Entretien avec Mickael Ivorra (Goa) : les jeux massivement multijoueurs

Mickael Ivorra, Goa, présente les jeux massivement multijoueurs (dont le titre de Goa, Dark Age of Camelot) et nous en dit plus sur la gestion et l’animation de cette « communauté » de plusieurs dizaines de milliers de joueurs en France et en Europe.

Dans le monde de l’internet, on parle de plus en plus des jeux massivement multijoueurs (JMM ou MMORPG pour Massively Multiplayers Online Role Playing Game). Avant même que ces jeux ne soient vraiment connus du grand public, leur légende est déjà en route, et se fabrique à partir d’usages nouveaux ou renouvelés (car ces derniers sont issus des MUD ou jeux en ligne textuels dont raffolaient les hackers), mais aussi de fantasmes culturels et sociaux sur ces pratiques. Dark Age of Camelot est à l’heure actuelle le premier JMM commercial exploité en France (par Goa/Wanadoo) sur des serveurs francophones dédiés. Nous avons rencontré Mickaël Ivorra, responsable des achats de titres de JMM pour Goa, qui nous en dit plus sur la gestion et l’animation de cette « communauté » de plusieurs dizaines de milliers de joueurs en France et en Europe.

Fing : Quel est votre parcours personnel chez Goa ?

Mickaël Ivorra : Je suis entré chez Goa en 1998, alors que le site de matchmaking (confrontation entre joueurs dans le cadre de jeux d’action et de stratégie ) n’existait pas encore. Nous étions très peu et sur les deux premières années, j’ai vraiment pu toucher à tout – la définition de fonctionnalités du site, les fiches des jeux, les relations éditeurs, trouver les bons titres, créer les avatars, etc. Au fur et à mesure, l’équipe a grossi et j’ai pu me concentrer sur ce qui me plaisait le plus. Aujourd’hui, je travaille presque exclusivement sur les jeux massivement multijoueurs, pour sélectionner les titres intéressants et négocier les droits d’édition/exploitation avec les studios.

Quels ont été les enseignements généraux tirés du jeu La 4eme Prophétie avant de lancer Dark Age of Camelot (DAOC) ?

La 4ème Prophétie (NDLR : ce jeu est désormais arrêté) a confirmé qu’il y avait un public francophone pour les jeux massivement multijoueurs. Nous avons aussi beaucoup appris sur les difficultés que représente l’exploitation d’un jeu de ce type, notamment sur le plan technique et sur la gestion de communautés. Les JMM se situent sur une autre échelle que l’exploitation de serveurs « matchmaking », c’est un métier vraiment complexe.

A quelle génération de jeu massivement multijoueurs en sommes nous aujourd’hui, et qu’est-ce qui se prépare ?

Je dirais que DAOC est un jeu de deuxième génération (la première étant symbolisée par Ultima Online et Everquest). La troisième génération arrivera l’année prochaine. La deuxième génération de JMM a pris le temps de réfléchir aux erreurs des pionniers (notamment sur le trop grand nombre de situations d’affrontements entre joueurs) pour offrir un gameplay (scénario, ergonomie et plaisir du jeu) et des graphismes améliorés. La troisième génération nous offrira des environnements qui rivalisent avec les plus beaux jeux offline, et surtout des possibilités d’interaction avec l’environnement bien plus importantes.

Comment est né le jeu Dark Age of Camelot ?

DAOC a été développé par Mythic, un petit studio américain qui avait déjà réalisé pas mal de jeux en ligne, mais jamais d’une telle envergure. Après avoir joué à une pré-version, nous avons rapidement vu qu’il y avait un potentiel et nous avons signé avec eux sur la fin de la bêta américaine. Le temps de recevoir tous les éléments à traduire et de mettre en place les serveurs, le jeu était sorti aux Etats-Unis (octobre 2001) où il recevait un excellent accueil. Nous avons lancé le jeu en Europe quelques mois plus tard (janvier-février 2002).

Comment peut-on présenter à un public non spécialisé les nouveaux métiers de l’exploitation de jeu massivement multijoueurs  ?

Il y a évidemment les métiers « traditionnels » (pour le jeu vidéo, s’entend) : chef de produit marketing, chef de projet technique, relations presse, webmestre/webdesigner… Mais il y a aussi des postes plus spécifiques comme les gamemasters (« maîtres du jeu », chargés de gérer la communauté et ses éventuels problèmes, écrire et « scripter » des événements pour les joueurs…), les relations avec la communauté (faire remonter les préoccupations des joueurs et centraliser l’information vers eux), le support clients (dépanner les joueurs, gérer la base de connaissances du jeu, tester les nouvelles versions), le traducteur/intégrateur (localisation, test).

