ainsi que pour la recherche. Au final, si on lit bien ces exceptions, le RGPD a renforcé l’utilisation des données de santé pour la santé en les excluant de tout autre type d’usages. Sûr le fond, cela semble très positif : nous souhaitons tous que nos données de santé puissent servir le progrès médical et soient réservées à des acteurs de la santé, notamment afin qu’ils soient soumis au secret médical qui l’encadre. Ce n’est pourtant pas la limite qui se dessine, puisque ces accès s’ouvrent non seulement aux praticiens, mais plus encore à nombre d’apomédiaires de la santé. Avec le HDH notamment, nous sommes confrontés à un changement de paradigme qui fait de l’accès aux données de santé la norme plutôt que l’exception, comme le pointait très justement La Quadrature du net.

Le problème est que ces accès ne sont pas toujours vertueux. Le meilleur exemple est certainement le scandale IQVIA révélé par Cash Investigation en mai 2021. IQVIA est l’un des principaux fournisseurs de logiciel de gestion des pharmacies. Depuis 2018, il a été autorisé par la Cnil à constituer une base de données des clients de ces pharmacies pour proposer aux officines des outils de pilotage de leurs activités ainsi que pour agréger ces données pour les revendre à des laboratoires ou produire des études. Le problème, c’est que les clients de ces pharmacies devraient être informés de cette collecte et pouvoir la refuser le cas échéant… Ce qui n’a pas été le cas jusqu’alors. Plus problématique d’ailleurs, le pharmacien – qui est ici l’interlocuteur de l’usager – est juge et partie dans cette information. Il doit informer ses clients et recueillir leur consentement ou leur refus, mais sans grande neutralité, puisqu’il tire lui-même profit de leur consentement. Enfin, rapportait Zdnet, la Cnil a rappelé à IQVIA la nécessité de pseudonymiser les données clients, ce que visiblement l’entreprise ne faisait pas. Reste que le principal problème, c’est qu’IQVIA sous couvert de recherche exploite des données qui servent surtout à fournir un produit aux officines : difficile donc de défendre l’exception de recherche !

Cet exemple montre bien la complexité du problème. Aucune entreprise n’accepterait pourtant que ses données comptables puissent être exploitées par le fournisseur du logiciel sur lequel elle les saisit. Pas plus que nous n’accepterions que les documents que nous collectons sur Google Drive soient la propriété de Google ou qu’il puisse les lire et y réaliser des traitements – autres que la publicité automatisée. Doctolib par exemple n’a pas le droit d’exploiter les données qu’il recueille pour le compte des établissements de santé (même si l’entreprise n’a pas été exempte de critiques ces dernières années). Sous exception de recherche, d’études, d’ouverture… on assiste à des formes de fluidification de l’exploitation de nos données de santé. Le problème, c’est qu’il est possible que cela ne s’arrête pas là !

Hubert Guillaud

Dossier, les enjeux de nos données de santé :

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  1. Sur la question de la souveraineté, Tariq Krim, dans sa newsletter, explique que cet enjeu n’est pas qu’une question d’hébergement… « Car au-delà du choix contestable de l’hébergeur, se posait la question de savoir si la valeur économique sous-jacente à l’agrégation de l’ensemble de nos données de santé – un des communs numériques les plus importants de la France – peut être donné, pardon privatisé, gratuitement à des start-up, sans aucun débat, sans aucune contrepartie financière et surtout sans aucun contrôle sur leur usage. » Derrière, le Health Data Hub, le risque est bien celui d’une « privatisation secrète » du Commun que représentent nos données de santé !

  2. Le développement de l’Intelligence Artificielle (IA) dans le domaine de la santé exige un grand nombre de données (Big Data), en disposant d’un gigantesque gisement à exploiter pour tous les patients mais aussi pour tous les salariés : il s’agit de collecter des données de santé provenant de différents organismes, analyser les données, établir des corrélations entre elles, et les rendre disponibles afin d’entraîner des modèles d’intelligence artificielle.
    En ce qui concerne la santé au travail, l’objectif principal de l’exploitation des données de santé par des outils d’intelligence artificielle est l’amélioration de la prévention des risques professionnels : https://www.officiel-prevention.com/dossier/formation/formation-continue-a-la-securite/big-data-intelligence-artificielle-et-sante-au-travail

  3. Peut-être peut-on déjà refuser la création de notre dossier unique « mon espace santé » qui a été créé automatiquement et auquel – quelle chance nous avons encore ! – on peut s’opposer. Plus pour longtemps ?
    En tous cas pour nous, dans le désert médical où nous vivons, pas question d’accélérer le mouvement de déshumanisation. Les seuls toubibs – à 25mn de route quand même – qui acceptent de nous prendre (« nouveaux patients » car arrivés depuis moins de 7 ans) sont déjà de vrais robots ; brusques, mutiques, l’air excédé de nous recevoir et nous entendre, écoutent sans un regard, sans un retour ni une réponse, à part celle d’une ordonnance qu’ils vous expliquent en détail comme à un enfant de 10 ans, puis ouste dehors ; au moins n’ont-ils pas la voix mielleuse des robots, mais sinon, kif kif. Pour autant, on a décidé de cesser les soins plutôt que d’essayer la « consultation à distance » sur la machine du pharmacien… Quant aux spécialistes, il faut aller en ville (130 km AR). On tremble pour vous, les jeunes, quel système de soins aurez-vous … ?