Rencontre avec Mito Akiyoshi, sociologue japonaise (blog) qui travaille à l’université Senshu de Tokyo. L’occasion pour nous de regarder ce qu’il se passe au Japon, pas sous l’angle technologique comme il nous est souvent présenté, mais sous l’angle des usages qui sont, là-bas aussi, souvent plus variés et complexes qu’on ne le dit.
LA FRACTURE NUMERIQUE AU JAPON
InternetActu.net : Vous avez travaillé sur la fracture numérique au Japon. On a l’impression, dans ce pays où le téléphone mobile est roi, que la fracture numérique n’existe pas ou n’existe plus. Tout le monde utilise son mobile (très peu pour téléphoner en fait). Qu’en est-il en fait ? La question de l’accès est-elle au Japon aussi une question dépassée ?
Mito Akiyoshi : Il y a un consensus croissant parmi les chercheurs au Japon, ainsi qu’à l’étranger, pour dire que le problème de la fracture numérique ne se résume pas seulement à la question de l’accès ou pas à l’internet. Ce problème interroge aussi le type d’usage des technologies de l’information et de la communication et leurs effets. Afin de comprendre les implications de la diffusion de la téléphonie mobile sur la fracture numérique, nous devons d’abord commencer par une conceptualisation élargie de la fracture numérique, qui englobe la réalité des activités médiatées par les technologies. On comprendra alors qu’avec le téléphone mobile, nous sommes face à une situation semblable au paradoxe du verre à moitié plein et à moitié vide.
Il est vrai que le Japon est un des leaders mondiaux de la téléphonie mobile. Il est vrai également que la technologie mobile apporte les TIC à ceux qui ne pourraient pas les utiliser autrement. Mais le téléphone mobile en aucun cas n’élimine la fracture numérique. Mes recherches révèlent que les tendances d’inégalité influencent largement le type de possibilités et d’opportunités technologiques dont les gens se saisissent. Aujourd’hui, nous avons trois types d’utilisateurs des TIC en terme d’accès : J’ai appelé les premiers les « lettrés », ce sont ceux qui utilisent à la fois les ordinateurs et les téléphones mobiles. Ensuite, nous avons un assez grand nombre de personnes qui utilisent les téléphones mobiles, mais ont rarement recours à un ordinateur. Le troisième groupe est celui qui n’utilise ni ordinateur ni téléphone. Le dernier groupe bien sûr passe à travers l’internet, mais il y a de nombreuses raisons qui font que le second groupe soit du mauvais côté de la fracture et soit incapable de tirer le meilleur parti des TIC.
UNIVORES ET OMNIVORES
Cette situation serait acceptable si le choix du dispositif que nous utilisons pour nous connecter n’était juste qu’une question de choix. Mais souvent, il ne l’est pas. Les matériaux auxquels nous accédons en ligne via des ordinateurs sont bien différents de ceux accessibles via un téléphone mobile. Mon étude montre par exemple que les gens utilisent un ordinateur pour travailler ou accéder à des services gouvernementaux, alors que les pratiques du téléphone mobile sont plutôt limitées aux activités de loisirs. Ceux qui utilisent des téléphones mobiles sans utiliser d’ordinateurs ont tendance à être moins instruits, moins riches (et comptent une plus grande proportion de femmes). Leur dépendance à l’égard de leurs mobiles et leur « refus » de l’ordinateur reflètent et perpétuent leur statut de défavorisé.
Je cherche encore de bonnes étiquettes pour caractériser mes différents types d’utilisateurs et notamment ces derniers. La distinction entre « univore » et « omnivore » comme on l’utilise en sociologie de la culture pourrait être utile. Le concept d’univore fait référence aux gens qui ont des ressources culturelles limitées et qui consomment juste un genre, comme le hip-hop. Les omnivores, à l’inverse, sont dotés de ressources culturelles variées et savourent de multiples genres. Selon ce point de vue, la division entre les classes moyennes et les classes ouvrières ne se caractérise pas par la préférence d’un genre particulier, mais plutôt par la capacité à consommer une grande variété de produits culturels. En m’appuyant sur ce type d’arguments, je pourrais les appeler « mobile univore » par exemple.
InternetActu.net : Qu’est-ce que le mobile empêche que le couplage internet/mobile libère ?
