Qui a peur de Wi-Fi ?

Charles Petrie, du Stanford Networking Research Center, s’en amuse encore  : « lors de la dernière réunion de l’IETF, en mars 2001, pendant que les orateurs dissertaient sur l’internet mobile 3G d’un futur incertain, toutes l’assistance recevait et écrivait ses e-mail, assis par terre, le portable sur les genoux, connecté sans fil à l’internet grâce à la technologie des réseaux locaux sans fil (WLAN ou RLR pour réseaux Radio Locaux Radioélectriques) ». Pour lui, pas de doute, les réseaux locaux sans fil sont une alternative efficace et bien moins coûteuse aux réseaux mobiles 3G (pour simplifier, UMTS) dans les situations de « migration » (on « migre » d’un point fixe à un autre, du domicile au bureau, du bureau à une réunion…) qui constituent une part très importante des situations réelles de mobilité ; et quand on est vraiment en mouvement, les services apportés par le GPRS seront – surtout si l’on tient compte des réels débits que devrait autoriser l’UMTS – largement suffisants.

Les réseaux locaux sans fil se basent le plus généralement sur la norme 802.11b, récemment rebaptisée Wi-Fi, qu’un nombre croissant d’industriels et d’éditeurs de logiciels ont adopté. Wi-Fi permet d’échanger des données sans fil avec un débit de 11 Mbps et une portée qui dépend de la puissance des bornes, mais peut s’étendre de 30 m à quelques centaines de mètres, voire plus si l’on installe des relais ou nodes. Wi-Fi exploite la fréquence radio de 2,4 GHz, non régulée dans de nombreux pays – mais exploitée par les militaires dans d’autres, dont la France, ce qui interdit son emploi au delà d’une certaine puissance et dans le domaine public. L’IEEE, qui en est à l’origine, travaille par ailleurs à faire évoluer le standard 802.11 pour en améliorer le niveau de sécurité, le débit, la portée et l’efficience énergétique.

Aux Etats-Unis, l’offre d’accès Wi-Fi s’enrichit rapidement. La chaîne de cafés Starbucks a par exemple (avec Microsoft et MobileStar généralisé l’accès sans fil à l’internet dans ses établissements, et le fournisseur d’accès Surf and Sip propose la même chose aux cafés indépendants de plusieurs villes américaines. Pourtant, les américains ne sont pas seuls à se poser la question de l’impact des réseaux locaux sans fil sur le paysage des réseaux et des usages mobiles. En Suède, l’opérateur Telia propose avec son service Homerun Business une offre de connectivité Wi-Fi disponible sur plusieurs « points chauds » (hotspots) du territoire et qui autorise une forme de mobilité : lorsqu’il arrive dans un aéroport, une gare, un hôtel, un centre de conférence… couvert par une borne Homerun, l’abonné peut se connecter sans limitation, en utilisant toujours le même identifiant. Le service est cher (153 euros/mois), mais plusieurs entreprises y ont abonné leurs cadres. De son côté, le consortium WECA (Wireless Ethernet Compatibility Alliance) s’efforce à la fois de rendre les implémentations de Wi-Fi pleinement interopérables, et de faciliter l’échange d’information entre « fournisseurs d’accès sans fil » (WISPs) de manière à leur permettre de proposer et facturer un service de roaming international.

A priori, Wi-Fi et les standards de communication de données sur les réseaux mobiles sont plutôt complémentaires que concurrents. Wi-Fi est mal sécurisé ; il ne gère pas la qualité de service indispensable, par exemple, pour la voix qui reste la « killer application » de la mobilité ; il ne permet pas de se déplacer d’une cellule à l’autre sans couper la communication ; les « cellules » Wi-Fi sont bien plus petites que celles des réseaux mobiles, ce qui rend inenvisageable la couverture d’une part significative d’un territoire.

Pourtant, lors d’un séminaire international organisé par la Stockholm School of Economics (Stockholm, 15-16 septembre 2001), à laquelle la FING était invitée, certains des participants suédois se posaient ainsi la question : et si la combinaison Wi-Fi -GPRS permettait de « sauter » à moindre coût l’étape de l’UMTS et de préparer une étape suivante, une sorte de « 4G » ? (voir en particulier la présentation de Jonas Lind ).

La question est un brin provocatrice et la réponse, loin d’être évidente. Il est également difficile d’envisager cette question en dehors du contexte financier et réglementaire du développement de l’UMTS, qui en pénalise de manière significative la rentabilité. Les Japonais, par exemple, avancent impertubablement vers l’UMTS, dont NTT DoCoMo a commencé la commercialisation.

