Internet viral

Sur l’internet, beaucoup de choses procèdent de la copie, de la duplication de l’information d’un ordinateur à un autre, d’une personne à une autre. De nombreux phénomènes sociologiques et techniques émergent et se propagent selon des mécanismes qui ressemblent à ceux des virus. A commencer évidemment par les virus informatiques, dont nous ne traiterons pas spécifiquement dans cet article. L’objet est de considérer cette question sous l’angle de la viralité communicationnelle et de ses nouvelles règles d’usage. Des règles que de multiples acteurs de l’internet, du secteur marchand ou du monde politique tentent désormais avec plus ou moins de fortune de comprendre, d’apprivoiser et de maîtriser.

La viralité sauvage existe t-elle ?

Qui n’a pas déjà reçu un jour dans sa boîte aux lettres électronique, un petit film amusant, un jeu addictif, ou encore un hoax (rumeur, intox) ? Ce genre d’information de première ou de dernière importance que l’on s’empressera de faire suivre à ses amis, et qui va continuer de se répandre ainsi, via les micro facteurs que nous sommes devenus. De tels objets ont la propriété de se balader dans le cyberespace sans l’aide de personne. Mais dans la mesure où ces messages ont nécessairement été émis et produits par quelqu’un à un moment donné, la question ne serait pas tant de savoir s’ils existent de manière autonome, mais si leur propagation fut intentionnellement provoquée ou non. Si la propagation n’est pas intentionnelle, cela pose la question d’une éventuelle nature épidémiologique du réseau, qui fonctionnerait comme une matrice de diffusion de l’information susceptible de révéler/sélectionner telle ou telle information en voyageant par exemple par le canal d’un « inconscient collectif » réticulaire, planétaire. Si elle est intentionnelle, cela pose la question de la maîtrise par des usagers de cette forme de viralité. La viralité demeurant une approche éminemment neuve dans le domaine de l’information, en dépit des travaux qui furent réalisés à partir du phénomène des rumeurs notamment. Le viral nous conduit alors quelque part entre l’analyse épidémiologique de l’information cyberspaciale et le décryptage des nouvelles techniques de guérilla informationnelle utilisées dans un nombre croissant de secteurs.

Typologie des objets viraux « spontanés »

On pourra regrouper sous le terme générique d’Objets Viraux Informationnels (OVI), les hoax, les rumeurs, les objets audiovisuels viraux (voir ce blog sur les Films viraux). Avant d’attaquer les causes de la propagation de ces derniers, on remarquera que la viralité se présente sous la forme d’une activité de réception-sélection-renvoi simple et rapide, dont l’initiative de la duplication serait en quelque sorte comprise dans la forme même du message. En d’autres termes, on fera suivre un message cool, ou surprenant, sans trop y réfléchir, comme on réplique une idée simple.

Les hoax ainsi, sont en général de fausses informations (qui peuvent dans certains cas s’avérer exactes), et qui parviennent à sortir du lot parmi le flux croissant de courriers et de spams que nous recevons. Le site francophone Hoaxbuster classe les hoax en sept catégories : les alertes sur les faux virus, les chaînes de solidarités, les messages de gain (gagner un maximum d’argent en un minimum de temps), la bonne / la mauvaise fortune (vous êtres l’héritier de quelque chose ou un malheur vient de vous arriver), la désinformation, les pétitions, et l’humour.

La femme aux crottes de chienEn regardant quelques cas d’école on remarque que les OVI de type hoax se diffusent pour des raisons diverses. Il y a le cas de la propagation d’une information préventive apparentée au final à de l’intox. Par exemple les récents messages Hotmail informant leur destinataire que s’il ne renvoie pas ce même message à tous ses contacts, Microsoft détruira son compte, car le nombre maximum de comptes est atteint. Dans la même veine, il y a les hoax de prévention faisant appel à la vigilance dans d’autres espaces publics. En forwardant un mail, prévenant du danger de la présence de seringues infectées par le VIH dans les cinémas, l’internaute pensera réaliser un acte citoyen, en un sens valorisant, en alertant à son tour ses amis du danger. Il y a enfin l’OVI d’humiliation et de moquerie. Citons l’affaire Star Wars kids en 2003, l’affaire de l’étudiant HEC David Hirschmann en 1999, et l’affaire plus récente de la femme aux crottes de chien (gae-ttong-nyeo) en Corée du Sud. Le chien d’une jeune femme défèque dans le métro. Celle-ci quitte la rame sans nettoyer. Des passagers choqués la photographient avec leur téléphone mobile. La photo se propage sur le net. La femme sera retrouvée, puis traquée, humiliée, dans ce qui va devenir alors une sorte d’affaire d’insalubrité nationale. Diverses parodies d’affiches de la « dog-shit girl » seront produites par des internautes zélés.

