Toute vision un peu prospective de l’avenir de l’internet et du numérique doit prendre en compte les croisements annoncés de ces techniques avec les nanotechnologies, les technologies du vivant et les sciences de la cognition – ce que les Américains rassemblent sous l’appellation (sujette à débat) « convergence NBIC » (nano-bio-info-cogno), en y injectant des milliards de dollars au titre de la recherche-développement. De nouveaux cycles technologiques s’amorcent, dont les effets pourraient s’avérer bien plus profonds que ceux de l’internet et du téléphone mobile.
Pourtant, au premier coup d’oeil on pourrait se demander ce que ces quatre disciplines ont en commun, et pourquoi, ces « révolutions technologiques » (parfois proches, parfois encore un peu futuristes) devraient susciter l’intérêt d’un informaticien, voire d’un décideur dont les préoccupations sont a priori moins technologiques et de plus court terme.
En fait, dès aujourd’hui, ces connexions nous interpellent et nous concernent. Les concepteurs d’interfaces, les roboticiens s’intéressent à la psychologie et au cerveau pour faciliter l’interaction avec les machines ; les progrès de l’informatique accélèrent la maîtrise des sciences du vivant, comme le séquençage du génome et bientôt sa synthèse. Les puces RFID, qui peuvent se glisser partout, y compris en nous, renouvellent la notion d’accès aux informations. Quant au « web sémantique« , il est soutenu par une profonde réflexion issue des sciences cognitives et de l’intelligence artificielle sur la nature même de la pensée et du langage. On le voit, ces disciplines vont avoir une réelle influence sur le domaine des « TIC » (technologies de l’information et de la communication). Par exemple, on ne concevra et n’administrera plus de la même manière les réseaux ; les objets et les usages « mobiles » changeront de nature ; les outils de coopération, les interfaces entre les humains et les machines, prendront des formes entièrement nouvelles ; etc.
Les passerelles entre ces différentes disciplines se multiplient, et ne vont cesser de proliférer à l’avenir. Prenons par exemple la biométrie : voilà une discipline qui implique à la fois des connaissances en informatique et en physiologie. Mais surtout elle inclut de plus en plus des éléments appartenant à la cognition. Il faut d’ailleurs faire attention à ne pas prendre l’acronyme NBIC au pied de la lettre. Le B, par exemple, peut désigner la biotechnologie, mais aussi la biologie dans son ensemble.
Cette accélération des échanges implique pourtant de clarifier certaines idées. Il est dangereux pour un spécialiste d’un certain domaine d’appliquer ses connaissances, sans recul critique, à un autre sujet d’études : l’exemple type en est ces informaticiens, qui, invoquant la loi de Moore, calculent la puissance du cerveau et affirment qu’elle sera bientôt atteinte par les machines. Les spécialistes des neurosciences savent que le cerveau ne ressemble en rien à un ordinateur traditionnel. La vision du neurone comme une simple unité de traitement récupérant les signaux sur ses dendrites et propageant le résultat sur son axone est bien trop restrictive.
Il existe la possibilité qu’au delà des passerelles, nanotechnologies, biologie, sciences cognitives et informatique se rapprochent au point de ressembler à une discipline commune : c’est ce qu’on désigne par « Convergence ». Mais cette idée même fait débat. Pour certains, cette notion de convergence risquerait de masquer les différences importantes entre les différents champs de connaissances pour ne souligner que leurs similarités…
En tous cas, ces passerelles sont de plus en plus fréquentes, et les questions qu’elles posent n’appartiennent plus à la science fiction. Descendez aujourd’hui à la pharmacie : vous y verrez plusieurs médicaments fabriqués à partir de nanoparticules. Les NBIC vont aller en se multipliant : au fur et à mesure que l’informatique quitte les ordinateurs pour devenir « ambiante », elle entre partout, elle s’insère dans le tissu urbain, dans notre environnement, dans notre corps, même, via les puces RFID ou les futurs nanosystèmes. En 2002, le nombre d’objets intelligents a dépassé celui des humains sur terre ; par objet intelligent, j’entends tout objet disposant de mémoire, d’entrée-sorties, de capacités de traitements (regroupées le plus souvent au sein d’une seule puce appelée micro-contrôleur), comme certaines cartes à puces, la plupart des voitures, des machines à laver… En 2006, les objets communicants (c’est-à-dire capables d’échanger des informations avec d’autres objets ou des terminaux) ont dépassé la population de notre espèce. Quant aux systèmes qui cumulent intelligence et communication, comme le font nos ordinateurs, téléphones portables et de plus en plus de consoles de jeu, ils sont aujourd’hui plus d’un milliard, au moins autant qu’il existe de personnes connectées à l’internet.
