Olivier Lejade : « Les univers persistants doivent se démarquer des jeux vidéo »

Olivier Lejade est actuellement l’un des spécialistes les plus reconnus des univers persistants en France. Entrepreneur expérimenté il se lance aujourd’hui dans la production d’un univers persistant communautaire, se distinguant des Mmorpg (jeux de rôles massivement multijoueurs) actuels, défendant ainsi la possibilité d’un nouveau contrat social avec les utilisateurs : Famenet. Entrevue à l’avant-garde des jeux de demain…

Olivier Lejade est actuellement l’un des spécialistes les plus reconnus des univers persistants en France. Entrepreneur expérimenté il se lance aujourd’hui dans la production d’un univers persistant communautaire, se distinguant des Mmorpg (jeux de rôles massivement multijoueurs) actuels, défendant ainsi la possibilité d’un nouveau contrat social avec les utilisateurs : Famenet. Entrevue à l’avant-garde des jeux de demain…

Frank Beau : Quel a été ton parcours avant de te lancer dans les jeux massivement multi-joueurs ?

Olivier Lejade : Celui d’un entrepreneur forcené ! J’ai commence par fonder une société de consulting en sécurité réseau puis je me suis intéressé au développement de l’Internet en Chine et j’ai participé au lancement d’une start-up à Hong Kong avant de finalement revenir en Europe pour créer Nevrax (http://www.nevrax.com) puis Mekensleep (http://www.mekensleep.com).

Pourquoi estimes-tu qu’il est préférable de développer des jeux massivement multi-joueurs en se passant d’éditeur ? Et selon toi, le marché est-il mûr pour cela ?

Je pense surtout qu’il est préférable d’être indépendant. A l’heure actuelle, la chaîne de valeur de l’industrie du jeu vidéo ressemble à ceci : S => E => D => C. Ou S est le Studio de création, E est l’Editeur, D est le Distributeur et C est le Consommateur (le joueur). C’est une chaîne de valeur « produit » puisqu’elle aboutit à la vente d’un produit (la boîte de jeu). Or, pour un produit vendu 60 euros au bout de cette chaîne, le studio ne va percevoir en moyenne que 2,6 euros. Qui plus est, dans la majorité des cas, il va devoir céder le copyright de son produit à l’éditeur et donc repartir de zéro à chaque nouveau produit. Il est difficile d’envisager l’avenir sereinement dans de telles conditions.
Les univers persistants permettent de changer de modèle en passant à une chaîne de valeur « service » du type S <= C, où le consommateur vient acheter un service auprès du studio de création. Ce service, c’est l’accès à l’univers persistant, son animation et sa maintenance. C’est une position beaucoup plus viable pour le studio, car non seulement il n’est plus obligé de céder la part du lion aux intermédiaires, mais en plus il dispose d’une source de revenus récurrents sur laquelle il peut bâtir une stratégie à long terme. Il n’est plus soumis aux aléas d’une chaîne dont il n’a pas la maîtrise et il conserve l’intégralité du contrôle créatif. Dès lors, son souci principal devient d’équilibrer l’équation suivante : (coûts en exploitation + amortissement des coûts de production) / prix de l’abonnement = nombre minimum d’abonnés.
Evidemment, les intermédiaires de la chaîne « produit » freinent des quatre fers pour retarder l’émancipation des studios qui veulent transiter vers ce modèle, car ils ont beaucoup à y perdre. Or, dans le jeu vidéo il n’existe quasiment pas de réseaux de financement alternatifs à celui des éditeurs, ce qui rend la tâche difficile pour ceux qui rêvent d’indépendance. En simplifiant, c’est un peu ce qui nous est arrivé à Nevrax (producteur du jeu Ryzom : http://ryzom.com) : quand l’accès au capital risque s’est fait rare, il a fallu rentrer dans le rang au détriment de l’entreprise et de son projet. Il reste que c’est un modèle d’avenir et que de nombreux créateurs trouveront le moyen de s’en emparer.

Y a t-il des expériences à l’étranger confirmant ce modèle économique ?