La Rumeur, par Pascal FroissartLe viral semble fonctionner comme un mécanisme de régulation écologique, mais peut faire aussi de nombreuses « victimes » au passage. Pour ce qui est des hoax, personne ne semble définitivement à l’abri du phénomène ; untel détectera immédiatement une info erronée dans un domaine où il est suffisamment informé, mais se laissera berner sur des questions plus étrangères à son champ d’acuité. C’est pourquoi des sites comme Hoaxbuster en France ou Urbanlegends aux Etats-Unis, répertorient ces phénomènes, dans le but d’informer sur la validité ou le caractère erroné de l’information. Pascal Froissart, maître de conférence à l’Université Paris VIII, spécialiste des rumeurs, remarque d’ailleurs à ce sujet : « Ce qui est frappant c’est que ces instances de validation sont tenues par des amateurs. C’est à la fois formidable, mais cela a un côté un peu effrayant en même temps. Le jour où il y aura un gros problème, le jour où il faudra de gros moyens pour enquêter par exemple ».

Derrière le phénomène de la désinformation se cache la question de la nature virale en elle-même de l’information, et de la manière dont internet amplifierait ou non un phénomène qui est la base de l’échange informationnel de tous temps. C’est pourquoi ces objets viraux peuvent à la rigueur nous amener à reconsidérer notre statut et rôle de réplicateur d’information, comme le fait entre autre la mémétique, qui considère les idées comme des virus.

Or la viralité qui échappe à tous, au sens d’un phénomène de propagation difficile à prévoir et maîtriser, concerne bien d’autres objets que les informations vraies ou fausses. Les blogs par exemple concourent désormais à la viralité des phénomènes informationnels sur le net, en devenant des relais de propagation de première importance. Leur maillage est plus qualitatif, et l’information circule de proche en proche à travers la recommandation d’une information à ses pairs, ou à son propre réseau.

Aussi, la viralité « spontanée » des rumeurs, des petites vidéos marrantes, des phénomènes de mode, des dispositifs tels que les flashmobs, ressemblerait à la libération dans l’écosystème informationnel d’un objet en accointance avec des attentions ou attentes spécifiques. Peut-on dire pour autant que ces objets surfent sur les courants d’un inconscient collectif présent dans la forme réseau ? Ici le sujet fait débat. Comme le rappelle Pascal Froissart la notion d’inconscient collectif fait appel à des présupposés ayant fait l’objet de nombreuses critiques dans les sciences sociales. « Pour moi la rumeur ne révèle rien de l’imaginaire du moment. Parce que cela présuppose un inconscient collectif », et par conséquent, l’existence d’une corporéité sociale intègre et des déterminismes techniques ou symboliques en amont. Ce qui n’est pas conforme aux conceptions dominantes dans les sciences sociales et les sciences de l’information.

Aussi, on considèrera à ce stade, à partir de cette nouvelle faune des virus, qu’on ne peut pas attester dans l’absolu d’une viralité spontanée de l’information, mais qu’il existe déjà des effets de viralité intentionnellement ou accidentellement provoqués par nous tous, avec plus ou moins de subtilité et de signifiance. Or précisément, la maîtrise de ces courants de l’information qui ne répondent plus aux mêmes logiques que ceux des réseaux médiatiques traditionnels, est en passe de devenir un enjeu de premier plan pour deux domaines tirant leur essence en quelque sorte des recettes directes de la prolifération : le monde marchand et le monde politique.

Le marketing viral : apprentis sorciers et nouvelle éthique du client propagateur

C’est le marketing qui à ce jour a poussé le plus loin l’analyse pragmatique du processus viral informationnel sur l’internet. Une avalanche de termes circonscrit le champ d’une nouvelle forme de culture de communication : buzz marketing, film viral, ideavirus, guérilla marketing, marketing furtif ou undercover marketing. On ne dit plus : client, acheteur, consommateur, mais : consom-acteur, connecteur, sneezer, client missionnaire ou custumer evanglelist, expert, ambassadeur, e-leader, prosumer, e-influent. Le marketing confronté à l’internet se réinvente de nouvelles écoles, et entre dans la phase d’apprentissage, d’expérimentation et de théorisation du viral.