Cela pose un ensemble de questions d’ordre non seulement technique mais social et culturel : l’i-pot, cette bouilloire japonaise qui fait le thé tout en veillant sur les personnes âgées, ne connaîtrait sans doute guère de succès en France.
Mais surtout, des questions éthiques commencent à se poser alors même que les premiers déploiements massifs sont en cours.
Lorsque la technologie pénètre dans le corps, quand finit-on d’aider les gens pour commencer à les « augmenter » ? Quelles seront les conséquences de cette augmentation, par exemple, si je refuse de me faire « améliorer », pourrai-je continuer à trouver du travail ? Ces questions non plus n’appartiennent pas à un futur lointain. Aujourd’hui, aux Etats-Unis, certaines écoles menacent de renvoyer des enfants s’il ne prennent pas de la Ritaline, un médicament censé traiter l’hyperactivité. D’un autre côté, 10 % des collégiens et lycéens américains emploieraient la même Ritaline, ou un produit analogue, hors de toute prescription médicale, afin de mieux réviser leurs examens…
Ne voir que les risques nous masquerait bien sûr les opportunités des NBIC. Face à certains grands défis sanitaires, environnementaux ou démographiques, en réponse à des besoins de mobilité, de sécurité ou de confort – et probablement, dans beaucoup de domaines aujourd’hui inconnus, voire inimaginables – le rapprochement entre les technologies de la matière, de l’information, du vivant et de la connaissance ouvre des perspectives considérables, passionnantes. Il faut les explorer, sans non plus en exagérer d’emblée le potentiel, ni la proximité dans le temps. Mais il faut tenter de les explorer en tentant de dépasser l’opposition archétypale entre – pour caricaturer – des scientifiques (et des industriels !) enthousiastes et inconscients d’un côté, des citoyens (et des politiques !) inquiets et ignorants de l’autre.
Dans les années à venir, les débats sur ces sujets vont se multiplier, à plusieurs niveaux. Au niveau des citoyens tout d’abord, qui désirent être entendus sur leurs désirs et leurs inquiétudes pour finalement être associés aux choix de société que ces nouvelles technologies impliquent. Ne renouvelons pas une situation comme celle qui a prévalu avec les OGM, où les gens ont eu la sensation que le débat leur a été confisqué. Et ce alors qu’on voit déjà, aujourd’hui, à quel point les discussions sur les nanotechnologies peuvent être tendues.
Le second niveau, c’est celui de la communauté de la recherche, où les chercheurs s’interrogent sur leur rôle et leurs responsabilités (le Comité d’éthique pour les sciences du CNRS (Comets) s’est auto-saisi pour aborder ces questions).
Enfin un troisième niveau est celui des institutions qui doivent à la fois prévenir les risques et saisir les nouvelles opportunités offertes par ces développements.
Mais il importe avant tout de ne pas sombrer dans l’irrationalité, comme c’est souvent le cas avec des sujets complexes dont les contenus peuvent-être fortement politisés par les pros comme les antis. Bien sûr on ne peut pas tout connaître. Mais il faut néanmoins essayer de trouver des repères pour comprendre un monde qui contient bien plus d’informations qu’on ne pourra jamais en assimiler. D’autant plus qu’ils vont avoir des incidences sur les objets qui sont aujourd’hui les nôtres.
Si l’on ne peut espérer prétendre lire entièrement le Grand Livre de la biologie, au moins peut-on en comprendre le sommaire. L’essentiel est d’avoir de bonnes notions sur les concepts fondamentaux, et surtout de tordre le coup aux idées reçues.
Pour ce faire, la Fing lance tout un programme de réflexion sur les enjeux de la prochaine révolution technologique commençant par la journée « NBIC pour les TIC » du 25 avril. Ensuite, ce sera l’Université de printemps, qui avec son thème « Apprentis sorciers ? » abordera certains des aspects éthiques face aux risques et aux opportunités des NBIC. Tout au long de l’année suivront des « fiches d’expertises » qui présenteront les bases de certains sujets importants. Enfin, le rapport Prospectic, à la fin de l’année, rassemblera les pièces du puzzle et cherchera à en dégager du sens de cet amoncellement d’information. Il sera suivi d’une journée de présentation au début de 2008.
Jean-Michel Cornu