Musique et numérique : Crise ou âge d’or ?

Ce texte est le premier d’une série d’articles consacré à l’innovation marchande dans le secteur de la musique, issu du projet Musique et numérique : la carte de l’innovation, dont la Fing présentera les conclusions le 19 avril 2007.

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La musique devrait connaître un âge d’or. On n’a jamais autant écouté de musique – chez soi, sur soi, avec d’autres, dans l’espace public -, jamais autant produit ni autant joué (en privé comme en public) de musique. Les outils numériques étendent l’accès à des moyens de production, d’enregistrement ou de performance publique naguère réservés à des professionnels bien financés. L’internet facilite la diffusion des œuvres, la découverte de genres et d’artistes méconnus, la constitution de communautés d’amateurs.

Et pourtant la musique se vit en crise. Les maisons de disque souffrent, les petites encore plus que les grandes. Les petits producteurs, diffuseurs et distributeurs meurent. Les organisateurs de concert voient leur public augmenter et leurs marges diminuer. Tandis que les artistes constatent qu’il est toujours aussi difficile de vivre de leur passion, que l’attention et les revenus restent toujours très concentrés, même si une scène vivante accueille les musiques actuelles.

Se focaliser sur le peer to peer ou sur les ventes de fichiers musicaux ne permet guère de comprendre cette crise, ni les moyens d’en sortir. L’échange ou le téléchargement gratuits de morceaux par ailleurs protégés semble stagner et pourtant, les ventes de disque ont encore perdu 13,7 % de leur valeur en 2006. Les ventes numériques, mobiles compris, représentent (déduction faite des revenus des opérateurs mobiles) 5 % du chiffre d’affaires de la musique enregistrée et leur croissance, significative mais non explosive, ne compense pas la chute du support physique.

Faut-il alors se résoudre à un financement avant tout public et/ou mutualisé de la création musicale, à un retour massif à la musique jouée, ou encore à une sortie délibérée des circuits économiques actuels au profit d’une autoproduction généralisée ? Ces pistes ont leur valeur, elles peuvent être excitantes, mais elles ne conviennent pas à tous les artistes, pas plus que les formes aujourd’hui dominantes.

En organisant pendant près d’un an – avec le soutien de l’Adami (Société civile pour l’administration des droits des artistes et musiciens interprètes) et la Spedidam (Société de perception et de distribution des droits des artistes-interprètes de la musique et de la danse) et avec la participation d’acteurs nombreux, divers et souvent opposés sur d’autres sujets – un débat sur l’innovation marchande dans le secteur de la musique, nous avons fait le pari que dans ce secteur comme dans d’autres, le numérique et l’internet pouvaient former la base d’innovations fécondes, productrices à la fois de revenus économiques, de mutations dans l’écosystème des acteurs, de formes renouvelées de création et d’écoute.

Pari en partie gagné : l’inventivité est bien au rendez-vous. Il ne se passe pas une semaine sans annonce d’une nouvelle start-up, d’un nouveau modèle économique, d’une nouvelle initiative venant d’un acteur installé.

Dans ces propositions, nous retrouvons trois formes complémentaires de création de valeur économique qui s’essaient également dans d’autres secteurs et sont peut-être emblématiques de cette « nouvelle économie » qui entre doucement dans les faits :

  • L’économie des flux, qui consiste à passer d’une économie fondée sur des prix unitaires élevés et des quantités faibles, à une économie fondée sur des quantités élevées et des prix unitaires faibles – voire non-mesurables, le consommateur ne payant alors qu’un droit d’accès aux flux.
  • L’économie des services, qui retrouve le chemin de la rareté et de l’unicité dans l’expérience musicale, qui organise et valorise des formes et des moments au travers desquelles la relation avec une œuvre ou avec des artistes apparaît singulière, exclusive, non reproductible.
  • L’économie de l’attention, autrement dit l’intermédiation entre une « offre » surabondante, diverse, mondiale et une demande de plus en plus individualisée et mobile.

Il y a trop de modèles, trop d’entreprises, beaucoup ne survivront pas ou devront se vendre. C’est normal et positif. Il est également trop tôt pour savoir si ces modèles susciteront un « consentement à payer » suffisant pour faire retrouver à la filière (après une profonde mutation) le chemin de la croissance, et cette incertitude inquiète à juste titre les acteurs. Mais deux choses sont sûres : les artistes continuent de créer et de jouer, et les acteurs, nouveaux et installés, se sont mis en mouvement.

Deux solides raisons d’espérer, même si, comme nous le verrons dans les articles suivants, les questions – elles aussi nouvelles – demeurent également nombreuses, et difficiles.

Daniel Kaplan et Arnaud Klein

Encadré : 9 « modèles » innovants

L’analyse suivante est extraite de l’étude Musique et numérique : la carte de l’innovation, à paraître le 19 avril 2007.

