Liberté, vérité, internet ?

La parution, dans une publication consacrée à l’innovation internet, de la tribune de notre journaliste Cyril Fiévet sur l’offensive du créationnisme (rebaptisé « Intelligent Design ») aux Etats-Unis, pourrait sembler déplacée. Elle nous a pourtant paru essentielle, pour deux raisons au moins.

Tout d’abord, le retour en force de l’idéologique et du religieux – même masqués derrière des arguments soi-disant rationnels – dans le débat scientifique, représente un danger d’autant plus grand dans une société dite de la « connaissance ». Plus la connaissance prend de l’importance comme principe organisateur de la société et de l’économie, plus les conséquences de son détournement deviennent graves. Ce qui ne signifie pas, bien sûr, qu’il soit interdit d’y introduire de l’éthique ni de s’interroger sur le sens du progrès.

Mais les avancées pernicieuses du créationnisme interrogent aussi de manière profonde la « culture de l’internet ». Il y a, sur l’internet, une idée très présente (et par ailleurs très profondément ancrée dans la culture américaine) selon laquelle toutes les opinions ont droit de cité, la « vérité » ne pouvant émerger que de la libre confrontation de ces opinions. De là à dire que tout est opinion, qu’il n’y a pas de vérité ou de principe absolus, le pas peut être vite franchi. Les créationnistes, comme d’ailleurs les négationnistes, jouent volontiers de cette corde sensible : « Au nom de quoi nous interdiriez-vous de nous exprimer ? De quoi avez-vous peur ? En quoi votre vérité serait-elle supérieure à la notre ? » Puis du libre débat, on passe à l’égalité des thèses et donc à la nécessité de les enseigner toutes deux… le tout au nom de la liberté.

Ce discours passe bien auprès d’une partie des internautes, parce qu’en effet l’internet a, dans bien des domaines, libéré des paroles et des énergies qui ne trouvaient pas à s’exprimer avant. Il est bien entendu paradoxal, dans la mesure où il n’y a pas plus attaché à une vérité absolue – et révélée – qu’un créationniste. Mais tant que leur thèse ne s’impose pas, ils ont intérêt à se présenter comme la minorité qui ose remettre en question les vérités admises.

La tactique s’avère efficace. De site en blogs, se répondant les uns aux autres, les créationnistes ont constitué un univers de communication autonome, accessible, qui présente toutes les apparences du sérieux. Plus, en faisant preuve d’énergie et de subtilité, ils parviennent sans trop de mal à coloniser certains lieux d’échange et de construction collective. Dans sa version anglaise, Wikipedia, dont la synthèse d’Arnaud Klein et Jean-Michel Cornu analyse les modes collectifs de fonctionnement et de validation, n’échappe pas totalement à cet « entrisme ». On y compte pas moins de quatre entrées sur l’évolutionnisme, l’évolution, le créationnisme et la « controverse création-évolution », dont plusieurs sont des modèles d’équilibre et de « neutralité » qui, en présentant de fait la théorie de l’évolution et sa négation à parité, doivent réjouir les militants de l’Intelligent Design. Bien malin qui saura, après lecture, démêler le vrai du faux, la démonstration scientifique de la croyance religieuse.

Où se situent alors les bornes ? Comment réaffirmer des vérités établies et les distinguer des libres opinions ? Les autorités, les médias, les médiateurs, les experts, serviraient-ils finalement à quelque chose ? L’internet a contribué à ouvrir une boîte de Pandore et ceux, dont nous faisons partie, qui en défendent l’ouverture et en saluent le caractère libérateur, doivent aussi s’interroger sur les risques que cela entraîne.

Daniel Kaplan

À lire aussi sur internetactu.net

0 commentaires

  1. Ce débat est-il vraiment dérangeant? Je suis athée mais j’ai la conviction que la VERITE n’existe pas. Combien de millions de morts en son nom.
    Même dans les sciences dures, voire la contreverse d’Einstein sur la mécanique quantique par ex.
    Il est donc essentiel que chacun utilise les TIC pour les orienter, les influer sur ce qu’il croit juste.
    Et surtout dans le respect de l’autre.

  2. Chacun a le droit d’exprimer ses opinions. Internet permet de le faire d’une manière beaucoup plus large que les autres médias. En quoi le fait de parler du créationnisme fait-il peur ? Il n’y a que 2 possibilités sur l’apparition de l’univers : l’évolution ou la création. Pourquoi devrait-on toujours entendre les partisans de l’évolution ? Il faut entendre les arguments des deux camps. C’est cela la démocratie. A moins que cela fasse peur à certains… Maintenant mélanger Internet à un sujet aussi sensible… Internet n’est qu’un outil pour exprimer ses opinions… Toutes ses opinions… Mais si maintenant les opinions de certains ne font pas plaisir à d’autres… il faut réinstaurer des dictatures.

  3. les deux premières réactions sont typiques : on a droit à toutes les vérités, qui, en fait, se réduisent à des hypothèses…

    une version plus vulgaire du débat (bravo à cet édito qui me semble être une excellente contribution au débat) est celle des rapports entre journalisme et bloguisme : les seconds revendiquent (à juetes titre) d’écrire cel qu’ils veulent. très bien, mais avec quel respoect de la vérité? qui coté journaliste ne se conçoit pas sans recherche, confrontations, sources, etc.