Mais le débat s’étend aussi dans une autre direction. En affranchissant un accès internet « semi-mobile » de la contrainte du câble, avec une portée significative, Wi-Fi a également déclenché un autre mouvement, venu cette fois des profondeurs de la cybérie. Les « Metropolitan Area Networks » (MAN) sauvages qui se développent d’Amérique en Europe (voir la Lettre de la FING) partent d’une vision clairement alternative et d’une volonté de faciliter un accès quasi-gratuit à l’internet sans fil, sans règles et… pratiquement sans opérateur. En installant une borne Wi-Fi derrière un seul accès filaire partagé autour d’une maison, d’un lieu public… chacun pourrait ainsi devenir son « opérateur télécoms personnel » et celui de ses voisins et amis. L’un des sites de cette communauté s’appelle d’ailleurs « Personal Telco » (). Charles Petrie, qui suit de près ces initiatives, enfonce le clou : « Si l’on ajoute à ces développements l’amélioration de la qualité de la voix sur IP, on comprend que les opérateurs télécoms s’inquiètent ! »

La déclaration d’intention des européens du réseau Elektrosmog est explicite  : « Le projet a pour origine notre scepticisme face aux déclarations des industriels des télécommunications à propos de l’utilité et du succès du futur « système mobile de 3ème génération », présenté comme la seule manière de mettre en oeuvre l’internet sans fil.(…) Il existe au sein de la communauté internet une conviction forte selon laquelle l’accès à l’internet utilisera de plus en plus les technologies sans fil, au domicile, dans les bureaux, les écoles et les lieux publics, mais les standards télécoms tels que l’UMTS sont basés sur certains hypothèses qui peuvent s’avérer erronées. Nous imaginons un nuage de connectivité internet gratuite qui couvrira la plupart des zones habitées. La couverture peut être parcellaire, variable dans le temps et difficile à contrôler ou à prédire, comme un brouillard. Le nom de notre projet (elektrosmog) est un jeu de mot à partir d’un terme utilisé en Allemagne ou en Suède pour décrire le danger potentiel des radiations électromagnétiques de fréquences diverses qui émanent de tous les équipements électriques et électroniques. Nous ne négligeons pas ces risques, mais nous souhaitons indiquer que ces radiations peuvent également avoir des effets positifs. »

Certains vont même plus loin en envisageant le « nuage » des réseaux sans fil comme une sorte d’alternative à l’internet soi-même, qui serait devenu trop centralisé et contrôlé  : dans ce système de « Peer to peer sans fil », les adresse IP seraient ainsi remplacées par des coordonnées géographiques, bien sûr non nominatives (http://www.gldialtone.com/wireless.htm).

Remplacer la 3G, tuer les opérateurs téléphoniques, puis succéder à l’internet : on demande un peu trop à un modeste standard technologique. Mais on aurait sans doute tort de sous-estimer le potentiel déstabilisateur qu’il représente, ou libère. Les débats autour des réseaux locaux sans fil nous rappellent que la collision entre l’économie des réseaux internet et celle des réseaux de télécommunications classiques n’a pas encore vraiment eu lieu, et que certains ne se contentent toujours pas du statu quo. Ils nous contraignent enfin à nous interroger sur les chemins qui nous mèneront à la mobilité rapide et « sans couture », à leur pertinence économique et à leur adéquation aux réels contextes d’usages.

Quelques références
Listes de « Metropolitan Area Networks » libres :
Maintenue par Seattle Wireless : http://www.seattlewireless.net/index.cgi/SimilarProjectLinks
Maintenue par Personal Telco : http://www.personaltelco.net/index.cgi/WirelessCommunities
San Francisco : http://www.sflan.com/
Portland abrite une des communautés les plus actives, avec de nombreux groupes en relation les uns avec les autres : http://www.teleport.com/~samc/psuwireless/
Sur les standards Wi-Fi et ses successeurs :
Site du groupe de travail 802.11 (WLAN) de l’IEEE : http://www.ieee802.org/11/
Wireless Ethernet Compatibility Alliance (WECA) : http://www.wi-fi.org
Wi-Fi a plusieurs « concurrents » :
Bluetooth (http://www.bluetooth.com/), d’une portée et d’un débit aujourd’hui très inférieurs, ce qui peut en définitive le rendre complémentaire de Wi-Fi
HomeRF (http://www.homerf.org), apparemment en perte de vitesse
Hiperlan2 (http://www.hiperlan2.com/), développé sous l’égide de l’ETSI, dont les performances seraient équivalentes à celles du successeur de Wi-Fi, 802.11a.
A propos des perspectives de Wi-Fi sur le marché de l’accès à l’internet, une excellente mise en perspective par The Economist  : http://www.economist.com/business/displayStory.cfm?Story_ID=473081
« L’accès sans fil gratuit pour les masses », News.com  : http://news.cnet.com/news/0-1004-200-7301549.html

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