Bien sûr. Pour commencer il y a depuis longtemps un certain nombre de petits MUDs (Multi-user dungeons) payants et profitables (Achaea en est un bon exemple : http://www.achaea.com). Il y a aussi en ce moment une explosion de sites webs de social networking tels que Friendster (http://www.friendster.com), Ryze (http://www.ryze.com), Tribe.net (http://www.tribe.net), LinkedIn (http://www.linkedin.com) et j’en passe qui n’ont évidemment pas besoin d’intermediaires. On voit aussi de plus en plus d’univers persistants graphiques choisir ce modèle comme Imperial Wars (http://www.imperialwars.com), Second Life (http://www.secondlife.com) ou There (http://www.there.com). Mais il faut surtout rappeler que NC soft, le géant Coréen, s’est construit sur ce modèle : partant de presque rien il s’est imposé en quelques années comme un poids lourd du secteur grâce à son univers persistant Lineage (http://www.lineage.co.kr).

Comment peut-on déjà expliquer avec des exemples, en quoi l’usage des logiciels libres au moment du développement d’un UP (univers persistant) change la donne dans la fabrication même des jeux, dans les modèles économiques envisagés, dans la culture d’échange et de coopération, dans les relations possibles avec les usagers ?

C’est une question qui mériterait un livre à elle seule ! Il existe de nombreux points communs dans la façon dont se structurent les communautés online : que ce soit autour d’un logiciel libre, dans un univers persistant ou tout simplement sur une mailing-list. Une fois ce constat fait, un certain nombre d’arguments militent en faveur du développement d’univers persistants en logiciels libre, à commencer par la dimension éthique. Je m’explique : concevoir et administrer un univers persistant, c’est faire une multitude de choix politiques qui vont régir les relations entre les participants – y compris les concepteurs initiaux – et donner une coloration à la communauté qu’ils vont former. Faire du logiciel libre, c’est également faire un choix politique. Et c’est un choix qui s’inscrit parfaitement dans ma conception des univers persistants, fondée sur la liberté, le partage et le dialogue. Ensuite, en ce qui concerne l’usage de logiciels libres dans les univers persistants, il y a une multitude d’avantages pratiques qu’il serait trop long de développer ici, mais qui découlent tous de la liberté d’utilisation de la technologie sous-jacente.

Peut-on considérer que la France a pris du retard sur le développement des jeux massivement multi-joueurs ?

Pas vraiment. Je pense même que la France est plutôt dans le peloton de tête. Précurseurs avec Le Deuxième Monde, Mankind, ou Starpeace, les francais s’intéressent depuis longtemps aux univers persistants. Il y a aussi eu des expériences très originales comme « Penguin Island » de Pierre et Remy Lefort et il y aura certainement beaucoup de leçons à tirer de Ryzom, le MMORPG développé par Nevrax. Alors bien sur, on peut toujours critiquer la qualité de ces projets mais il faut bien commencer quelque part ! Et franchement, au regard du petit nombre de développeurs français et des moyens à leur disposition, je ne pense pas que nous ayons à rougir de ce qui a été fait, bien au contraire.

Penses-tu que les jeux massivement multi-joueurs obligent les développeurs et éditeurs de jeux offline à une sorte de révolution culturelle ?

C’est indéniablement l’occasion d’un changement radical dans le rapport entre les différents acteurs de la chaîne. Pour autant il ne faut pas croire que c’est la solution miracle et que tout le monde va se mettre a faire des univers persistants. Le public pour les jeux offline ou pour les jeux online non persistants existe et n’est pas prêt de disparaître : c’est même l’immense majorité des consommateurs. Et tant que ce public existera, il y aura des développeurs pour répondre à cette demande.

Si tel est le cas, comment cette industrie peut-elle émerger et se consolider en France ? Est-il nécessaire de mener une réflexion ambitieuse sur le sujet avec les pouvoirs publics ? Quelles incitations spécifiques peut-on envisager par rapport à l’industrie classique du jeu vidéo ?

Je ne suis pas sûr que le débat se situe tant au niveau du jeu vidéo qu’a celui des NTIC. L’émergence d’une éventuelle industrie française des univers persistants est étroitement liée à la progression des technologies de l’information dans notre pays. Ce que j’attends réellement des pouvoirs publics ce sont des avancées franches du cadre légal en faveur des nouvelles technologies, de l’internet et des PME innovantes. En vrac, je pense notamment à :
– L’interdiction absolue des brevets logiciels en France et en Europe ;
– Le rejet des lois liberticides telles que la LEN ou le projet de transposition de l’EUCD ;
– Une vraie politique du haut débit pour tous (à la Coréenne) accompagnée de mesures fiscales incitatives à l’achat d’ordinateurs personnels ;
– Une véritable déréglementation des ondes ;
– Une politique de soutien au développement de logiciels libres ;
– Une remise a plat du droit d’auteur en prenant en compte l’intérêt du public et pas uniquement celui du cartel des éditeurs.