Du mass média au viral : l’étape de la prise de conscience pour commencer

L'ours GrumlyNombre de marques ayant pignon sur rue sont encore frileuses face aux propositions d’actions virales préconisées par certaines agences. On a beau avoir en tête des succès fulgurants : Blair witch pour le cinéma, Hotmail pour les systèmes de messagerie, le jeu du Yeti (ou moins connus : la trottinette Templar, la Volvo S40, l’ours en peluche Grumly, le Segway), cela ne suffit pas toujours à convaincre les marques d’adopter ces techniques de guérilla marketing basées sur le viral. En France, la prise de conscience a eu lieu il y a peu, comme en témoigne Emmanuel Vivier de l’agence Creadrive et du magazine en ligne Culture Buzz  : « Il y a un an, on prêchait un peu dans le désert. Puis il y a eu un switch chez les marques, je dirais que le retournement a commencé avec la campagne cestunchoix.com de la SNCF. Les marques se sont dit : "si la SNCF fait ça, alors on doit s’y mettre". Dans les deux-trois mois après on a vu énormément de marques se lancer avec des vidéos en ligne, ensuite l’avènement des blogs a montré une autre facette du viral. Mais tout cela est aussi directement lié à la croissance du haut débit, au moment où les gens ont eu la possibilité d’échanger des vidéos de 2-3 mega sans problème. »

Si l’approche virale ne tombe pas tout de suite sous le sens, c’est qu’elle repose bel et bien sur des mécanismes de prolifération qui heurtent encore à ce jour les conceptions établies dans le système publicitaire. Bien qu’elle serait nettement moins coûteuse qu’une campagne normale (mais dans un contexte ou son usage est encore peu massif, ce qui reste donc temporaire), elle fait appel à des recettes complexes, et surtout un changement assez radical d’attitude envers le consommateur.

En attendant, pour en faire l’évangélisation, de nombreuses agences spécialisées ont émergé ces trois dernières années, préconisant diverses techniques qui mettent en avant les thèses des premiers gourous du domaine, tels que Seth Godin ancien vice-président de Yahoo ! (Permission marketing, 1999 et Unleashing the Ideavirus, 2001), ou Emmanuel Rosen auteur de The Anatomy of Buzz, 2000.

La puissance du viral ici n’est pas différente en nature du bouche à oreille utilisé depuis des lustres par de nombreuses marques, comme Tupperware ou Apple, mais dans le fait, souligne Emmanuel Vivier que «…vous n’avez plus de limite d’espace. Vous pouvez communiquer avec des experts du monde entier. Avant vous ne pouviez pas dépasser plus de 50 personnes dans votre entourage, et maintenant la propagation est illimitée, et instantanée. Certains bloggers sont plus lus que certains médias, que certaines revues spécialisées, parce qu’ils vont publier chaque jour 5, 6, 7 notes, qui seront commentées ».

Aussi pour s’y retrouver, les deux termes qui reviennent le plus dans la promotion de ces méthodes, sont ceux de buzz et de marketing viral. « Si on devait faire un tout petit peu la différence, le buzz c’est le bruit d’une ruche, c’est le bouche à oreille tout court. Le buzz marketing ce serait plus de créer ce bouche à oreille via quelque chose d’assez court bref, de surprenant. Le viral, c’est l’idée de la contamination elle-même. A la limite au début il n’y a pas besoin d’un grand événement, le message, la vidéo va se propager, parce que les gens ne prennent pas ça pour de la publicité », explique encore l’animateur de Culture Buzz. L’exemple le plus récent est la campagne de buzz effectuée par Microsoft autour des premières annonces de la Xbox 360 notamment sur la chaîne MTV au mois de mai. Ce buzz archétypal s’inscrit ici dans un contexte de tension forte, où l’attente et le suspens sont cultivés en tant que tels par les constructeurs de consoles. Le buzz se propage à la fois via les médias mais encore et surtout via des sites d’amateurs et de forums soutenus directement ou indirectement par la marque.

En résumé le buzz désigne le bruit qui prépare souvent le lancement d’un produit, tandis que le viral intervient quand les relais marketing cette fois-ci se mettent à fonctionner, souvent après le lancement, atteignant dans le meilleur des cas un point de bascule (tipping point), à partir duquel la propagation devient exponentielle et assure des retours positifs en terme de vente et de notoriété à la marque.

