Blogosphère, partage et sociabilité

On perçoit souvent les blogs comme de simples sites personnels. Pourtant, l’intérêt des blogs provient très largement de ce qu’ils expriment pris collectivement. Associés à de nouveaux outils de partage et de collaboration, à des moteurs de recherche ou d’analyse, les blogs prennent – parfois à l’insu de leurs auteurs – un caractère collectif : la « blogosphère » cesse alors de désigner la communauté élitiste des blogueurs qui font l’opinion, pour devenir un phénomène collectif qui sort du contrôle de ceux qui l’alimentent.


Des pages personnelles… très collectives

Le « phénomène blog » se résume facilement : des millions d’individus, partout dans le monde, décident de tenir un journal en ligne, en utilisant des outils faciles d’accès et bon marché qui leur permettent de s’affranchir des contraintes inhérentes à un site web traditionnel pour publier – via un simple navigateur web – un site dynamique, complet, parfaitement structuré, facile à mettre à jour.

Parfois considéré comme une évolution directe de « la page perso », le blog induit pourtant un changement de ton et même de contenu. Jadis, une page personnelle était souvent « figée ». On prenait pied sur le web, via un mini-site dont l’objet principal était le plus souvent de présenter son auteur (son CV, quelques photos, des informations sur ses centres d’intérêt…). Le site était peu mis à jour, et demeurait parfois quelques mois sans être modifié.

Le blog n’a d’intérêt que s’il est mis à jour très régulièrement. La démarche est donc plus « vivante », mais induit aussi, beaucoup plus fortement, la notion de partage. Historiquement, les premiers blogs, se limitant à des listes de sites web repérés sur la toile, avaient pour but de partager des bonnes adresses avec d’autres internautes. Aujourd’hui, le fait pour un blogueur de tenir son journal, même s’il porte principalement sur la vie de son auteur, vise avant tout à établir un dialogue avec d’autres. On poste des images pour les partager, on donne son avis pour le confronter à celui des autres, on souligne des faits marquants pour éveiller des réactions, ou même provoquer un débat.

Il serait donc erroné de penser que les blogs se limitent à l’expression individuelle – voire narcissique – des auteurs qui les publient.

Le caractère par nature collaboratif des blogs apparaît clairement dans les outils qui ont assuré leur popularisation. Au travers de ces outils, les blogs ont établi un format, qui facilite largement l’interactivité entre les lecteurs et le blogueur, et entre blogueurs.

C’est par exemple le cas du « blogroll », que l’on retrouve sur la plupart des blogs. Il s’agit simplement d’une liste regroupant les liens « amis » ou recommandés, dont que les outils de blogging rendent particulièrement facile à créer et mettre à jour. Pour ceux qui connaissent bien la blogosphère, le blogroll d’un blog donné est très éclairant : dis-moi vers qui tu pointes, je te dirais qui tu es.

Pour les autres, le blogroll

peut servir de point d’entrée pour découvrir d’autres blogs. Dans tous les cas, le blogroll constitue une forme de sociabilité, et représente une part du « tissu social virtuel » de chaque blogueur, clairement affiché sur sa page d’accueil.

D’autres éléments du format blog sont également conçus pour induire une conversation. Les « billets », qui sont l’élément constitutif de base d’un blog, peuvent facilement s’enrichir des réactions publiées par les lecteurs et, plus original, par les autres blogueurs. Dans ce dernier cas, tout s’effectue de façon automatisée par le biais du protocole de « trackback », imaginé par quelques pionniers du blogging et aujourd’hui généralisé de façon standard sur beaucoup d’outils de publication. Le principe est simple : lorsqu’il cite un billet publié sur le blog A, le blog B en informe le blog A en lui envoyant – sans intervention humaine – un trackback. Le blog A reçoit les trackbacks émis et peut ainsi faire apparaître à la fin de ses billets la liste des réactions émanant d’autres blogueurs, publiées sur d’autres blogs.

Un blog qui « marche » n’est donc pas simplement un site avec du trafic, mais un endroit qui suscite des réactions et engendre des liens croisés. Au-delà de la publication et du référencement, les blogs servent de base à une infinité de conversations en ligne, soit sur les sites eux-mêmes, soit de blog à blog.

Une « voix » globale

L’impact des blogs ne s’arrête pas là, bien au contraire, et on peut arguer que dans une large mesure, les blogs n’ont de sens que pris collectivement. Cette caractéristique est encore amplifiée par l’émergence de sites spécialisés et très utilisés, dont le seul objectif est de mesurer les tendances issues de la blogosphère.

L’un des plus connus de ces outils, Technorati, se présente comme une sorte de « Google de la blogosphère ». A l’instar des moteurs de recherche et leurs « crawlers », Technorati parcourt le web à la recherche des blogs et les indexe. A ce jour, 4,5 millions de blogs sont indexés. Plus intéressant, le site établit en permanence et en temps réel des classements de popularité, sur la base des liens hypertextes collectés sur les blogs indexés.