Mito Akiyoshi : Les études ont montré que les utilisateurs d’ordinateurs connectés à l’internet acquièrent de nouveaux talents à mesure qu’ils se familiarisent avec l’outil. C’est un cercle vertueux. Vous vous rendez en ligne initialement pour répondre à un certain type de besoin, mais vous découvrez d’autres services et applications et vous apprenez en faisant. Les ordinateurs connectés à l’internet encouragent les utilisateurs à explorer. L’internet mobile fournit aussi des services apparentés à l’internet, mais je trouve leur utilisation trop restreinte aux activités de divertissement et de loisir. Sans compter que la qualité des contenus et des services est différente. Par exemple, vous pouvez lire des informations sur votre ordinateur comme sur votre mobile, mais du fait de la limite d’espace, une information pour les services internet mobiles doit être brève et fragmentaire. En lisant des informations ou des éditos sur l’internet, vous apprenez plus. Si vous ne lisez que les résumés sur le téléphone mobile, vous passez à côté de beaucoup d’opportunités d’apprendre et de comprendre.
UNE QUESTION DE POLITIQUE
InternetActu.net : Comment favoriser le passage des outils mobiles aux outils internet, alors que les usages justement ne sont pas les mêmes ?
Mito Akiyoshi : Tout d’abord, je pense que nous devrions reconnaître que la qualité et la quantité de contenus et de services est une question de la plus haute importance. Ils sont légitimes mondialement, nationalement, localement, mais guère reconnus comme tels. Par exemple, si vous pensez que les utilisateurs mobiles n’ont pas la même qualité d’information que les utilisateurs sur ordinateur, vous pouvez améliorer la façon de présenter l’information. Si vous souhaitez que les téléphones mobiles soient mieux utilisés pour produire des activités, vous pouvez améliorer le design, les interfaces et les services. L’internet mobile est conduit par le divertissement parce que les opérateurs de services mobiles trouvent que ces divertissements sont lucratifs. Mais les décideurs politiques et tous ceux qui peuvent agir peuvent intervenir pour inverser cette tendance. Les politiques peuvent intervenir et encourager le développement de technologies qui contribueront à une meilleure participation et inclusion sociale. Plutôt que de se focaliser sur les inégalités numériques, ils devraient surtout se concentrer sur les racines profondes des inégalités. Les inégalités de sexes et celles entre les urbains et les ruraux demeurent de graves problèmes auxquels le Japon doit faire face.
LA FASCINATION JAPONAISE DU MOBILE
InternetActu.net : L’occident se fait une certaine image des pratiques numériques au Japon : omniprésentes, très centrés sur le mobile, avec une population friande d’innovation. Ces clichés correspondent-ils à la réalité ?
Mito Akiyoshi : Oui, les Japonais sont friands de certaines innovations. Mais il est important de noter que le Japon a pris du retard sur d’autres pays industrialisés en matière de connexion internet de base durant les années 90. L’explosion de la téléphonie mobile doit être mise en perspective plutôt que d’être considérée comme un signe de l’enthousiasme général pour l’innovation. Si quelques innovations prennent racine à une vitesse phénoménale, d’autres sont lamentablement abandonnées.
Pour autant, il est vrai que la fascination de la mobilité des Japonais leur est propre. L’obsession de la mobilité, du « mignon » et de la miniaturisation sont les « qualités » répétées à maintes reprises dans le discours populaire à propos de l’essence de la culture japonaise. Ces qualités s’expliquent. La fascination pour la mobilité dépend de nos modes de vie. Les Tokyoïtes passent de longues heures dans les transports en commun et ont beaucoup de temps pour jouer avec leurs téléphones mobiles. Contrairement à l’Europe ou aux Etats-Unis, les Japonais ne sont pas passés de la machine à écrire à l’ordinateur. De nombreux utilisateurs préfèrent le téléphone mobile parce qu’ils sont mal à l’aise avec le clavier. Ils utilisent leur mobile pour des raisons qui ont peu à voir avec leur portabilité. Comme on le voit, la popularité des téléphones mobiles est en fait un phénomène plus complexe qu’il ne paraît.
Cela dit, les goûts bizarres des Japonais peuvent aussi aider à populariser certaines innovations de manière inattendue. Le téléphone-appareil photo/vidéo est un exemple qui me vient à l’esprit. Dans un premier temps, cette idée de coupler tous les outils en un pouvait paraître étrange. Mais les Japonais ont aimé le téléphone appareil photo/vidéo et l’ont rendu populaire dans le reste du monde ensuite.