Le Tunnel Transatlantique... Toute la gamme des instruments de la rumeur se déploie alors dans les stratégies adoptées : l’utilisation du hoax dans la campagne du Transatlantys qui annonça un futur voyage en train sous l’atlantique avant de dénouer l’histoire de manière un peu déceptive ; l’objet vidéo choquant qui peut-être utilisé dans des campagnes de prévention contre la cigarette ou pour la sécurité routière par exemple  ; toutes les variétés de gags donnant lieu à des micro-films publicitaires, produits avec peu de moyens, mais fabriqués au millimètre pour garantir un effet spécial et viral. Les premiers spécialistes ont défini les caractéristiques d’un film viral : il est tourné en un seul plan, adapté à la lecture en ligne, il repose sur de l’humour absurde, du gag, la chute est rarement prévisible, il est réalisé avec un minimum de budget, il fonctionne grâce à une idée originale et une mise en scène subtile.

Les mécanismes du viral

Du point de vue de l’usager, quels sont donc les réponses et les gestes caractérisant un phénomène viral efficace ? L’internaute va ouvrir un message « cool », qui l’amuse, le choque, et de toute manière l’interpelle rapidement, il va le faire suivre aux personnes qu’il a envie de mettre dans la confidence et à qui il a envie de faire partager un moment drôle, ou qu’il espère piéger à son tour. L’opération prend quelques secondes en général. Ce geste de micro-mailing ciblé ne coûte rien et peut rapporter quelques microgrammes de gratitude ou stimuler de façon divertissante les relations interpersonnelles. Ensuite la propagation se fera de manière pyramidale. C’est précisément à cette conclusion qu’aboutit une récente étude de chercheurs américains (Benjamin Gross) sur le phénomène du forwarding. « Forwarder un message ou un lien amusant, une vidéo à se collègues ressemble à un geste innocent, mais il constitue en réalité l’équivalent moderne du rituel d’échange de cadeau, et implique des implications sociales similaires. »

Remarquons que nous sommes dans une période où le fait de faire suivre une info via le net est aussi un moyen de se valoriser, de montrer que l’on sait des choses avant tout le monde, ou tout simplement que l’on peut lire des vidéos ou des animations powerpoint par exemple. La part de démonstration des possibilités ou de la maîtrise technique compte aussi pour une part dans la dynamique du viral.

Le marketing viral est donc à ce stade une forme de spaming plus ou moins intelligente, capable d’utiliser l’usager comme un tracteur bénévole dans une relation qui se donnerait pour gagnant-gagnant : aucun coût pour la marque, aucun coût pour l’usager, avec une nuisance « écologique » relativement faible. Pour ces raisons on peut imaginer que le marketing viral perdra un peu en efficacité avec le temps lorsque l’usager prendra davantage conscience des recettes utilisées – même si ces techniques à n’en pas douter, se raffineront et s’adapteront à la démographie du nouvel environnement viral. Leur affinement dépendra justement du degré de compréhension et d’adaptation dont les marques feront preuve vis-à-vis des nouvelles règles écologiques de l’information, qui semblent en attendant faire du consommateur un acteur à part entière de l’économie du produit. C’est ici que des changements culturels sensibles et peut-être profonds se profilent déjà.

L’usager comme maillon dans la chaîne et non plus au bout ou au cœur du système

Dans cette relation à l’usager buzziste ou au contaminateur, se joue une mutation relativement importante de la culture traditionnelle du marketing et du commerce tout court. Cette dernière, qui peinait déjà à passer de « l’interruption marketing » (le matraquage du spot pub au milieu d’un film), au « permission marketing » (marketing plus poli, demandant l’autorisation de déranger le consommateur), doit désormais accepter de considérer le consommateur comme un élément de la chaîne de distribution ou un agent de communication à part entière.

