Quand les espaces urbains du futur posent problèmes

A l’occasion de la 3e édition de la conférence hollandaise Picnic, Adam Greenfield, l’auteur d’Everyware, a expliqué sa perception de la ville du futur à l’heure de l’informatique ambiante. « Demain, nos objets et nos interfaces vont sentir, calculer, afficher, recevoir, stocker, transmettre et avoir des actions physiques sur l’information », explique Greenfield. Mais est-ce que cette perspective va décrire une réalité ou est-ce de la science-fiction ?

Adam Greenfield à Picnic par WhiteAfrican
Crédit photo : © WhiteAfrican.

Adam Greenfield évoque quelques réalisations qui existent déjà, notamment les projets Coréens : le quartier d’u-Cheonggyecheon à Séoul ou bien sûr la ville ubiquitaire de New Songdo, une ville où tout ce qui y passe est tracé, jusqu’aux canettes que vous jetez dans les poubelles.

Le problème bien sûr, c’est que ces projets partent de la technologie plutôt que du désir des hommes. Ils ratent les vraies questions que cet avenir nous pose. « Mais comment réagirions-nous si nous vivions dans de tels espaces ? », se demande le designer.

Pour cela, il faut déjà regarder les usages actuels des gens, de leurs objets technologiques « souverains ». Quand ils téléphonent, les gens se créent des cocons de communication dans les lieux publics pour s’isoler. Dans une ville où tout est connecté, comment allons-nous nous replier sur nous-mêmes ? Si l’information tombe sur nous comme la pluie, nous faudra-t-il des parapluies ? Quand on regarde comment nous choisissons d’agir dans la ville, nous devons constater que nos actions ne sont déjà plus physiques, mais qu’elles dépendent déjà complètement des objets que nous utilisons : ce sont nos téléphones et nos conversations qui nous guident.

D’où l’idée des concepts de Long Here et Big Now qu’Adam Greenfield développe dans sa présentation.

Le concept de « Long ici » (Long Here) fait référence au Big Here de Kevin Kelly, c’est-à-dire au fait que désormais, où que vous viviez vous êtes un petit point imbriqué dans un espace plus grand. Mais pour Greenfield, c’est bien de Long Here dont il parle, en faisant référence à l’ancrage, à la persistance d’un historique de tout lieu qu’on traverse. Chaque lieu, spécifié par ses coordonnées, possède désormais un historique, une profondeur dans le temps, accessible via sa seule localisation. Le meilleur exemple qu’on puisse en donner, ce sont les photos géotaggées qu’on accumule sur Flickr, capable de donner un véritable historique des lieux où l’on passe. Avec des cartographies sur la criminalité, comme Oakland CrimeSpotting, vous avez accès à l’historique de la criminalité d’un quartier, d’une rue, d’un immeuble.

L’autre concept qu’il évoque, le « Gros maintenant » (Big Now) fait référence à la Long Now Foundation, qui veut regarder notre évolution culturelle sur le très long terme. Le Big Now auquel nous sommes de plus en plus confrontés en est exactement l’inverse : les données en temps réel montrent le présent et la réalité tangible de la ville. Avec Twitter, je sais sur l’instant ce que font mes amis le samedi soir. Ce qui induit une expérience différente qui influe sur mes choix, qui influe sur l’offre des possibles. L’immédiateté est parmi nous, explique-t-il en évoquant le fil Twitter du Pont de Londres qui envoie des messages automatiques dès qu’il s’ouvre ou se ferme, ou en évoquant le New York Talk Exchange du Senseable City Lab du MIT qui montre les échanges de télécommunications en temps réel entre New York et le reste du monde.

Cette ville ubiquitaire, que décrivent le Long Here et le Big Now, est déjà là. Mais elle pose dès à présent des problèmes : Comment allons-nous pouvoir nous protéger des systèmes de surveillance ? Comment résoudre un problème de GPS quand celui-ci ne délivre plus certains plans ? Dans certaines villes européennes, il devient commun d’équiper sa voiture d’un pass RFID qui permet d’accéder à certaines rues dont l’accès est commandé par des plots rétractables. Mais que se passe-t-il quand un système de ce type défaille, insiste Greenfield en montrant l’exemple d’une voiture (équipée pourtant de la puce et ayant un accès autorisé) dont le passager a été tué par un plot qui est brusquement remonté. « Quel support technique appelez-vous quand un système de ce type casse ? »

A l’heure où nos espaces urbains commencent leur transformation, apparaissent des espaces « furtifs » (qui ne peuvent pas être trouvés), « glissants » (qui ne peuvent pas être atteints), « piquants » (qui ne peuvent pas être confortablement occupés), « croustillants » (qui ne peuvent pas être saisis), « nerveux » (qui ne peuvent pas être utilisés sans être sous surveillance) pour reprendre des termes qui font références aux travaux de l’architecte-géographe Steven Flusty (que nous évoquions dans ce billet), auquel il ajoute le terme « brumeux » pour décrire des espaces qui ne peuvent être cartographiés ou qui n’existent pas sur votre GPS.