En quoi l’interface de DAOC innove-t-elle sur celle de ses concurrents ?

DAOC permet aujourd’hui de redimensionner et de placer les fenêtres d’interface où le joueur le souhaite et de créer des « icônes raccourcis » pour certaines commandes souvent utilisées. Mais les jeux actuels, DAOC compris, ne simplifient pas assez la vie des joueurs et proposent des interfaces encore trop lourdes. C’est l’héritage des MUDs (Multi-User Dungeons, ancêtres des JMM, qui se jouaient en version textuelle uniquement) : les commandes à taper au clavier, du type « /laugh » par exemple, viennent directement des jeux d’aventure textuels des années 80.

Peut-on enregistrer des sessions de jeu sur Dark Age en 3D pour les revoir par la suite ?

Non, il faut connecter un deuxième PC doté d’une carte d’acquisition vidéo sur le PC sur lequel on joue pour pouvoir enregistrer la vidéo d’une session. Vu le nombre de films amateurs réalisés autour de Dark Age et leur qualité, je pense que l’intégration d’une telle fonction dans le jeu lui-même plairait énormément.

Peut-on imaginer que le jeu soit un jour équipé d’un module de communication vocal comme cela est le cas sur Counter Strike aujourd’hui  ?

Je pense qu’on n’y échappera pas à plus ou moins long terme, ce sera un nouveau pas en avant vers une immersion totale. Pour l’instant, la plupart des développeurs se soucient avant tout de leur jeu, et il n’existe pas d’application « chat audio » vraiment standard. Mais je pense que ça changera rapidement, des que les problèmes de bande passante ou de déguisement de la voix (comme sur le chat audio de la XBox) seront résolus.

Quelle est exactement la fonction du Gamemaster  ? N’est-il pas en train de devenir une sorte « d’auteur » dans le jeu, indépendamment des concepteurs ?

Le gamemaster est un maître du jeu, mais qui prépare une partie pour plusieurs milliers de joueurs au lieu d’une poignée d’amis. Il y a donc nécessairement des différences avec les jeux de rôle traditionnels, notamment dans le fait que l’événement qu’il organise doit pouvoir concerner un grand nombre de personnes, tout en restant suffisamment « personnalisé » pour que le joueur le perçoive comme son aventure. Outre la scénarisation d’un événement, il y a aussi une partie plus technique qui consiste à le « scripter » – c’est-à-dire préparer à l’avance l’apparition de tel ou tel personnage, ses dialogues ou réactions. Pour certains événements, un personnage non-joueur sera interprété par un humain, pour d’autres ce sera un personnage interprété par l’ordinateur auquel nous aurons attribué des caractéristiques spécifiques. Enfin, les gamemasters sont aussi en charge du bien-être de la communauté, et tous les problèmes de type harcèlement, non-respect de la charte de conduite, etc., passent par eux. Même s’il crée lui aussi du contenu pour l’univers du jeu, il y a effectivement une différence importante avec le gamedesigner (concepteur) qui va créer des éléments « définitifs ». Le gamemaster utilise des éléments existants (et les détourne parfois pour les adapter à ses besoins !) afin de créer un contenu éphémère et limité, mais excitant car donnant l’impression que le monde est vivant.

Avez-vous une idée du nombre de Guildes de joueurs existant sur DAOC ? Quelles sont vos relations avec les guildmasters  ?

Il y a aujourd’hui plus de 6 000 guildes (groupes de joueurs) officielles, et nos gamemasters sont en relation avec les guildes les plus importantes de chaque serveur. De temps en temps, des guildes nous proposent des événements – quand ils concernent suffisamment de joueurs, nous pouvons intervenir en leur donnant un coup de pouce technique. Par exemple, il y a quelques temps, une guilde avait besoin de rendre « inattaquable » un joueur pendant un certain temps, pour les besoins de son scénario. Mais en règle générale, les joueurs arrivent à mener à bien par eux-mêmes de nombreuses choses.

En quoi le jeu massivement multijoueurs change t-il fondamentalement la donne concernant les relations éditeur-exploitant/joueur  ?

Cela peut se résumer à un point : un jeu massivement multijoueurs est un service, pas un produit. Lorsque le joueur n’est pas satisfait du service, il se désabonne. Le joueur exerce ainsi un réel pouvoir sur ce que le développeur ou l’exploitant font du jeu.

Peut-on estimer qu’il y a des moments forts dans le jeu, une intensité dramatique, lors des raids des joueurs par exemple ?