Ici, plusieurs principes de réalité se font déjà jour et semblent introduire un nouveau rapport de force avec le consommateur. D’une part, les annonceurs ont compris que le produit s’appuyant sur une campagne virale se doit d’être « bon ». Car dans le cas contraire, l’effet de ruche peut se retourner contre la marque, avec une avalanche de critiques et de retours négatifs. La marque doit aussi se garder de manipuler les internautes en ayant recours à de faux blogs ou témoignages. C’est ce qui est arrivé à Vichy, qui a mis en place un blog plutôt ambigu, ce qui n’a pas manqué d’être relevé par plusieurs dizaines de bloggers et a provoqué un effet catastrophique en retour. Parfois le buzz négatif peut partir d’une simple contestation d’usager leader d’opinion, ou d’une information sur le dysfonctionnement d’un produit. Ce fut le cas récemment pour l’iPod, avec la campagne orchestrée par deux usagers peu contents de constater qu’il fallait dépenser 150 dollars pour changer la batterie du lecteur audio.

Lorsque la marque comprend qu’il existe des effets bénéfiques du buzz, et des retours de bâtons possibles, la réflexion va se porter sur la mise en place d’une stratégie de coopération avec les internautes experts. Les agences marketing spécialisées vont donc repérer les experts, influenceurs, leaders d’opinions, sur les forums et les blogs, et communiquer dans leur direction, voire aller jusqu’à mettre en place des partenariats : sponsoring, envois d’informations, avant premières, etc. La stratégie consiste ici à valoriser l’internaute influent, qui pourra être aussi bien un étudiant sans le sou, qu’un expert reconnu dans un domaine, en le renforçant donc dans sa position d’expert. Ici la marge de manœuvre sera de plus en plus étroite, dans la mesure où l’influent ne devra pas se sentir manipulé dans ce processus. Mais on remarquera pour le moment, que la passion et le sentiment d’être privilégié par le fabricant d’un parfum, d’une voiture, d’une console de jeu, efface bien souvent toute velléité de retour sur investissement autre que symbolique. On se retrouve alors, comme dans le cas le plus typique des sites de fans, dans une situation où le client travaille gracieusement pour la marque. La question qui se pose ici n’est pas tellement de savoir pourquoi l’usager n’est pas rémunéré pour les heures qu’il passe à promouvoir une marque, mais comment se fait-il que ce contrat entre l’industriel et le bénévole se réalise avec autant d’efficacité et sans véritable heurt  ?

De la propagation à la transformation ?

La culture virale émergente dans le monde des marques est donc naturellement obsédée par une seule chose : faire parler du produit dans le but de le vendre, si possible de manière fulgurante. Ici, les premiers spécialistes ont compris que l’usager-expert devient un véritable partenaire, mais il faudra comprendre : un partenaire prescripteur. Pourtant, on a pu constater à travers l’analyse des « phénomènes sauvages » qui préfigurent souvent les matrices communicationnelles à venir, que cet agent de contamination ne s’exprime pas seulement en mettant une bouche dans une oreille, mais par aussi par la transformation du message lui-même, à travers la parodie, la recombinaison, la réappropriation de l’objet, voire du produit. C’est l’intégration de cette activité de transformation qui constitue l’un des facteurs clés d’une logique émergente du viral tendant soit vers la fulgurance communicationnelle idéale pour la vente d’un produit, soit vers la constitution d’une matrice communautaire plus persistante.

L’une des expériences les plus anciennes en matière de film viral ayant provoqué des effets de transformation, est sans doute la campagne de Grumly (l’ourson en peluche), réalisée par Christophe Caubel en 1999. La marque diffuse sur le net une vingtaine de petits films d’une minute, parfaitement ridicules mais drôles, reprenant un leitmotiv : un slogan sur ce que Grumly sait faire, accompagné du grumelage agaçant de l’ourson. L’usager sera invité ou se sera invité dans cette histoire à faire de même, en achetant l’ours Grumly en magasin pour réaliser ses propres films. C’est ainsi que l’on a pu voir proliférer des mini-gags en tous genres.

A travers cet exemple, une autre dimension du viral apparaît, qui est celle de la copie du processus, et non plus seulement du message. Envoyer son propre film Grumly est au final plus excitant que de faire suivre l’un des films de la marque à ses amis. L’internaute passe alors pour un producteur de message visuel et non plus seulement pour un « branché ». Comme on l’aura remarqué dans le phénomène Star Wars kids, cette étape de réappropriation d’un objet simple se prêtant à la parodie s’avère fondamentale pour que l’espace viral passe du stade du buzz, au stade de la maturation de quelque chose et d’une émergence communautaire. Certes, cette étape de la réappropriation du message ou du produit n’est aucunement une condition suffisante pour créer une communauté autour d’un objet, qu’il soit marchand ou non. La maîtrise des processus communicationnels devient nettement plus complexe à ce stade, et le métier requis n’est plus seulement relatif au marketing, mais au fait de savoir fertiliser et exploiter la mutation d’univers.