L’analyse de quelques 50 entreprises et de plus de 30 modèles économiques différents a permis d’identifier un grand nombre d’initiatives innovantes, tant dans la création de valeur économique que dans la monétisation (le recouvrement de cette valeur) :

    Six sources innovantes de création de valeur économique :

  • Accroître la valeur économique d’une œuvre enregistrée, soit en l’enrichissant et la transformant en une « expérience » personnelle dense, soit en multipliant ses formats, supports et « créneaux » d’exploitation ;
  • Valoriser la relation avec les artistes : du « fan club » en ligne à la souscription, du merchandising à la Star Ac, en passant par les « amis » artistes de MySpace ;
  • Développer la valeur économique des concerts par la publicité et le sponsoring, la complémentarité avec le disque ou encore l’accès distant et/ou différé ;
  • Valoriser la construction et l’enrichissement de son univers musical personnel : vivre pleinement « sa » musique – où l’on veut, quand on veut et comme on veut –, mais aussi partager ou étendre son univers musical, découvrir de nouveaux artistes, faire découvrir ce que l’on aime ;
  • Valoriser l' »économie de l’autoproduction de masse », autrement dit, proposer des services destinés à faciliter l’accès d’inconnus à des moyens de production, de diffusion d’échange avec des communautés d’amateurs, etc. ;
  • Développer l’usage de la musique comme « supplément de valeur » associé à d’autres produits et services : des marques, des espaces, des offres de services tels que l’accès internet ou un abonnement mobile…
    Trois sources innovantes de monétisation des contenus musicaux :

  • Paiement direct par les consommateurs : achat (avec une infinie diversité de modes de paiement), « location », abonnement, vente liée, souscription, don… ;
  • Paiement par des tiers : licences de diffusion publique, publicité, grands portails, fabricants de baladeurs, fournisseurs d’accès… ;
  • Les systèmes de gestion numérique des droits (DRM) comme sources de mesure et de collecte de valeur, tout au long de la chaîne : c’est alors la dimension de « gestion » qui est mobilisée, y compris sans recours à la fonction de « protection » sur laquelle s’est focalisée toute l’attention ces dernières années.

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0 commentaires

  1. > Les maisons de disque souffrent

    Non, c’est un mythe:
    http://sebsauvage.net/rhaa.html#20070323A
    http://sebsauvage.net/rhaa.html#20060908C

    > Les petits producteurs, diffuseurs et distributeurs meurent.

    Principalement à cause de la politique des maisons de disque et de la concurrence des grandes surfaces qui – elles – ne possèdent pas de stock de CD.
    (Comment un petit disquaire peut-il concurrencer s’il il doit – lui – avoir un stock qu’il doit acheter ?)

    >Tandis que les artistes constatent qu’il est toujours aussi difficile de vivre de leur passion

    Oui, demandons-nous pourquoi les artiste touchent aussi peu.

    Pourquoi les industriels du disque ne reversent que 1 à 2% du prix de vente d’un CD aux artistes ? Où vont les 98% restant ?

    Pourquoi la première chose que demande une maison de disque aux artistes qui signent chez eux est d’abandonner leur droit sur leur création ?

    Il faut se demander s’il ne serait pas sage de passer par d’autres internmédiaires, comme Jamendo, GarageBand ou MagnaTunes, qui non seulement ne demandent pas l’exclusivité, mais reversent (pour certains) jusqu’à 50% (!) du prix de vente d’un CD aux artistes.

    Comparez avec les grandes maisons de disque et cherchez l’erreur.

    Ou bien la vente de CD aurait-elle tout simplement baissée parceque les ménages dépensent de plus en plus dans d’autres secteurs ?
    (DVD, jeux vidéo, VOD, baladeurs MP3, téléphone portables…).

    Ces miriades d’études tendent toutes à oublier que le budget d’un ménage n’est pas extensible à l’infini: Quand on dépense de l’argent à un endroit, il faut bien le prendre d’un autre.

  2. Dans 20 Minutes ce matin, le chiffre d’affaires 2006 de la copie privée (taxe sur les supports vierges : 156 millions d’euros pour les ayant-droit (auteurs compositeurs 50% interprètes 25% et producteurs 25%) après un prélèvement à source de 25% (soit 40 millions d’euros) au bénéfice du spectacle vivant.

    C’est l’âge d’or de la copie privée, assurément. À comparer au chiffre d’affaire de la vente des disques (1 milliard d’euros HT il me semble) dont seuls 8 à 10% du prix de gros est destiné aux artistes interprètes….

    Le chiffre d’affaire de la copie privée est désormais une composante majeure des revenus de la filière, non ?

    http://pdf.20minutes.fr/journal/20070329_PAR.pdf
    Voir page 6.