Et si la réalité était déjà augmentée, et l’informatique déjà omniprésente ? C’est un peu ce qui ressort de l’observation ethnographique menée auprès d’adolescents par le Groupe de recherches interdisciplinaires sur les processus d’information et de communication (Gripic, le Groupe de recherche de l’Ecole des hautes études en science de l’information et de la communication, le Celsa) pour le compte de l’Association française des opérateurs mobiles (Afom).
Le coup de la « panne »
« Si les pratiques des jeunes paraissent plus fluides aux adultes, c’est moins en raison de leur expertise que parce qu’ils entretiennent une relation dédramatisée avec les objets de technologie. Ce qui départage les « technophiles » de ceux qui ne le sont pas, c’est moins l’évidence de l’accès au dispositif ou les compétences techniques que la façon de vivre les échecs ou les petites défaillances techniques. »
Ceux qui ont déjà tenté d’aider une personne âgée, ou peu au fait des subtilités des ordinateurs et de l’internet savent à quel point le principal obstacle à l’appréhension d’une technologie n’est pas l’outil en tant que tel, mais la probabilité de l’utilisateur à être déstabilisé, voire paniqué lorsqu’il « doit » l’utiliser : « mais pourquoi faut-il cliquer sur « démarrer » pour éteindre un ordinateur sous Windows ? Et si j’utilise Google, je n’ai plus besoin de Firefox ? », sans oublier ceux qui confondent les barres d’adresse URL et de recherche des navigateurs, ou qui entrent l’URL dans le formulaire d’un moteur de recherche, etc.
Les plus débrouillards, eux, ne « doivent » pas : ils s’y mettent, tout simplement, même s’ils ne comprennent pas comment cela fonctionne, ni ce que l’on peut en tirer. Ainsi, pour le Gripic, les mobiles ne sont pas tant un « couteau suisse » qu’une « panoplie augmentée », « un objet qui se métamorphose, tour à tour appareil photo, agenda électronique, machine à écrire, console de jeux, que les utilisateurs réinventent entre leurs mains ».
Dès lors, et au vu du nombre de fonctionnalités proposées, « le mobile requiert chez son utilisateur une forme d’hypermaîtrise » faisant de lui un « véritable petit ingénieur en télécommunications » – même sans aucune compétence technique.
Et même les plus aguerris peinent avec le degré croissant de complexité. Ce qui n’empêche nullement les novices d’apprendre très rapidement, telle Pierrette, 75 ans, « généralement catastrophée quand on l’appelle sur son portable, (mais qui) parvient à l’éteindre en un tour de main quand il sonne au milieu de la messe ».
Moralité : on ne peut être connecté que si l’on n’a pas peur des ratages ni du bidouillage. Avant, il fallait apprendre. Aujourd’hui, il faut expérimenter. L’usage ne vient plus à la suite d’un apprentissage, il lui est consubstantiel.
Quand les utilisateurs deviennent opérateurs
Au-delà des seules fonctionnalités de l’outil, le Gripic s’est aussi penché sur les transformations et expérimentations sociales liées aux mobiles, et parle de pratiques d’ » « échangisme mobile », l’objet étant aujourd’hui prêté, « taxé », « exhibé » ou visité, son contenu montré, envoyé et raconté ». On trouve ainsi des « « banquiers », « taxeurs », « exhibitionnistes » et « voyeurs » » qui monnaient ou non, partagent ou au contraire protègent, exhibent fièrement ou gardent jalousement leurs mobiles.
Mais la tendance serait très nettement au partage : les téléphones « sont de plus en plus des objets qui circulent dans le groupe », notamment lorsqu’on a perdu le sien, qu’il a été cassé ou bien volé. Les chercheurs du Gripic ont ainsi été frappés de découvrir que bon nombre d’adolescents n’avaient pas de mobile à eux, mais un « portable de remplacement » : en tant qu’objet, il est éphémère, précaire, voué à circuler, désacralisé, et il n’a d’intérêt que s’il fonctionne.
De même, « le mobile fait de plus en plus l’objet d’usages partagés, notamment par le biais de l’optimisation des forfaits et des cartes pré-payées, organisation collective (qui) fait des utilisateurs aujourd’hui de petits opérateurs » dont la valeur ne se mesure pas tant d’un point de vue économique que parce qu’ils « conduisent à des formes de partage ».
Les mères, « pour qui le téléphone est tout à la fois cordon ombilical, cordons de la bourse, rênes du foyer », s’en servent ainsi comme d’un outil de co-gestion leur permettant d’apprendre à leurs enfants à mieux gérer l’argent.
Verra-t-on un jour, à l’image de ce que le web 2.0 a repris du mouvement, et de l’esprit, des logiciels libres, des mobinautes ouvrir des relais mesh, des serveurs mobiles, des plateformes décentralisées de partage de contenu ?