Autant d’espaces qui deviennent importants au moment où nous commençons à visualiser l’espace urbain en terme de données, en couches de données. Au moment où l’espace devient adressable, ou l’on peut écrire dessus, ou l’on peut faire des requêtes avec, nous pouvons imaginer faire des choses étranges. Que se passera-t-il, nous lance-t-il en évoquant le projet Pervasive Time Square, quand les panneaux d’affichage de Time Square commenceront à avertir certains piétons qu’ils doivent prendre un taxi immédiatement s’ils ne veulent pas rater leur vol pour la Jamaïque ? Ou quand ils vous laisseront savoir que la police sait que votre voisin porte une arme et qu’ils le surveillent ? « Je ne suis pas sûr que ces espaces soient très confortables », conclut-t-il simplement.

Certes, le processus de l’information se dissous dans nos comportements (on passe sa carte de transport dans son sac, sans plus s’en apercevoir). Cela permet d’imaginer de nouvelles interactions avec une cité qui répond au comportement de ces habitants.
Pour conclure sur une version plus optimiste, il nous invite à passer d’un urbanisme où l’on navigue à un urbanisme où l’on cherche (browse urbanism to search urbanism) où nous trouverons peut-être les moyens d’atteindre les différentes expériences que nous attendons de la ville.

Habitants de la ville de demain
A l’occasion de l’atelier sur la « ville visible » de la conférence Picnic – voire le résumé de Daniel Kaplan -, le publicitaire Lorenzo de Rita avait accepté une commande un peu particulière : partir en voyage dans le temps vers le 15 juillet 2025 pour y rencontrer des habitants de cette « ville visible ». Il en a ramené une saisissante galerie de portraits (photographiés par Krijn van Noordwijk) qu’il faut prendre le temps de découvrir, avec leurs courtes légendes biographiques : Pierre, le chef aux deux étoiles qui n’utilise que des ingrédients entièrement traçables ; Jan, dont le métier est d’enlever les panneaux de signalisation routière maintenant que celle-ci s’affiche directement sur le parebrise des automobiles ; Mei Chi, professeure d’intimité électromagnétique ; Jeremy, qui s’est fait refaire une identité pour pouvoir rejouer au poker après avoir été dénoncé comme tricheur…

Portrait de Mei Chi, professeure d'intimité électromagnétique

On ne saurait résumer le portrait plutôt sombre qu’il trace de la ville visible et de ses habitants, si ce n’est noter combien il semble faire écho aux propos d’Adam Greenfield. Parce qu’on sait tout dans cette ville, qu’on en sait tout, elle ne laisse rien à l’imagination. Le moindre grain de café est étiqueté et tracé. Nous mesurons tout, nous calculons tout. Une Banque de la vie privée stocke tout ce qui concerne chacun d’entre nous et nous aide à en négocier et à en tracer les usages. Dans cette ville paranoïaque, l’intimité devient un combat, ou bien un service qui se vend. Il existe tout de même des entractes urbains, des périodes de 15 minutes pendant lesquelles aucun message commercial n’est autorisé, ni sur les écrans ou les panneaux de pub, ni sur les mobiles, ni dans les implants ou sur les paresbrises… Lorenzo de Rita imagine aussi des cafés non-pub, comme il y eut (avant la prohibition) des cafés non-fumeurs. Les individus, ou des groupes d’activistes, ou encore des entrepreneurs malins, inventent toutes sortes de manières de se donner de l’air dans un monde ultra-technologique : des montres qui ne font que dire s’il fait nuit ou jour (et auxquelles il arrive de se tromper), des cures contre l’overdose de tags…

Jan, dont le métier est d'enlever les panneaux de signalisation routière maintenant que celle-ci s'affiche directement sur le parebrise des automobiles

Comme plus personne n’aura le temps de penser, les découvertes seront toutes accidentelles, sélectionnées par essais-erreurs en grandeur réelle. On ne demandera plus à un « créatif » des idées, il y en a trop, mais un « point de vue », un endroit d’où considérer le monde. Et de ce point de vue, ce qui comptera ne sera plus qui l’on est, mais où l’on est.

On voit, bien sûr, où Lorenzo de Rita veut en venir : un tel monde n’a pas besoin de créativité, n’a que faire de l’imagination. Une idée que ne serait pas déprimante que pour Lorenzo de Rita…

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