La une du site, Demain la veille.Une expérience récente mérite d’être soulignée sur ce point, qui donne d’autres indications sur la manière dont l’usager est intégré au processus de production : celle du film Demain la veille. Après avoir été refusé pour l’aide au CNC et d’autres organismes, la production (Guyom, Guillaume Colboc) et les réalisateurs Sylvain Pioutaz et Julien Lecat ont décidé de lancer une souscription pour financer ce court métrage de science-fiction, en proposant aux internautes, en échange d’une contribution allant de 50 à 250 euros, d’apparaître au générique, de recevoir un DVD et même d’assister au tournage. L’information est relayée par les sites Hoaxbuster et Allociné, et va avoir un impact viral non négligeable. Le premier stade du buzz a donc fonctionné. La production récolte 17 000 euros sur les 30 000 nécessaires. Mais elle ne va pas s’arrêter là, et va créer au passage diverses petites choses nouvelles pour le monde du cinéma, même si elles passeront pour insignifiantes à première vue. Tout d’abord un forum de discussion est ouvert pendant la période de production du film, sur lequel on trouvera des échanges entre internautes, réalisateurs et producteurs. Ces derniers paraissent au départ très consensuels, dans la tendance congratulations en tous sens, mais ils deviennent ensuite plus consistants lorsque sont abordées notamment les questions de fond de la production, et notamment des options iconoclastes de financement qui ont été choisies. Ce débat pendant la période de tournage est inhabituel dans l’univers cinématographique, en ce sens qu’il désacralise la place du faiseur de film par rapport au spectateur, mais encore parce qu’il place le spectateur en amont d’un processus dans lequel, jusque là, il n’était jamais invité. Ce modèle semble générer par la bande un espace de renégociation, dans lequel se créé, se renforce, s’approfondissent les relations entre les divers acteurs de l’écosystème filmique, du producteur au spectateur en passant par les réalisateurs et divers techniciens et acteurs. « Pour faire le film le site nous a permis de trouver plein de techniciens. Notamment l’ingénieur du son et le mixeur sont venus sur le site, et nous ont proposé leur collaboration. Une bonne partie de l’équipe s’est constituée ainsi. Il y a peut-être un côté générationnel dans le sens où les techniciens que l’on a récupéré étaient des gens de moins de trente ans, des gens qui vont souvent sur internet », nous raconte Sylvain Pioutaz.

Au-delà des considérations économiques, le gain en terme d’écosystème d’échange autour de la fabrication d’un film, semble susceptible d’ouvrir des voies différentes, en rapatriant le public et sa culture, au départ d’un processus de création, et en faisant passer le film d’un produit fini à distribuer, à un objet prétexte pour approfondir un univers plus vaste et persistant que le film lui-même. On voit ici que le viral et le buzz entrent en cohérence avec des modèles économiques de nouvelle génération dans des domaines où pourtant les choses sont figées depuis des lustres. Si dans cette expérience l’innovation porte sur le modèle de production, ce qui explique le fonctionnement de sa logique virale est sans aucun doute l’ouverture d’un certain nombre de brèches dans un univers attractif jusqu’ici verrouillé et a fortiori objet de désir. Dans ce sens on pourra considérer que ce qui explique l’efficacité d’une campagne virale est la redistribution partielle des rôles, et la réaffectation de « l’usager» à des postes d’observation et de participation nouveaux, autour du phénomène que constitue en lui-même la production d’un objet marchand, spectaculaire, artistique.

Quel lien entre l’épidémie de bruit et la culture d’un univers ?

On constatera en attendant que le marketing viral de première génération s’arrêtera à l’art de propager du bruit, et au mieux au « marketing communautaire », en intégrant des systèmes de récompense symboliques en aval ou en amont, dans le but d’augmenter les chiffres de vente et nécessairement sans perdre la main sur les économies dérivées du produit. Dans ce sens, le viral ne fait que reproduire un signe existant, de façon mimétique, visant à le répandre le plus possible. En revanche le mécanisme plus complexe du « transductif » (passage au travers de transformations d’un état à un autre) supposerait de penser l’objet en fonction de son potentiel de recombinaisons, et d’émergence d’objets de seconde génération. C’est ici que la fracture devient radicale avec les traditions de maîtrise des productions et de la communication d’un bout à l’autre de la chaîne. Car le viral ne fait pas que répandre du bruit, il répand et stimule des variations, des recombinaisons, des hybridations, et donc des innovations potentielles. Mais surtout il est susceptible de créer des marchés autonomes, comme cela est apparu dans le cas des jeux en réseau avec le marché parallèle des objets et des personnages issus des jeux.

