Eben Moglen : « Je ne les qualifierai pas de voleurs, sauf s’ils me traitent de pirate »

Auteur de L’Anarchisme triomphant : Le logiciel libre et la mort du copyright, et du Manifeste du Point-Communiste (The dotCommunist Manifesto, en VO), Eben Moglen est considéré comme l’un des penseurs les plus radicaux, mais aussi les plus pertinents, de la société de l’information.

C’est à ce titre qu’il avait été invité par la Fing et la Quadrature du Net, un collectif de défense des libertés à l’ère du numérique, à venir parler, le 5 juin dernier à la Cantine, des liens entre culture et internet (vidéo).

Eben Moglen Conference

Eben Moglen est un drôle de personnage, au parcours impressionnant et à la verve vivifiante. En 1973, a 14 ans, il gagnait déjà sa vie en tant que développeur. En 1979, IBM lui demande de tester Lisa, le tout premier ordinateur doté d’une souris et d’une interface graphique. Pour Moglen, c’est une catastrophe :

Cette machine incarne la fin du langage en relation avec l’ordinateur, c’est l’interface de l’homme des cavernes : tu vises et tu grognes. Si on résume l’interaction homme machine à viser et grogner, on écarte le rôle du langage dans l’évolution de l’esprit humain et de sa conscience. Le langage est ce qui nous rend plus intelligent, si nous n’utilisons pas le langage pour communiquer avec les machines alors ni nos cerveaux ni ceux des machines ne s’épanouiront comme ils devraient le faire.

Eben MoglenPassionné par la programmation, il ne supporte pas ce que l’on qualifie depuis de cliquodrôme, et décide alors de quitter l’informatique pour entamer des études de droit. En 1991, il est convaincu, en tant qu’avocat, qu’il lui faut travailler « pour les libertés au 21e siècle ». Son passé d’informaticien le fait s’intéresser aux nouvelles technologies, et plus particulièrement à la cryptographie : « Nous en avions besoin pour deux raisons : garder les secrets à l’abri du gouvernement et faire du commerce électronique ».

Il découvre Pretty Good Privacy (PGP), le pionnier des logiciels de cryptographie grand public, et écrit à son auteur, Phil Zimmerman pour le féliciter et lui proposer ses services : « Bravo, tu vas changer le monde ! Tu vas aussi ne pas tarder à être dans une merde noire. Sache que lorsque ça te sera tombé dessus, je pourrais t’aider ».

Dix jours plus tard, le FBI frappait à la porte de Zimmerman, accusé d’exportation illégale de munitions sans licence. A l’époque, la cryptographie était en effet assimilée à une arme de guerre. Et le gouvernement n’autorisait l’exportation que des seuls logiciels dont il pouvait casser les codes -ce qui n’était pas le cas de PGP. Eben Moglen fut ainsi de ceux qui contribuèrent à sa défense, et donc à la libéralisation, « de facto », de la cryptographie.

C’est d’ailleurs ce qui entraîna Richard Stallman, autre pionnier de la défense des libertés à l’ère numérique, à lui proposer de participer à l’élaboration de la GPL, la plus connue des licences de logiciels libres. Depuis, Eben Moglen, toujours professeur de droit de l’université de Columbia à New-York, préside le Software Freedom Law Center (le Centre de droit pour la liberté des logiciels), qui soutient juridiquement le développement des logiciels libres et open source.

Il parcourt également le monde pour promouvoir le logiciel libre, et défendre les libertés qu’il considère menacées, notamment, par les industriels reposant leurs modèles économiques sur la « propriété », une notion qu’il estime condamnée. Après avoir défendu le droit au secret des correspondances, puis celui des logiciels libres, il estime que la « prochaine frontière », et le combat qu’il convient de mener, est aujourd’hui celui du droit à l’oubli, et à la protection de la vie privée.

Extraits choisis, traduits, compilés et (« librement ») adaptés de ses propos, tenus majoritairement en anglais :

« Porter plainte contre vos clients, ce n’est pas un business model »

37 000 personnes ont été poursuivies aux Etats-Unis pour partage de fichiers musicaux par les groupes d’intérêts représentant les majors musicales. 77 millions de dollars ont ainsi été gagnés par ces industriels, mais ils n’ont pas versé un centime aux musiciens.