Les mobiles (partagés) tissent leur Toile (sociale)
Au-delà des technologies (contrairement à l’internet, le développement des réseaux mobiles est, lui, centralisé, et peu ouvert aux contributions de type « libres »), ce que font les adolescents de leurs mobiles montre qu’il reste encore beaucoup à faire si l’on veut « libérer » (et donc, développer) les usages en la matière.
Pour bon nombre d’adultes, le mobile est encore en effet « un objet hyperpersonnel, voire une « boîte noire » intime et individuelle » dont on doit protéger les données (n° de téléphones, photos, messages SMS personnels ou professionnels) ou, au contraire, dont on cherche à percer les secrets (afin d’espionner conjoints, enfants, concurrents…).
Pour les adolescents, a contrario, les portables sont souvent « aussi peu confidentiels et intimes que le sont leurs blogs (…) Véritables espaces de mise en scène identitaire et d’exposition de soi », ils le font d’ailleurs souvent « visiter comme un musée » de photos, sonneries, vidéos, concerts à emporter permettant de faire partager ses découvertes à la communauté : l’archivage n’a de sens que s’il peut être montré.
A rebours du cliché, le mobile ne serait plus « l’emblème de la société individualiste et atomisée : on observe en réalité des comportements collectifs et collaboratifs » permettant, à l’image de la décentralisation de la Toile, la constitution de « groupes aux frontières floues (…) : il n’y a rarement qu’un seul centre, mais plutôt une pluralité de noyaux autour desquels se produisent les évènements de la sociabilité adolescente ».
Le Gripic note ainsi que « l’on observe de moins en moins de signes d’exaspération ou de manifestation de gêne dans les scènes de vie publique », et que les règles tacites font de plus en plus consensus. Dans le même temps, et même s’il « semble continuer d’échapper aux régulations officielles et en particulier aux lois qui criminalisent progressivement certains de ses usages, le mobile fait bien l’objet d’une pénalisation croissante, comme en témoigne la récente loi sur la prévention de la délinquance votée en avril 2007 et contenant un amendement spécial concernant le happy slapping ».
Peut-on (interdire d’)interdire les mobiles ?
L’une des parties les plus intéressantes de l’étude concerne ainsi la régulation des mobiles à l’école. Une tâche qui semble s’avérer des plus rudes, pour ne pas dire impossible.
On connaissait déjà le Mosquitotone, « la sonnerie que seuls les moins de 25 ans peuvent entendre », à partir d’un ultrason créé à l’origine pour faire fuir les adolescents, mais qu’ils se sont accaparé pour pouvoir faire sonner leurs portables à l’insu des enseignants. Et ce n’est que l’un des nombreux « trucs & astuces » exploités en classe.
Certains profitent du fait que les mobiles passent de main en main pour désactiver le mode silencieux du portable de ceux qu’ils veulent piéger, avant d’y envoyer, par Bluetooth, des « sons complètement nuls ». Un autre raconte qu’il a enregistré la sonnerie du collège afin de pouvoir libérer à distance les élèves d’une autre classe avant la fin des cours…
Dès lors, il arrive fréquemment que le responsable de la « blague » ne soit pas épinglé, au contraire du propriétaire du mobile utilisé, ce qui rend les confiscations problématiques. Sans parler des cas où c’est le portable du professeur qui se met à sonner en plein milieu de la classe… Une mésaventure narrée par Vincent Robert, un enseignant-blogueur, qui consacre un long billet très intéressant aux problèmes soulevés par l’interdiction des portables en classe.
Certaines anecdotes sont dramatiques (tel ce chantage au suicide émanant d’une adolescente qui avait besoin de son portable parce qu’elle se préparait à fuguer), ou posent des questions quasi existentielles : peut-on, ou non, intimer à un élève dont un proche parent est à l’article de la mort d’attendre les intercours pour avoir de ses nouvelles ?
D’autres questions sont plus pratiques : faut-il confisquer le téléphone lui-même, ou bien la carte SIM, l’objet et sa mémoire, ou bien le carnet d’adresse avec son forfait ? Et quid du téléphone portable confisqué qui s’avère être le mobile professionnel des parents de l’élève fautif ?
En commentaire, un élève à qui le portable avait été confisqué raconte pour sa part comment il revint voir son professeur avec un texte officiel rappelant que seul un juge d’instruction a le droit de confisquer un portable pendant plus de 24 heures…
Informatique omniprésente, ou réalité diminuée ?