Ainsi, Technorati permet de déterminer la « popularité » de chaque dans la blogosphère, mesurée à partir du nombre de blogs qui ont choisi de l’inscrire à leur blogroll. Ces résultats sont agrégés dans un Top 100. Pour y figurer un blog doit – à ce jour – figurer au blogroll de 1 600 autres blogs. Le blog le plus populaire au monde (Boing Boing, un blog collaboratif multi-thématique) est plébiscité par plus de 8 000 blogs.

D’autres sites adoptent des démarches similaires, avec toutefois quelques variantes. PubSub référence à la fois quelques trois millions de blogs et des millions d’autres sites web pour produire son propre Top 100. A ce jour, les sites les plus populaires du classement sont quasiment tous des médias traditionnels ; Boing Boing, premier blog de la liste, figure tout de même à la 25e place. Pour effectuer son classement, PubSub ne se contente pas de compter les liens entrants vers un site : il les pondère par la popularité des sites sur lesquels ces liens entrants sont présents. Ainsi, pour qu’un blog soit véritablement populaire, il est préférable qu’il bénéficie de liens provenant de blogs qui sont eux-mêmes populaires.

Comme Technorati, PubSub établit une nouvelle échelle de valeur, inédite, dans laquelle, par exemple, le New York Times (premier du classement) devance le site CNN.com, le blog personnel de campagne Daily Kos devance le site officiel de la Maison Blanche, et le journal britannique The Guardian s’affiche comme largement plus populaire que le site de la chaîne télévisée américaine Fox News.

Si l’on ajoute que les mêmes procédés sont déclinables à l’infini, on comprend comment les blogs peuvent être utilisés pour établir autant de classements divers, montrant – en temps réel et de façon inédite – l’importance accordée par les blogueurs aux sujets qu’ils commentent ou qu’ils abordent.

L’exemple le plus immédiat concerne les articles de presse. Technorati tient en effet à jour un classement des actualités les plus traitées dans la blogosphère – c’est-à-dire totalisant le plus grand nombre de liens depuis les blogs. Le plus souvent, il s’agit d’articles de presse, mais des billets de blogs y figurent également. On constate aisément que les articles qui intéressent le plus la blogosphère ne portent pas toujours sur des sujets considérés comme « phares » par les médias dont ils émanent. La logique de « Une », selon laquelle un média cherche à augmenter l’importance relative d’un sujet en le mettant en avant sur sa page d’accueil, n’a plus véritablement de sens à l’heure des blogs. Dans la blogosphère, ce ne sont pas les éditeurs de sites médias qui décident de l’importance relative des sujets, mais les blogueurs qui les lisent, les commentent et les lient. Plusieurs autres outils proposent ce type de classement, dans lesquels figurent les « articles les plus liés » (en France, voir par exemple Blogolist).

Et ce qui s’applique aux articles peut s’étendre à d’autres domaines, comme les livres.

All Consuming publie chaque semaine la liste des livres les plus « liés » et regroupe de façon automatisée des extraits de critiques provenant des multiples blogs qui chroniquent des livres. Technorati a récemment ouvert un service similaire, en version beta.

En poursuivant ce raisonnement, on peut chercher à analyser plus finement ce qui se dit – globalement – dans la blogosphère. Le service BlogPulse a précisément pour but d’étudier l’émergence de « tendances », au sein de la masse des billets publiés sur les blogs. Le site parcourt en permanence les blogs, identifie et classe les phrases ou les expressions qui y sont publiées. Le service permet donc, à tout moment, d’évaluer « ce dont on parle dans la blogosphère ». Blogpulse tient par exemple en temps réel un classement des « personnalités les plus citées » dans les blogs.

Enfin, on peut également citer le service créé par Umbria pour analyser la façon dont les blogs ont traité la campagne présidentielle américaine. Le service, dont les résultats étaient repris par le site CNN.com durant la campagne, analysait les billets et commentaires publiés sur 3,5 millions de blogs, pour en dégager des tendances – et leur évolution dans le temps – sur des sujets précis abordés par les candidats, qu’il s’agisse de protection sociale, du marché de l’emploi, ou de la guerre en Irak.

On le voit, la blogosphère constitue par essence un puissant moyen d’analyse globale des choix, des lectures ou des propos des blogueurs. Elle est même, très certainement, le premier outil du genre, par le biais duquel non seulement tout individu peut s’exprimer, mais participe en même temps à un phénomène qui le dépasse.