Les gamedesigners ont-ils besoin de matériaux de réflexion extérieurs – on pense à des sujets tels que la scénarisation des jeux, la connaissance des usages, la micro et la macro-économie des mondes virtuels (notamment sur l’économie d’échange des avatars)… ? Ou bien la R&D des studios de développement suffit-elle pour le moment ?

Toute information fiable est évidemment bonne à prendre à condition d’être capable de l’interpréter correctement. Dans notre domaine, nous avons deux principaux soucis. Pour commencer, nous manquons cruellement de données statistiques car chacun garde jalousement les informations qu’il recueille. L’autre problème vient du fait que nos outils d’extraction et d’analyse sont encore extrêmement rudimentaires, faute de moyens. Mais ce sont des problèmes qui disparaîtront naturellement avec le temps et la multiplication des univers persistants.

Des passerelles sont-elles à faire avec les Etats-Unis et si oui, avec quels types d’acteurs du milieu ?

Les passerelles inter-continentales existent déjà. Les concepteurs se connaissent de près ou de loin : nous fréquentons tous les mêmes conférences, les mêmes mailings-lists et les mêmes sites web. Par contre il y a sûrement des passerelles inter-disciplinaires à mettre en place : avec des sociologues, des statisticiens, des ergonomes. J’essaye à mon niveau, mais il n’est pas toujours facile de trouver des chercheurs qui ont une pratique et une culture de l’internet et des nouvelles technologies. Et quand ils ne l’ont pas, c’est trop difficile de se mettre au diapason, de trouver un vocabulaire commun.

Penses-tu que les jeux en ligne intéresseront davantage les filles dans les années à venir ?

Oui, si les concepteurs s’intéressent davantage à elles… Il est cependant intéressant de noter que la population féminine dans les univers persistants est déjà beaucoup plus grande qu’elle ne l’est dans les jeux vidéo en général. Entre 25 et 40 % à comparer avec moins de 10 % dans les jeux classiques.

Penses-tu qu’il y a un travail important à faire sur la démocratisation de ces jeux, la sensibilisation du public, et que cela passe par une réflexion sur le vocabulaire, les outils et les interfaces proposées, les institutions médiatrices (presse et médias, recherche universitaire, etc.) ?

Oui, et c’est un travail en profondeur. Pour ce qui est de la conception, tout est a revoir ou presque. Les interfaces, le positionnement, les mécaniques sociales, les outils d’appropriation de l’univers, etc. C’est un énorme chantier qui ne pourra se réaliser que par étapes. En ce qui concerne la communication, deux approches semblent possibles :
1. Commencer par lutter contre les clichés et les a priori négatifs que propagent régulièrement les médias au sujet des jeux vidéo, expliquer en quoi les univers persistants ne sont pas de simples jeux vidéo ;
2. Se démarquer réellement des jeux vidéo et entamer un vrai travail didactique sur les univers persistants.

Les concepteurs et les chercheurs ont souvent tendance à préférer la deuxième approche mais nous sommes vite rattrapés par le fait que les univers persistants actuels ressemblent encore trop à des jeux vidéo pour que les gens les imaginent autrement.

Pour toi les communautés virtuelles ludiques seront-elles un jour des communautés tout court ? Le jeu vidéo anticipe-t-il des processus et des modalités de constitution de communautés électroniques au niveau mondial ?

Ce sont d’ores et déjà des communautés. Elles ont une histoire, des valeurs fondatrices, un vocabulaire commun, des leaders. Elles ont leurs drames, leurs schismes, leurs révolutions. Par contre, je ne pense pas que le jeu vidéo online soit particulièrement précurseur. En tout cas, pas plus que les réseaux de partage de fichiers, les sites web communautaires, le chat, la messagerie instantanée, les newsgroups ou tout simplement une bonne mailing-list. Tous ces outils favorisent la constitution de communautés en ligne. C’est pourquoi on assistera probablement à l’avenir à une meilleure intégration, voir une certaine convergence entre ces outils.

Que peux-tu dire pour le moment sur le projet Famenet, sur son positionnement, son calendrier de développement ?

Pas grand chose si ce n’est que le projet Famenet n’a pas vocation à être une enième resucée d’Everquest (http://everquest.station.sony.com). Je trouve que les MMORPG actuels se ressemblent tous plus ou moins. Nous allons essayer quelque chose d’autre. Famenet n’aura d’ailleurs rien d’un RPG : ce ne sera pas vraiment un jeu et encore moins « de rôle ».

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