Maurice Ronai – « Se rendre au bureau de vote est un rituel à conserver. »

Chercheur à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, animateur de Temps Réels, la section virtuelle du parti socialiste, Maurice Ronai fait partie des premiers chercheurs à s’être penché sur les questions de la démocratie liée aux nouvelles technologies. Il en tire un constat essentiel : tout ce qui avait été imaginé en la matière a été supplanté par le vote et l’élection en ligne. Il faut pourtant, selon lui, rester vigilant face à cette tendance. L’acte de se rendre au bureau de vote doit continuer de faire partie intégrante de l’acte politique.

Comment percevez vous le débat sur le vote en ligne ?

Cela fait 30 ans, depuis que l’informatique et les télécoms se développent, qu’on annonce l’émergence d’une démocratie électronique. Pour tous ceux qui l’ont décrite, rêvée, annoncée, la cyber-démocratie ou la démocratie électronique était principalement un renouvellement des manières de débattre et de prendre des décisions. C’était l’émergence d’une démocratie un peu plus directe où tout le monde participait à la décision. Les auteurs imaginaient qu’il s’agirait d’un système permettant de fonder une autre démocratie, mais ils n’imaginaient pas qu’il servirait à élire des gens. Ce qui est frappant dans le cas des élections en Arizona. Finalement le chemin par lequel la démocratie électronique passe c’est d’abord par les élections. Pas de grands débats publics où tout le monde participe, où les citoyens ont accès à l’information, sont plus documentés, prennent des décisions fondées sur une connaissance ou une délibération collective.
Et comme il y a, notamment aux États-Unis, un taux d’abstention incroyable, l’élection en ligne acquiert d’emblée une espèce d’évidence car elle fait chuter ce taux d’abstention, elle augmente, ou donne l’impression qu’elle augmente, la participation à la vie politique. De ce point de vue, je pense que le vote en ligne peut se mettre en place parce qu’on a tous envie d’augmenter le taux de participation et d’avoir des élus plus légitimes, élus par un plus grand nombre de gens.
Je ne suis pas pour ou contre. Ce que j’essaye de saisir c’est la manière dont cela se développe. Et cela se développe d’abord à travers l’élection en ligne. Bizarrement on pensait que cette pratique allait affaiblir la démocratie représentative et finalement elle la renforce dans un premier temps. Pour ensuite, je pense, la miner de l’intérieur. Les technologies de l’information ne sont pas porteuses par elles-mêmes d’une logique particulière. On les utilise pour faire ce qu’on faisait avant, et non pas à organiser de grands débats publics.

Et vous le regrettez ?

Je ne regrette pas, j’observe. Mais cette tendance est d’autant plus évidente que les élections coûtent très cher et que là nous bénéficions d’une technologie prodigieuse pour faire chuter ces coûts et, à l’extrême, faire chuter le taux d’abstention. Alors évidemment avec la commodité, le confort, la facilité de voter qu’elles impliquent, les élections en ligne exercent une attraction incroyable. Il sera très difficile d’y résister. En tout cas pour les élections politiques.

Mais ces élections en ligne sont-elles un plus ?

Non. Élire des députés en ligne, pour moi, n’a pas la même signification que de se rendre dans un bureau de vote. Je reviens au débat américain : lors des élections dans l’Arizona, il a essentiellement porté sur des objections de type  » Est-on sûr, techniquement, de garantir totalement la confidentialité, le secret » ou la question de l’inégalité (fossé digital-ndlr). Selon moi il s’agit de deux objections assez faibles car on peut garantir la sécurité et qu’à terme, tout le monde, ou quasiment, aura accès à ces moyens. L’objection ne porte pas sur le fait que, provisoirement, une partie de la population en est exclue. L’objection est plus radicale porte sur le sens du geste électoral, limité à un simple clic. Ce qui aligne la participation politique sur le comportement du consommateur devant un catalogue du commerce électronique. L’acte électoral entouré d’un certain rituel disparaît.

Mais n’avait-il pas, de fait, déjà disparu dans l’esprit des gens, au vu des importants taux d’abstention ?

Tout l’environnement administratif de l’acte électoral doit être complètement simplifié pour remettre dans le circuit un certain nombre de gens qui en sont tenus à l’écart par les lourdeurs des procédures. Je pense qu’on peut d’abord considérablement rénover, moderniser, simplifier le processus électoral classique et qu’il y a beaucoup à faire du côté des téléprocédures pour faciliter l’inscription sur les listes. Au reste, cela fait des années qu’on parle de l’inscription automatique des jeunes sur les listes. Là aussi l’informatique peut servir, en interconnectant les fichiers pour avoir des listes électorales parfaitement à jour, où les jeunes sont inscrits automatiquement, où les changements d’adresses sont automatiques… D’autre part, le vote électronique dans les bureaux de vote peut faire chuter considérablement le coût d’une élection grâce aux machines à voter en réseau, permettant d’avoir des résultats rapides et d’organiser des élections simultanées. A partir du moment où on modernise le bureau de vote, l’urne, le système classique, je pense qu’il y a beaucoup de progrès à faire.