Et comme nous l’avions prévu, ces actions coercitives n’ont en rien empêché la reprise en main de la distribution culturelle par les jeunes du monde entier.

« Porter plainte contre vos clients, ce n’est pas un business model », avait déclaré Michael Dell. Ca témoigne aussi du mépris avec lequel l’industrie du disque traite ses clients. L’objectif est de leur faire peur, afin de pouvoir leur vendre de l’air, et faire des profits sur des biens qui ne coûtent rien.

Parce qu’une fois numérisé, le coût de reproduction d’un fichier est quasi nul. Et dans une économie à coût 0, où tout peut-être copié, partagé, échangé, réutilisé, remixé, il est difficile de nous demander de ressortir de chez nous, et d’arrêter d’être des humains sociaux, parce que cela contrevient aux intérêts marchands de quelques-uns qui ont décidé d’entrer, de force, dans chacun de nos ordinateurs en nous disant que désormais, il faudra suivre leurs règles.

Car à côté des actions juridiques, les « propriétaires » ont aussi essayé de contrôler les technologies de traitement de l’information, en y installant des DRMs, abusivement appelés « systèmes de gestion de droits numériques », alors qu’il ne s’agit que de systèmes de contrôle des actions des usagers.

Mais ces efforts ont eux aussi été sans effet, car les technologies de contrôle transfèrent le pouvoir aux industriels qui commercialisent ces technologies, plus qu’aux industriels de la musique, et tout en reléguant les artistes encore plus loin.

« Un contrôle de type soviétique dans une société post-soviétique »

Comme les efforts pour contrôler directement les comportements du public (…) étaient aussi inefficaces les uns que les autres, (et) comme les industries propriétaires ne pouvaient pas risquer d’être encore plus détestées par leurs clients, (…) elles cherchent aujourd’hui à faire faire le « sale boulot » par l’Etat, et les fournisseurs d’accès à l’internet, qui sont invités à faire front avec elles pour sauver ce qui peut l’être.

Les Etats investissent des sommes considérables pour permettre à tout un chacun d’être relié à l’internet, et un avocat californien vient leur demander d’en exclure certains parce que ce serait bon pour son business et qu’ils n’ont pas un comportement « responsable » ? C’est un contrôle de type soviétique dans une société post-soviétique basée sur les libertés offertes par les technologies. Mais combien de temps la farce va-t-elle durer, et quels dommages collatéraux cela va-t-il engendrer ?

C’est une campagne visant à effrayer les gens afin de leur faire croire que la prédisposition naturelle de l’espèce humaine au partage serait anormale, inacceptable, et criminelle. Mettons-nous donc d’accord sur le fait que de décider que quelqu’un sera exclu de l’internet est en contradiction insoluble avec les objectifs des pouvoirs publics du 21e siècle. Au lieu de nous préparer à exclure une génération du net parce qu’elle croit au partage, notre intention doit être d’encourager et construire les technologies et les comportements sociaux qui rendent le partage inévitable.

« Un monde de sociabilité complète et totale »

Cette société est la nôtre, ses réseaux aussi, et nous les avons conçus, créés, développés, construits et entretenus pour échanger des informations, pour donner du pouvoir et des libertés aux gens, pas pour les contrôler ni pour les appauvrir culturellement parlant. Et c’est ce pour quoi la culture tend aujourd’hui à se libérer.

La génération qui a créé l’internet a grandi en écoutant au walkman des compilations de chansons enregistrées à la radio. Aller à l’encontre du partage des fichiers, c’est aller à l’encontre du sens et du fonctionnement des réseaux, de la technologie et de l’évolution de la société de l’information. Et c’est aussi vain que d’essayer d’arrêter un cheval une fois qu’il est parti au galop.

Les humains sont des animaux sociaux qui ont besoin de communiquer, d’échanger, de partager, d’interagir. Et nous approchons d’une époque formidable où tout le monde pourra se connecter, sans intermédiaire, à tout un chacun. Un monde de sociabilité complète et totale. Nous savons comment apporter, à faible coût, la possibilité de communiquer avec le monde entier. Et nous pouvons éradiquer l’ignorance, comme la génération passée s’est débarrassée de la variole.