Le blog, première brique du partage généralisé

On peut également percevoir que les blogs vont être utilisés comme des éléments de base pour partager des informations à plusieurs, rendant de moins en moins nette la distinction entre communication interpersonnelle, partage et publication. Plus généralement, les blogs – et le P2P, aussi – ont induit des usages qui montrent que les échanges de pair à pair non seulement se généralisent, mais s’étendent à tous types d’information. Le fait de « bloguer », qui correspond aujourd’hui à une action précise, pourrait évoluer rapidement vers des usages plus flous, et même devenir, simplement, synonyme de « publier quelque chose en ligne dans le but de le partager ».

De multiples outils sont récemment apparus, qui se superposent aux outils de blogs pour généraliser des fonctions de partage. Un bon exemple en la matière est le service Flickr, qui permet à tout internaute de publier des photos numériques en ligne dans un espace personnel, de partager ses photos avec ses amis – ou avec la terre entière – et de publier tout ou partie de ces images sur son propre blog. Les photos peuvent être postées à l’aide d’un photophone, puis commentées par les internautes. Le but n’est donc pas tant d’archiver un album en ligne que d’enrichir un ensemble plus global, constitué de dizaines de milliers de photos classées par thématiques ou par mots-clés (voir l’exemple des Photos de l’éclipse lunaire du 27 octobre 2004). Il existe du reste de multiples autres services similaires (notamment Hello de la société Picasa, rachetée par Google en juillet dernier).

Dans un autre domaine, le service del.icio.us développe le concept de « social bookmarks » (« signets sociaux »). Via del.icio.us, chaque internaute peut injecter sa liste personnelle de signets dans un vaste espace commun. Ces signets alimentent un classement de popularité qui répertorie des millions de liens, classés selon plusieurs dizaines de thèmes. En passant par del.icio.us, on peut également publier de manière très simple sa liste de signets, classée, sur son propre blog ; à l’inverse, certains outils de publication de blogs offrent la possibilité de publier – donc de partager – des liens sur del.icio.us ; en retour, les classements établis par del.icio.us sont également publiés au format RSS et publiés sur des blogs : la boucle entre la conservation de signets personnels, leur partage et la publication est ainsi bouclée.

Del.icio.us suscite un fort intérêt dans la blogosphère et a donné naissance à une dizaine d’outils destinés à lui apporter des fonctionnalités complémentaires.

En allant plus loin, on constate que les différents outils et formats fusionnent, notamment pour offrir des fonctionnalités de partage et d’échange, à la croisée du blog.

C’est le cas de Gush, un outil particulièrement original, qui cumule les fonctions de lecteur RSS, de messagerie instantanée et d’outil de blogging, à destination des correspondants de l’utilisateur. Furl permet de stocker dans un espace privé en ligne les pages web que l’on consulte, mais aussi de les partager avec d’autres. Les pages choisies par l’utilisateur peuvent être envoyées à des groupes d’utilisateurs prédéfinis, par email ou via un fil RSS. L’utilisateur peut également afficher facilement ses sélections web sur son propre site ou blog.

Tout ceci semble converger, et montre combien la frontière devient ténue entre le simple usage de l’internet et le fait d’y publier des informations non seulement accessibles par tous, mais s’inscrivant dans un ensemble global. Mémoriser une adresse web dans ses signets ou stocker une photo numérique en ligne, est de plus en plus synonyme du fait de la partager avec d’autres. Le « websurfing » se transforme peu à peu en « blogging », même quand on ne possède pas de blog personnel. Et lorsqu’on en possède un, son impact est forcément décuplé par le fait même qu’il existe d’autres blogueurs qui y accèdent, et des outils pour enregistrer, comptabiliser, ou agréger ce qui y est publié.

Sans parler des nombreuses micro-communautés qui coexistent dans la blogosphère, celle-ci est en elle-même une vaste communauté, protéiforme et peu structurée, mais qui partage des formats de publication similaires. En surimposant à ce « premier étage de la fusée » des outils innovants, généralisant la notion de partage, il est donc fort probable de voir les blogs s’imposer comme les éléments constitutifs d’une nouvelle forme d’expression collective et de sociabilité. Et l’on comprendra alors qu’ils n’ont rien de « journaux intimes ».

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  1. Synthèse très intéressante de la dimension sociale des weblogs. C’est très rafraichissant de voir que ce concept est en train d’émerger chez pas mal de gens (c’est l’idée qui nous avait fait nous lancer le projet http://www.rss4you.org avec mon collegue roberto).

    Ce qui est fascinant, c’est l’explosion de l’apparition et utilisation d’outils soutenant cette tendance (technorati, del.icious, flickr…) dans les derniers mois. Je me réjouis jour après jour des nouveaux usages que cela crée. Et ce, grâce à des outils simples.

  2. Une brillante étude de la signification du phénomène Blog en pleine explosion. Et un pendant en ligne de l’excellent bouquin du même Cyril Fiévet (avec E.Turretini) : Blogstory (Editions Eyrolles). Je le conseille vivement à tous les lecteurs de ces pages …