L’imaginaire compte beaucoup, et le fait d’être plusieurs à vivre le même événement contribue à lui donner une intensité particulière – c’est toute la différence qu’il y a entre regarder un film tout seul chez soi et aller au cinéma, en dix fois plus puissant car ici on est acteur. Il peut y avoir des moments très forts – un étranger qui vous sauve de la mort, un raid dans le camp ennemi qui se termine dans une embuscade – et ce qui est vraiment bien, c’est que ces moments sont créés par les joueurs. L’inconvénient, tant qu’on ne disposera pas de jeux donnant encore plus de possibilités aux joueurs, c’est qu’on n’atteint pas encore le niveau de sensations d’un Half Life (jeu d’action guerrier) en solo par exemple.

Un jeu massivement multijoueurs comme Dark Age se termine t-il et si oui, comment ?

Non, c’est vraiment une histoire sans fin, écrite au jour le jour par les joueurs. Et même lorsqu’un jeu devient vraiment trop vieux pour susciter beaucoup d’intérêt, il reste toujours une proportion de fanas qui ne voudront pour rien au monde le lâcher.

Peut-on dire où nous en sommes aujourd’hui depuis le lancement du jeu, en ce qui concerne l’intrigue générale ?

Au tout début ou presque. Mythic, les développeurs, privilégient le gameplay du jeu à l’intrigue de fond, ce qui n’est pas une mauvaise chose, car cela laisse un peu de champ libre à nos gamemasters pour tisser des intrigues autour de la trame générale. Nous avons lancé il y a peu notre première « campagne » : comme dans les parties de jeux de rôle papier, certains événements ne durent qu’une soirée tandis que certaines histoires sont reliées les unes aux autres et peuvent durer plusieurs mois.

Observez-vous une différenciation des comportements des joueurs ?

Les joueurs sont très variés. Il existe un certain nombre de stéréotypes auxquels beaucoup de joueurs se conforment en tout ou partie (joueur collectif, explorateur, tueur…), mais les joueurs n’apprécient souvent pas qu’un seul aspect du jeu. Varier les plaisirs est d’ailleurs essentiel pour ne pas se lasser dans un jeu auquel on joue si longtemps.

Quels sont pour vous les différents éléments, techniques, culturels, économiques… qui rendent les jeux massivement multijoueurs encore difficiles d’accès pour le grand public ?

Les JMM représentent un vrai budget pour le joueur, tant un budget « temps » qu’un investissement financier – il y a l’ordinateur, l’abonnement à internet, le prix du jeu et de l’abonnement – mais de ce côté là la situation s’améliore : les tarifs du haut débit deviennent vraiment accessibles, et nous avons un abonnement mensuel à 10€ justement pour permettre à de nombreux joueurs de « franchir le pas ». Les interfaces des jeux de 3ème génération devraient simplifier l’approche des joueurs plus grand public, mais le principal écueil demeure le temps nécessaire pour jouer. Tant qu’il faudra un investissement-temps important pour pouvoir se « maintenir à niveau » vis-à-vis des autres joueurs, les joueurs moyens resteront à l’écart.

Y a t-il des spécificités européennes dans l’usage de ces jeux, des attentes particulières par rapport aux joueurs américains ou coréens ?

Oui, clairement. La multiplicité des langues et des moyens de paiement en Europe a longtemps été un frein, et il me semble que les joueurs français par exemple manifestent plus d’exigence vis-à-vis du roleplay, de la psychologie d’un personnage, de leurs interactions et de l’histoire du jeu, que les joueurs américains.

Certains nouveaux métiers, comme celui de Gamemaster, ne peuvent ils s’apprendre que sur le tas, ou à terme selon vous faudra t-il envisager de mettre en place des formations pour l’exploitation de jeux massivement multijoueurs ?

Personnellement, je pense que la meilleure formation reste la pratique – nous avons par exemple dans notre équipe des joueurs qui ont hébergé des serveurs pour Ultima Online et se sont ainsi initiés à la gestion d’une communauté réduite, à l’utilisation ou au développement d’outils de gamemasters. Gérer un site web et modérer des forums très animés peut aussi apporter beaucoup d’expérience. Le plus dur reste de recruter des personnes compétentes natives d’un autre pays. Ceci dit, je serais très heureux de voir une formation se mettre en place, d’autant que les métiers vont sans doute s’industrialiser avec la multiplication des titres. Le jeu Majestic d’Electronic Arts n’a pas marché, mais il était intéressant de voir un début de croisement entre l’industrie du cinéma, de la TV et des jeux massivement multijoueurs. Aujourd’hui, nous employons beaucoup de gens qui ont pratiqué des jeux de rôle papier, mais encore peu qui viennent de l’audiovisuel classique. Sims online sera peut-être le premier « soap opéra » massivement multijoueurs.

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