Il n’y a pas, loin de là, que les élèves à faire l’objet de telles interdictions d’utiliser leurs téléphones portables, que l’on retrouve un peu partout, au travail, dans les administrations, les cinémas, bibliothèques, hôpitaux, etc. Même le permis de chasse l’interdit, rapporte l’une des personnes interrogées par le Gripic : « ça ne fait pas partie de l’esprit de se servir des mobiles pour repérer les proies ! ».
Ou pas encore. Car la « déviance généralisée » qu’avait souligné le Gripic dans sa précédente étude, en 2005, semble se confirmer. Mieux, ou pis : cette « transgression généralisée des règles et des interdits » est aussi à l’oeuvre du côté de ceux-là mêmes qui sont censés faire respecter la loi, ou plutôt le non-droit.
Aux urgences, les médecins ne sont pas les derniers à laisser leurs portables allumés, et certains autorisent les patients à téléphoner. L’étude cite également le cas d’une classe que le professeur, proche de la retraite, ne tenait plus. Un (bon) élève décida de la filmer pour démontrer qu’il était impossible de s’y concentrer. Il fut renvoyé pour avoir filmé le professeur à son insu. Mais plusieurs professeurs prirent sa défense, et c’est finalement le vieil enseignant qui partit en arrêt maladie.
Les parents ne sont pas, eux non plus, les derniers à enfreindre le règlement : « il ne leur viendrait plus à l’idée d’appeler l’établissement pour contacter leur enfant », et ils l’appellent, même pendant les heures de cours, quand il ne viennent pas réclamer à cors et à cris les mobiles confisqués. L’argument est toujours le même : « on ne peut pas lui prendre son téléphone, c’est un objet personnel, et nous en avons besoin pour le joindre ! ».
La situation vire parfois au burlesque : le parc d’attraction britannique Alton Towers vient ainsi d’interdire –à titre expérimental– les mobiles et PDA en son sein afin que les parents puissent être « à 100 % » avec leurs enfants. Les Britanniques travaillent tellement que la moitié d’entre eux ne pourraient plus se déconnecter de leur travail, entre autres parce qu’ils sont accessibles en permanence. Et 40 % emmèneraient toujours des documents sur leurs PDA ou ordinateurs portables, « même lorsqu’ils prévoient une sortie avec leurs enfants« .
Intervenant lors d’un récent colloque de l’Afom, le philosophe François Ewald comparait le mobile à « un des lointains successeurs de la pierre taillée, un de ces outils amovibles qui font l’humanité de l’homme ».
La différence, peut-être, c’est que ce sont aujourd’hui les adolescents, et non les adultes, qui s’en servent le plus, et le mieux. Et qu’il faudrait donc peut-être commencer à regarder ce qu’ils en font, afin de faire de sorte que, dans l’informatique omniprésente que l’on nous promet, la réalité soit réellement augmentée, et pas diminuée.
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Il y aussi un aspect qui rend les parents solidaires de leurs enfants ; nous vivons à l’ère des familles « éclatées » tant socialement (divorces et parents tout deux salariés) que géographiquement… Le mobile est souvent le dernier lien fragile qui permet à des membres d’une famille d’avoir des moments « ensembles ».
Remarquable analyse et belle démonstration des usages innovants de la société face à une nouvelle techno…
il est intéressant de constater que les « vieux » en sont toujours à considérer le téléphone portable comme un objet, alors que nous sommes entrés dans une société dématérialisée où le mobile prend la forme d’une antenne, permettant la connectivité (et la communication) entre personnes ne partageant pas le même espace géographique ni temporel… mais viendra un temps où l’on ne retiendra le mobile que pour son usage, comme on considère un frigidaire comme un meuble permettant la conservation d’aliments… d’ici là, on peut toujours continuer à gloser, et à pondre des études éthno-socio-trucs
J »ai commencé à lire l’article le trouvant passionnant , puis me suis mise à en discuter les prémisses :
de nouveaux rapports aux mobiles émergeraient ?
Et si ces rapports étaient propres à cet âge, l’adolescence, et pas du tout annonceur d’une nouvelle relation à l’objet ?
je repensais à mes années d’ados, les heures interminables de lycée, où pour s’occuper on feuillete le carnet de texte, la trousse de l’autre, qualifiables déjà de « personnalisés ». Je me baladais dans ce petit musée, auj. il est devenu embarquable dans mon mobile.
Plus tard, j’ai moins laissé mettre la main sur mes objets : parce que plus de choses à cacher…et idem pour mon portable.
Si ado, je suis à la recherche de mon identité, ce qui me pousse à chercher le regard de l’autre, pour l’interroger sur ce qu’il perçoit,
Adulte, j’ai mes secrets et davantage de données personnelles « sensibles ». Plus qu’un musée virtuel, mon mobile est un espace réservé.
Pour finir, je ne suis pas sûre pour ces raisons que le mobile perdra sa nature d’objet personnel sur tous les « segments » de la population