Aussi le prix du franchissement d’un seuil viral caractérisé par le déploiement d’un univers, consisterait dans la production de potentiels d’émergences qui échapperaient nécessairement à un moment au propagateur initial, et deviendraient le fruit d’une rencontre entre un univers symbolique et des potentialités d’expression et d’innovation dans un environnement où tout serait appelé pendant un temps à se recombiner. Le cyberespace pourrait fonctionner comme un réceptacle de toutes ces variations et émergences. Aussi, l’environnement dans lequel le marché agit ne serait pas seulement doté de propriétés de feed-back d’achat (logique de la distribution marchande de biens matériels), mais de propriétés de transmutations et d’émergences de formes impossibles à prévoir et donc impossibles à maîtriser en terme de chaîne de valeur traditionnelle. La philosophie marketing qui accompagnerait jusqu’au bout un tel processus serait alors radicalement différente de ce qui existe jusqu’ici en matière de viralité marketing. Les experts américains C.K Prahalad et Venkat Ramaswamy ont appelé co-création, un mécanisme de partenariat producteur-usager qui commencerait à ressembler à cela. Leur approche transversale propose de mettre l’activité de création de consommateur au centre de la chaîne de valeur. Mais ce qu’il s’agirait de mettre au centre de cette économie serait peut-être les conditions elles-mêmes de l’émergence d’économies de secondes génération, et non tel ou tel acteur de la chaîne, fût-ce même ce sacré usager-consommateur. Le paradigme de référence ne serait plus mécaniste (celui de la chaîne), mais davantage systémique.

Le politique et la créativité face à la viralité

Christophe Grébert, le blogueur et vidéoblogueur local de MonPuteaux.comPour terminer ce premier tour d’horizon, il paraît logique d’aborder le domaine du politique, dans sa relation aux formes virales de l’information. Le monde politique s’empare depuis peu des outils de communication en ligne, ou bien les découvre parfois avec pertes et fracas. Sur le plan de l’utilisation des techniques de communications virales, plusieurs types de phénomènes ont pu être observés à ce jour. D’une part les émergences de personnalités politiques ou d’intervenants nouveaux dans le débat public (Etienne Chouard en France au moment du référendum, le blog de Christophe Grébert à Puteaux, l’américain Glenn Reynolds avec Instapundit). Et d’autre part le phénomène de « blogisation » des hommes politiques, à savoir leur accès progressif à une sphère d’expression publique et privée nouvelle, et ce en particulier en France.

Deux exemples dans le monde marquent l’avènement de campagnes internet s’étant appuyées sur des techniques de communication virales ; celle d’Howard Dean aux Etats-Unis lors des primaires présidentielles de 2004, et celle de l’actuel président de la Corée du sud, Roh Moo-hyun.

Au cours de la campagne du gouverneur du Vermont, Howard Dean, ce qui est apparu est le début d’une maîtrise d’un système de communication, fondé sur l’appel à participation des électeurs, et non seulement la mobilisation de leurs applaudissements dans un meeting et de leur vote le moment venu. Les organisateurs de la campagne d’H. Dean ont proposé aux internautes de faire leurs propres affiches dans les villes, lesquelles pouvaient alors être sélectionnées comme affiche officielle de campagne. D’après Xavier Moisant animateur de Place de la démocratie, le mouvement a commencé à prendre, au moment ou Howard Dean s’est déplacé dans des réunions organisées via l’outil Meetup, élément central de cette campagne. Des collectes de fonds ont alors été possibles, et la campagne a pu être co-gérée et financée par les électeurs internautes. On pourrait déduire de l’échec de Dean que ces fulgurances venues du net sont futiles et sans substance, pourtant Howard Dean est devenu entre temps le président du parti démocrate souligne X. Moisant.

On relèvera ici les trois indices d’un mouvement qui prend au-delà de l’épidémie : le rapatriement des usagers en amont du processus, la co-confection du matériel de campagne local, l’utilisation d’outils de rencontre en réseaux, la mise en place d’un nouveau modèle économique basé sur le micro-financement, le rapprochement enfin dans le dialogue et au cours du travail entre le représentant symbolique et le regroupement spontané à la base.