L’AVENIR DU MOBILE
InternetActu.net : On a l’impression que le Japon, parce qu’il surfe déjà sur les usages mobiles, est en avance sur les usages des autres pays. Faut-il entendre votre discours comme une critique des limites des usages mobiles ?
Mito Akiyoshi : Oui, le Japon est l’un des leaders des services internet mobiles. Bien que j’ai exprimé quelques remarques sur le fait que les conséquences de l’internet mobile n’étaient pas si roses, il y a de nombreuses de raisons de croire que le Japon, comme d’autres pays, créera de meilleurs environnements de communication, avec des usages des technologies mobiles et ubiquitaires élargies. Je tenais juste à rappeler qu’il est simpliste de penser que le téléphone mobile va de lui-même résoudre le problème plus profond de la fracture numérique. Certes, il aide certaines personnes à se connecter. Certes, il aide les utilisateurs à entretenir leurs réseaux sociaux. Les Japonais se sont tout de suite enthousiasmés pour l’internet mobile, dès qu’il est devenu disponible à la fin des années 90. Ils s’y sont précipités parce qu’ils pensaient qu’il allait résoudre leurs besoins. Maintenant, nous devons redéfinir ces « besoins » et ces « demandes » à la lumière de la société que nous voulons bâtir pour demain. Jusqu’à présent, il y a eu peut de discussion sur les valeurs que portent et sur lesquelles devraient se concentrer les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Les technologies mobiles sont une clé de la prise de conscience des valeurs fondamentales de la société allant du développement du capital humain, à l’égalité, du développement durable à la démocratie… mais elles ne permettront pas que cela advienne, automatiquement.
Je ne suis pas sceptique, mais je veux faire preuve d’un optimisme prudent parce que nous avons besoin de mieux comprendre les problèmes existants et nous avons besoin d’avoir une meilleure vision de l’avenir pour réaliser pleinement le potentiel de communication offert par les technologies mobiles.
LOCALEMENT ET UBIQUITAIREMENT
InternetActu.net : On parle beaucoup de l’avenir de la géolocalisation avec les mobiles : la géolocalisation vue comme l’avenir du mobile, la synthèse des réseaux sociaux et de la mobilité. Est-ce que l’usage de la géolocalisation explose au Japon et pourquoi ?
Mito Akiyoshi : Il y a de nombreux usages intéressants de la géolocalisation au Japon comme le montre le réseau OtetSudai, un service de recherche de job via téléphone mobile (NDLR : que nous avions évoqué ici même) qui permet aux gens d’avoir un micro-management de leur temps, de leurs espaces, de leurs façons de travailler… Même à l’heure de la mondialisation, notre travail au jour le jour, notre vie quotidienne est « localement intégrée ». A l’avenir, la technologie mobile devrait être capable de mieux servir nos besoins, tout en facilitant leur ancrage local.
InternetActu.net : Du point de vue de l’action gouvernementale, la focale semble avoir évolué d’e-Japan (un plan assez classique de développement des accès et des usages) à u-Japan, pensé comme un plan plus futuriste, centré sur l’informatique omniprésente. Quelle est la réalité de ce programme et qu’en pensez-vous ? Qu’à réussi U-Japan et qu’est-il en train de rater ?
Mito Akiyoshi : Pour répondre à cette question, il faudrait que j’aille sur le site web du gouvernement faire quelques recherches préliminaires sur le projet U-Japan. Mais je ne pourrais pas le faire, car la recherche sur les sites web gouvernementaux est un vrai casse-tête. Recherchez une information spécifique sur un site web du gouvernement japonais et vous comprendrez ma frustration. On ne parvient pas à y trouver l’information que l’on cherche. C’est une bonne image pour évaluer le projet U-Japan. U-Japan a réussi à fournir un accès rapide à l’internet et à améliorer les services gouvernementaux. Dans les domaines comme la déclaration de revenus et la déclaration des entreprises, de grands progrès ont été réalisés qui doivent être crédités au programme. Mais il y a des objectifs encore à accomplir, comme le montre la médiocrité des fonctions de recherche d’informations.
L’ubiquité c’est bien. Mais les solutions omniprésentes doivent être aussi des solutions faciles à utiliser.
