L’exposition Social Hacking, qui s’est déroulée du 21 au 24 mars à Plymouth, en Grande-Bretagne, regroupait plusieurs collectifs d’artistes cherchant à interférer dans le devenir technologique de la ville.
Intitulée « mobilité dans le marché de l’art« , l’intervention du collectif londonien c6 consistait à faire de l’espace urbain une alternative au mode d’exposition, ainsi qu’à la spéculation, que l’on rencontre d’ordinaire dans les galeries. Les acheteurs potentiels d’une version imprimée des graffitis répartis dans la ville et sur tout le territoire britannique devaient d’abord faire l’effort d’aller les rechercher (via une Google Map), puis envoyer, soit par SMS l’identifiant numérique associé au graffiti, soit par MMS une photographie de son code barre en 2D, le prix étant défini selon la règle du « premier arrivé, premier servi » (6 £ pour le premier, 60 pour le 10e, etc.).
La « Ludic Society » proposait pour sa part de dépasser le stade de joueur « virtuel » en faisant de la ville le terrain de jeu, et du joueur la version physique des avatars traditionnels, l’interface du jeu étant composée d’un mix des deux (voir la vidéo). Les joueurs devaient en effet accepter de se faire implanter une puce RFiD sous-cutanée (les plus réticents pouvant se contenter de l’avaler).
Ils étaient ensuite lancés dans la ville en quête de tags RFiD qu’ils devaient désactiver (au moyen de mini-bombes EMP dont l’impulsion électromagnétique permet de griller les composants électroniques), dévaluant ainsi ces objets réels en éléments n’ayant plus de sens que dans le jeu virtuel. Une carte interactive permettait là aussi de suivre la désactivation progressive de cet « internet des objets« .
Informatique ambiante et hacking social
Comme le fait remarquer la revue d’art numérique Neural.it, la perception du mot « hacker » est généralement péjorative, quand bien même il sert, d’abord et avant tout, à qualifier une façon particulièrement brillante et créative de trouver la solution à un problème.
Il s’agissait là, ainsi, de transférer dans les espaces publics, structures communicationnelles et interactions sociales les méthodes et vertus du hacking, tout en interrogeant les différences entre espaces virtuels et publics.
Au vu du développement exponentiel des RFiD, on n’ose cependant imaginer ce que donnerait de telles escouades de « gamers » qui, à la manière des « tagueurs » recouvrant de graffitis l’espace public, ou de forces de l’ordre cherchant à investir et se réapproprier un espace public dont le contrôle leur aurait échappé, commenceraient ainsi à en désactiver, « pirater » ou reprogrammer les puces identifiantes, restructurant d’autant ces réseaux « intelligents » pour s’amuser, espionner, perturber ou contrôler tels ou tels services ou groupes d’individus.
Partant du principe que le hacking a permis de nombreuses améliorations de l’informatique en général et de l’internet en particulier, on peut tout aussi bien imaginer que le développement de cette informatique ambiante aurait également tout à gagner à intégrer de tels artistes et hackers à son déploiement…
Qui produira les interfaces ?
De façon plus abyssale encore, les références explicites de la Ludic Society à Debord, Calvino et Borges ouvrent le champ à une vision de la ville où, pour reprendre l’expression de Daniel Kaplan et Loïc Hay, « la carte fait le territoire« .
Avec sa psychogéographie, Guy Debord voulait étudier les « effets précis du milieu géographique, consciemment aménagé ou non, agissant directement sur le comportement affectif des individus« .
Dans ses villes invisibles, à la fois imaginaires et hypertextes, Italo Calvino renversait la charge de la carte : « A partir de maintenant ce sera moi qui décrirai les villes, avait dit le Khan. Et toi, dans tes voyages, tu vérifieras si elles existent » (voir aussi l’exploration -livre et site web- qu’en ont fait Bruno Latour, Emilie Hermant et Patricia Reed).
Jorge Luis Borges enfin, avec sa carte à l’échelle 1:1, faisait disparaître les géographes à mesure que leurs cartes devenaient tellement précises qu’elles occupaient tout le territoire qu’elles étaient censées décrire.
Comme le faisait remarquer l’artiste Rainer Ganahl, en 1995, le développement des technologies satellitaires et informatiques (à commencer par le data-mining) ouvre la voie à un « pan-voyeurisme » recoupant aussi bien les données géographiques que statistiques et sociales, politiques, économiques, médicales, etc, voire d’effectuer une traçabilité de tels ou tels individus en particulier.
Poussant la réflexion un peu plus loin, Ganahl avance que « les informations numériques collectées ne sont pas seulement ouvertes à l’interprétation, mais aussi complètement dépendantes des interprétations effectuées par l’interface » utilisée. Si « le savoir, c’est le pouvoir » (« knowledge is power), la puissance d’analyse des ordinateurs nous donnent aujourd’hui un immense pouvoir. « Reste à observer, et à se battre, pour faire partie de la production des définitions et des représentations« .
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« Aujourd’hui l’abstraction n’est plus celle de la carte, du double, du miroir ou du concept. La simulation n’est plus celle d’un territoire, d’un être référentiel, d’une substance. Elle est la génération par les modèles d’un réel sans origine ni réalité : hyperréel. Le territoire ne précède plus la carte, ni ne lui survit. C’est désormais la carte qui précède le territoire — précession des simulacres —, c’est elle qui engendre le territoire et s’il fallait reprendre la fable [de Borges], c’est aujourd’hui le territoire dont les lambeaux pourrissent lentement sur l’étendue de la carte. »
Jean Baudrillard – Simulacres et simulation