Dans quelques années, il paraîtra tout à fait normal à tout un chacun de pouvoir communiquer avec n’importe qui, de n’importe où, aussi longtemps qu’il l’entend, librement et sans probablement avoir rien à payer, grâce à la VOIP et au développement des technologies sans fil. Et ce qui arrive aujourd’hui à l’industrie de la musique aujourd’hui arrivera demain à celle de la téléphonie du fait de la VOIP qui, elle non plus, ne coûte rien ou presque. Tout un chacun pourra devenir son propre opérateur. Alors c’est vrai qu’en contrepartie, certains industriels doivent accepter de voir leurs marges et leur profitabilité réduites.

« Je ne les qualifierai pas de voleurs sauf s’ils me traitent de pirate »

Il faudrait d’ailleurs qu’ils admettent qu’ils militent pour l’ignorance, pour l’acculturation, qu’ils revendiquent le fait que vous ne devriez avoir accès à la culture que dans la mesure où vous avez assez d’argent pour vous l’offrir, ou plutôt l’acheter. Et plus ils agiront de manière brutale, déraisonnable, disproportionnée, plus ils se discréditeront.

Je ne les qualifierai pas de voleurs sauf s’ils me traitent de pirate. Les artistes n’ont rien à craindre des gens qui aiment ce qu’ils font. Les amateurs de musique ne peuvent pas faire de mal aux artistes qu’ils apprécient, même si les industriels s’acharnent à le leur faire croire.

Car le problème n’est pas tant d’empêcher les gens de « voler » des fichiers que d’empêcher les artistes de découvrir qu’il existe des alternatives, et qu’ils peuvent vivre sans ce genre d’intermédiaires. On assiste en effet à un retournement d’alliance, au détriment de l’industrie, entre ceux que l’on appelait des « consommateurs » et ceux que l’on appelait des « producteurs ».

Et ce qui menace le plus l’industrie du disque, ce n’est pas l’amateur de musique et d’échanges de fichiers, c’est le fait que Madonna, et plein d’autres, commencent à quitter leurs maisons de disque car n’ont plus grand chose à leur apporter, contrairement aux tourneurs et aux organisateurs de concerts.

« Le problème est de maintenir autant que possible le cours de leurs actions »

Leur problème n’est pas tant de « restaurer » leur business model : il a vécu et est aujourd’hui dépassé. L’industrie des biens culturels tiendra peut-être encore 15 ans, et d’ici là, soit ils auront adapté leurs modèles économique à la réalité de l’internet, soit ils auront disparus, remplacés par des entrepreneurs moins ignorants des technologies et de leurs usages, et plus respectueux des gens.

Le problème est de maintenir autant que possible le cours de leurs actions, et d’éviter de voir leurs actionnaires fuir, à l’image des mélomanes et des artistes. Car l’autre grand problème pour l’industrie du disque, ce sont ses actionnaires, à qui il faut rendre des comptes, distribuer des dividendes. D’où des efforts désespérés, et risqués, visant à prolonger autant que faire se peut le modèle économique d’une industrie en péril, sinon vouée à disparaître.

Alors ils vont chercher à faire beaucoup de bruit, à se défendre, c’est normal, mais c’est un combat d’arrière-garde. Nous assistons à la fin de la culture propriétaire ; il reste encore quelques obstacles à franchir, ou à faire tomber, mais le temps approche où les intérêts financiers de quelques-uns ne pourront empêcher les autres de bénéficier des mêmes services, mais de façon « libre ».

C’est pourquoi ils parlent de vous bannir de l’internet, c’est l’internet que vous avez bâti, que vous faites tourner, que vous utilisez pour améliorer la vie des autres, et dont vous vous servez pour faire leur business, mieux qu’eux.