LA DIFFICULTE D’APPREHENDER LES DEFIS DE LA VIE PRIVEE ET DE L’IDENTITE
InternetActu.net : Vous travaillez avec le sociologue Izumi Aizu, le directeur de l’lnstitut pour la société en hyper-réseau (Institute for HyperNetwork Society), sur un programme de recherche de NTT sur la confidentialité et l’identité (proche de notre programme IdentitésActives). Pouvez-vous nous en dire plus sur les objectifs de ce programme et ses premiers résultats ?
Mito Akiyoshi : NTT est une organisation très intéressante. Ils ne nous demandent pas de faire de la recherche afin de maximiser leurs profits à court terme. Ils viennent à nous sans ordre du jour déterminé. Leur commande consiste juste à nous demander si l’on peut dire quelque chose d’intéressant sur la confidentialité et l’identité.
Nous nous sommes intéressés aux projets d’identité gouvernementaux comme à ceux de gestion d’identité dans le cadre du travail. J’aime à penser que le fait que nous n’ayons pas trouvé de tendances fortes est une de nos plus importantes trouvailles. Nous ne sommes pas revenus les mains vides. Nous avons constaté qu’il existe une énorme asymétrie de l’information entre les diverses parties concernées. La question de la vie privée et de l’identité semble très pertinente à tout le monde, mais il est difficile de faire comprendre sa pertinence quand elle implique une grande technicité. Les décisions qui ont des implications sociales sont retirées du débat public et sont réduites à des problèmes techniques. Comment expliquez-vous la notion de moteur de recherche de personnes à votre grand-mère ou à votre patron ? Comment leur expliquer la possible rupture de la confidentialité avec l’introduction d’IpV6 à cause de son mécanisme d’adressage ? Ils ne peuvent pas les comprendre, même si elles sont pertinentes pour eux. Nous avons constaté que nous ne disposons pas d’un langage commun pour commencer des débats productifs sur les façons dont ces questions sont traitées par les gouvernements, les entreprises, les chercheurs et les leaders de communautés.
InternetActu.net : Vous pointez du doigt une inquiétude forte sur les questions de respect de la vie privée, alors qu’on a tendance à croire, vu d’ici, que ces questions n’ont pas le même impact au Japon du fait de différences culturelles. Mais l’usage très fort par les plus jeunes du mobile ou des sites sociaux vous amène-t-il à avoir les mêmes inquiétudes que celles qu’on perçoit dans les travaux de danah boyd aux Etats-Unis ou Mimi Ito dans votre pays ? Les questions se formulent-elles de la même manière au Japon qu’en Occident ?
Mito Akiyoshi : Bien sûr, la France et le Japon sont culturellement très différents, mais la France est tout à fait différente du Royaume-Uni, des États-Unis ou de l’Allemagne ainsi que d’autres pays qui composent l’Occident. Je ne nie pas qu’il n’y ait pas de différences culturelles entre les sociétés, mais j’essaye juste d’équilibrer les différences entre pays et celles qu’on trouve au sein même des pays. Je ne sais pas si il y a lieu d’englober la question de la vie privée en « différences culturelles », même si la question de la vie privée se manifeste différemment selon les sociétés. Par exemple, la question raciale est un gros problème dans de nombreuses sociétés à l’égard de leurs minorités ethniques. Je ne peux pas dire qu’il n’existe pas au Japon, mais il est moins marqué qu’aux Etats-Unis pas exemple.
Une autre façon d’aborder les différences culturelles consiste alors à chercher les problèmes sociaux qui affligent une société en particulier. Si les Japonais émettent des réserves sur le projet de carte nationale d’identité, c’est peut-être dû au fait que leur confiance dans leur gouvernement, relativement au traitement de l’information personnelle, est faible. Au Japon par exemple, le système de retraite national est mal géré et son échec est un énorme scandale. Ceux qui attendaient leurs pensions ne l’ont pas eu, car l’agence en charge de les verser n’a pas enregistré convenablement les droits de chacun.
Quels types d’attitudes prévalent en France en ce qui concerne la question du respect de la vie privée et quels types de facteurs (culturels, sociaux, politiques ou économiques) expliquent le mieux ces attitudes ? Je crois que j’ai plus de questions que de réponses à cette question.
Propos recueillis par Hubert Guillaud. Pour ceux qui le souhaitent, la version anglaise de cet entretien est publié simultanément par Putting People First.
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Que de choses intéressantes dans cet interview : il va falloir que je le relise attentivement : Merci Hubert de le partager avec nous !