Mais le vote à domicile n’est, selon vous, pas souhaitable ?

Là, on change de système. J’ai tendance à distinguer le cas des élections politiques des autres types d’élections. J’admets qu’un certain nombre d’élections, pour les associations, les assemblées générales d’actionnaires, où les taux de participation sont extrêmement faibles, peuvent trouver là un moyen d’élargir l’électorat en facilitant la participation par l’élection à distance, l’élection à domicile.
Pour les élections politiques c’est réducteur. Se rendre au bureau de vote est un rituel. La participation à la vie politique suppose un minimum d’efforts, dont celui de se déplacer. D’autant qu’il existe une objection de taille : comment fait-on pour protéger le secret, le vote individuel, ce que garantit, organise l’isoloir ?

Un rituel, dont un grand nombre d’électeurs s’est éloigné. Comment les faire revenir ?

La question c’est de savoir pourquoi ils s’en sont éloignés. Cela veut dire que la vie politique a perdu une partie de l’attraction, de l’intérêt qu’elle exerçait jusqu’alors. Alors à ce problème-là, qui est fondamental, est-ce que la réponse peut être technique ?…

Un rapide tour d’horizon des sites de partis permet de voir que rien n’est fait pour susciter le débat. Mais si on imagine que dans cinq ou dix ans, tout le monde, usagers et politiques, aura intégré l’outils Internet, et que, le jour du vote, chaque citoyen fait sa revue de presse en ligne, le tour des partis, des débats avant de voter à domicile, l’idée peut sembler séduisante  ?

C’est un vaste débat et je pense qu’il faudra résister à cette séduction. Parce qu’il s’agit d’un vote impulsif. Le vieux système qui consiste à se déplacer pour aller voter organise une certaine lenteur. Lors de la campagne électorale, les gens débattent et le jour du vote ils se déplacent pour y aller. Ce qui crée les conditions d’un minimum de réflexion. Le vote électronique, on le pressent, est un vote rapide. D’autre part, ces pratiques où les citoyens, avant de se prononcer, se documentent, s’informent, vont se développer indépendamment du vote électronique à domicile. Les démarches personnelles d’information, de documentation se font sur le net. Il est vrai que tous les partis ont pris un retard considérable mais ils vont le résorber, sinon ils disparaîtront. Le risque pour les partis politique est d’être dilués sur l’Internet politique. Aujourd’hui l’acteur privilégié du débat politique, c’est la télévision. Or, si une partie du débat politique se déplace vers Internet, le propre de l’Internet est justement que ce n’est pas organisé. Chacun se débrouille et peut capter l’attention. Aujourd’hui, le site d’ATTAC a plus d’audience que les sites de l’ensemble des partis politiques. C’est une situation à laquelle les partis vont réagir en développant des vrais sites politiques car l’Internet les banalise, les met sur le même plan que tout le monde. Un individu à la limite peut avoir plus d’audience qu’un parti politique. Les partis vont finir par le comprendre.

C’est une des mutations majeure de la cyber démocratie des prochaines années ?

Oui, de ce coté-là c’est une évolution à la fois fatale et heureuse. Les partis perdent le monopole de l’organisation des débats et de l’expression des idées. Pour le coup on aura une démocratie beaucoup plus ouverte. Le citoyen pourra se prononcer pour des petits partis, avec des idées intéressantes, nouvelles. Cela va dans le sens d’un renouvellement plus que d’un cloisonnement. Ce qui va bouger c’est tout l’environnement de la décision politique collective. Aujourd’hui le débat politique a lieu à la télévision, qui d’une certaine manière règle le débat, avec l’effet pervers qu’elle présélectionne un certain nombre d’intervenants. Nous allons passer dans un système où le vote est impulsif et où, en plus, toutes les forces ont pratiquement un égal accès à l’expression des idées et des programmes. Il faudra réguler différemment le système, et l’organiser différemment. Il y a d’autres moyens de réduire le taux d’abstention. Maintenant que la question est posée, il va falloir inventer et résoudre tout ce qui complique l’acte électoral.

Et plus :
Temps Réels, section virtuelle du parti socialiste a rédigé contribution au Congrès de Grenoble du PS. L’un des paragraphes appelle à résister à l’attraction du vote en ligne. A lire sur le site de Temps Réels :
http://www.temps-reels.org/congres.htm

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