    Si l’effet des blogs (ou de l’info Internet en général) est de donner de la crédibilité à de pures affirmations ou de pures hypothèses présentées comme « l’une » des vérités, c’est grave, car la prégnance d’Internet parmi nos sources augment chaque jour…

    exemples ci dessus : a-t-on le droit, au nom de chacun sa vérité, de gloser sur le nombre de morts des camps de concentration ? ma réponse est non ; et je trouve légitime que la loi interdise le négationnisme

    De même est-il légitime de mettre sur le même plan l’évolutionnisme et le créationnisme ; ou même d’imposer le second, comme certains Etats américains tentent de le faire dans le système éducatif . A mon avis, c’est une erreur et une horreur : c’est imposer une hypothèse, et non rechercher une vérité !

  4. Il y a une théorie de l’évolution qui se modifie en fonction des découvertes, s’ajuste selon les données et obtient un concensus scientifique majoritaire. Mais pour la création il y en a des dizaines, que ce soit celle de la bible, des hindouistes, des raeliens, des boudhistes, etc. S’il faut enseigner les deux théories, il faut aussi enseigner tous les créationnismes, non seulement celui de la bible. Or, ceux qui pronent le créationiste biblique réfutent les autres réligions qui n’ont pas la bible comme origine. Or, tirer ses opinions de la bible n’est justement pas une opinion, c’est plutot un jeux de l’esprit qui consiste a vouloir prouver ses opinions à tout prix (dogmatisme) au lieu de chercher confronter ses opinions pour les amiliorer (scientifique).

  5. Le débat que vous soulevez est très intéressant.

    L’idée des créationnistes provient probablement de la constatation de l’efficacité du principe évolutif, celui qu’exposait Darwin. A posteriori, il est possible d’adhérer à une idée de construction qui serait inaltérable quand on remarque la stabilité (ou, et cela revient au même, l’instabilité cyclique) des systèmes les plus riches ou les plus complexes.
    Je crois pour ma part que l’on peut effectivement reconnaître un principe créatif théorique, celui que l’on peut saisir par un langage, par une formalisation. Je veux parler de l’idée d’organisation : ce qu’il peut naître de l’interaction, du hasard, de la contradiction, de la liberté, l’ordre qu’il peut naître du désordre. Mais l’énoncer ne suffit pas à la cerner : d’une certaine façon et comme le disent de nombreuses disciplines, il y aurait toujours dans une construction un facteur insaisissable parce que l’organisation est le lien immatériel entre deux objets, pas les objets ni même comment ils réagissent séparément.
    La frontière du langage et la soif des hommes à la repousser (posséder) pouvant mener cette impression à une conception mystique ou scientifique. De façon un peu caricaturale, on peut dire que la conclusion que tirent les uns et les autres dépend de la hiérarchie de croyance utilisée : le rationnel au plus haut niveau pour la science (la science est la croyance qui tend à confondre exactement l’objet et sa description), le mystique pour la religion (la spiritualité est la croyance qui tend à sublimer la description).
    Pris dans ce sens et avec un peu d’humour, on voit qu’il y a bien une question de point de vue mais surtout d’une grande et légitime relativité source de débats, de confrontations, d’écoute, de réactions, et par là même, d’organisation.

    Dans un tel monde pensé, imaginé, toutes les activités se bornent dans un cadre dont certaines limites sont dangereusement dépassables. Il en va du langage pour la raison comme des lois pour la société. Ses limites sont définies selon le domaine où elles s’appliquent et dans certains, internet se situe dans un de ceux-là, elles se dessinent par îlots, sans objectif global tant les interactions sont diverses et nombreuses, phénomène très interrogateur pour une culture inquiète, à juste titre il me semble, qui insiste grandement sur l’orientation, le devenir.
    Dans de tels milieux, imposer une limite générale est définir un absolu relatif, un a priori aussi nécessaire qu’arbitraire, aussi douteux qu’indiscutable. Par la fragilité de ce statut, je crois que des acteurs devront être plus présents, mieux reconnus comme garants des libertés fondamentales, celles des droits de l’homme comme celles qui devront préciser les devoirs de l’expression interpersonnelle au sein d’un groupe. Ce qui ne revient heureusement pas à définir ce qui doit être dit et ce qui ne doit pas l’être : considérer ces acteurs comme centraux reviendraient à ignorer le sens de l’organisation tel que je le conçois, c’est-à-dire comme ce qui permet à un système d’évoluer, de régresser, de se maintenir, en somme de vivre. La question soulevée par cette position n’est pas celle d’une éthique de la communication mais plutôt de son esthétique, pris dans le sens suivant : le sens affectif de ce qui relie.

    La liberté ne se définie qu’au sein de ses limites et de bien des manières l’évolution d’un système est ordonnable dans le sens de cette liberté. Permettre de s’opposer est peut-être la règle qui permet le mieux l’inscription libre et respectueuse, avec en prix fort la perte d’un sens fédérateur immédiat.

    Merci pour cet espace.
    Cordialement, un internaute.