« Rien ne sert de s’énerver : il faut juste les ignorer »

Alors rien ne sert de s’énerver : il faut juste les ignorer, se battre pour qu’ils ne changent pas trop la loi, et continuer à programmer du code comme nous le faisons depuis 20 ans maintenant : nous avons le matériel, les logiciels, la bande passante, la culture, les talents…

« Proof of concept + running code » (une preuve de faisabilité + un code qui marche, NDT), c’est notre façon à nous de nous battre et de nous défendre en disant aux gens : « regardez, nous avons déjà fait ceci, et puis cela, ça marche, alors si vous voulez le tester, allez-y, servez-vous, c’est libre et gratuit ! » Dans le même temps, les « propriétaires » ne nous proposent que des frais d’installation « gratuits », et pour 30 euros par mois pendant la première de vos deux années d’abonnement obligatoires. Ils ne peuvent pas concurrencer le libre…

Nous n’avons besoin de rien, ni de changer la loi, ni d’en faire adopter de nouvelles, ni de détruire ni de créer quoi que ce soit, ni de venture capitalists, ni de position monopolistique… La beauté de notre position tient au fait que de toute façon nous gagnerons, alors laissez-nous tranquille. La seule chose que nous demandons, à l’Etat, c’est d’éviter de créer des injustices au bénéfice de quelques-uns.

« Le droit à l’oubli est la prochaine frontière »

Les ennemis de la communication ont de tout temps existé : qui contrôle l’esprit et les destinées des gens ? Le mouvement visant à « libérer » les technologies est la seule façon d’éviter que nous en arrivions à être contrôlés par la technologie. Les moteurs de recherche savent déjà ce qui m’intéresse, voire ce que je désire, et cherchent aussi à prédire mes comportements ; si l’on y rajoute des technologies comme le GPS, la vidéosurveillance, etc., on aboutit à une main-mise potentielle qu’aucun des états totalitaires du XXe siècle n’a jamais atteint.

Les « logs » et la collecte des données sont la grande ruée vers l’or du XXIe siècle. Et nous avons besoin de logiciels libres pour protéger la vie privée des internautes. Car les principaux bénéficiaires de ce genre de fouille de la réalité sont aujourd’hui les compagnies privées, qui cherchent à cibler leurs publicités à destination des consommateurs.

Mais que se passera-t-il lorsque l’Etat trouvera habituel d’acheter des données pour « profiler » les jurés, les étudiants, les salariés, les enfants… ? Et que se passerait-il si l’on commence à l’appliquer aux électeurs, afin de distinguer ceux qu’il conviendrait d’attirer hors de la ville, et ceux qu’il faudrait plutôt maintenir à demeure, le jour des élections ?

Nous ne mesurons pas encore l’ampleur des problèmes sociaux qu’entraînera la fin de l’oubli. C’est la prochaine frontière, la prochaine étape, après le droit à la cryptographie, et la révolution du logiciel libre.

Voir aussi les autres conférences, traduites en français, d’Eben Moglen sur Framablog. Et merci à la Quadrature du Net pour la captation vidéo, et la retranscription mot à mot des propos.

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0 commentaires

  1. Attention à la notion « d’économie à coût zéro ».
    Nous sommes sur une analyse marginale du coût et il tend vers le zéro mais il n’est pas égal à zéro.
    Il commence à se rapprocher de zéro lorsque la création quitte la sphère des musiciens pour entrer dans celle de la maison de disque. Mais nous ne pouvons pas négliger les investissements nécessaires en phase de pré-production. Dans ce cas, la question de la légitime rémunération du musicien, de l’auteur, du compositeur se pose toujours. A mon sens, on ne peut calquer aussi facilement complètement l’économie du logiciel libre sur celle de la musique. Des analogies existent mais elles ne permettent pas de prouver que ce qui marche chez l’un fonctionnerait chez l’autre.
    Par contre, estimer qu’il existe un sens, une marche, un courant contre lequel lutter paraît vain me semble une approche intéressante.
    La meilleure preuve est l’acquisition par les maisons de disque des tourneurs et professionnels du spectacle qui s’accélère depuis maintenant plusieurs mois.
    Pascal NEGRE, il va falloir dire à Madona: « Chère amie, travaillez plus pour gagner plus ». Bonne chance.

  2. juste un présision il me semble que le Lisa soit une machine Apple pas IBM …