En Corée du sud en 2004 le président Roh Moo-hyun s’est appuyé sur un magazine en ligne OhmyNews pour faire sa campagne en ligne. Il s’agirait de la première accession au pouvoir ayant été propulsée par des médias de nouvelle génération, ce qui après coup ne semble pas être aussi surprenant que cela, la Corée du sud étant le pays le plus connecté du monde. Mais cet événement politique mériterait sans doute d’être étudié de plus près.

En France depuis quelques mois diverses personnalités du monde politique, comme D. Strauss Kahn, J. Lang, A. Juppé, P. Devedjian, ont créé leur propre blog. Certains s’y consacrent en personne, d’autres le délèguent plus ou moins aux militants de la tendance qu’ils représentent. Mais on ne peut pas parler encore à ce stade d’utilisation virale de l’internet par les politique. Pour Xavier Moisant, les premiers coups viraux ont eu lieu au moment des grèves de 2003, à l’instar du Ils bloquent la France, bloquez leur boîte mail lancés par la droite contre les syndicats.

Disons que l’utilisation politique des outils de communication viraux en est à ses premières heures. La question que pourrait sans doute se poser un observateur politique du temps est : à quel moment et où verrons-nous une campagne politique favorisant l’émergence et la maturation d’idées et non la seule propagation de concepts et de notions figées dès le départ d’une campagne  ? Car même si la viralité semble être dans la nature du fonctionnement symbolique lui-même, – du moins c’est ce que postulent divers courants scientifiques, dont la mémétique, issue des recherches de Richard Dawkins (The Selfish Gene)-, ce qui est préfiguré dans l’utilisation de ces nouvelles formes de propagation ressemble bien à la redécouverte d’un autre biolangage appliqué aux symboles et aux lois communes.

Des questions intéressantes se posent alors : comment l’économie informationnelle va t-elle évoluer en prenant peu à peu conscience de cette nouvelle nature mutante du signe et du bien  ? Le système informationnel et communicationnel précédent mettait face à face le producteur/consommateur, le mass market/la création, le politique/l’électeur, le programme/le vote. Celui qui semble émerger en toute discrétion derrière le fracas du viral, semble mettre face à face une logique de prolifération ayant simplement changé d’architecture et une logique de culture des univers émergents dans des environnements politiques, économiques et informationnels (momentanément) ouverts et débridés. Il semblerait en attendant, que le passage d’une culture de la prolifération – ou de la poussée brutale (qu’elle soit virale ou mass médiatique) -, à une culture de la maturation des idées dans un écosystème complexe et une temporalité plus longue, constituera le véritable enjeu de la mutation à venir. Si la question aujourd’hui est de se demander  : comment surfer sur le viral pour accumuler des profits et des voix sur le réseau, celle de demain pourrait être  : comment considérer la viralité comme la première étape d’un processus écosystémique d’émergence des idées et des marchés se trouvant à l’état potentiel et de manière distribuée via une multitude finie d’acteurs encore non connectés entre eux ? La question ne serait plus alors de maîtriser un processus de réplication bio-informationnel de bout en bout, mais de créer des dispositifs d’extraction et de maturation de ces possibles. Puis de réfléchir ensuite, une fois n’est pas coutume, à leurs modes d’exploitation et aux bénéficiaires économiques, politiques et symboliques de ces émergences réalisées.

Frank Beau

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  1. Le commentaire de Pascal Froissart est justifié. Après son « Effroyable imposture », dans un autre document Thierry Meyssan a utilisé une fausse information dans la démonstration de Hoaxbuster censée prouver qu’il s’agissait d’un hoax pour tenir un raisonnement du type « si même Hoaxbuster vous ment c’est bien qu’il y a un complot mondial pour vous empêcher de connaître la vérité ». La suite on la connaît… Le malaise se confirme lorsque vous affirmez que grâce au buzz créé notamment par Hoaxbuster des auteurs ont pu financer une partie de leur film. Utiliser un tel potentiel pour médiatiser des rumeurs même en prétendant les dénoncer n’est-ce pas déjà les propager, voire les amplifier ?

  2. Pour information, comme autre site francophone il y a http://www.hoaxkiller.fr

    C’est un site véritablement anti-hoax car il ne médiatise pas les hoax. Il se contente d’y donner accès via un formulaire de recherche en responsabilisant les internautes.