Les technologies savent-elles nous parler d’amour ?

La façon dont nous aimons, rencontrons l’autre et échangeons avec lui a été profondément transformé par les technologies, comme le montre le succès des sites de rencontre. Les technologies savent-elles nous parler d’amour et comment ? C’est la question que posait la conférence Lift au sociologue Baba Wamé et à Frank Beau.

Stratégies amoureuses à l’heure des sites de rencontres

Baba Wamé est sociologue, enseignant à l’Ecole supérieure des sciences et techniques de l’information et de la communication à l’université de Yaoundé et a soutenu une thèse à Paris II sur les usages de l’internet au Cameroun. Le Cameroun est un pays de 18 millions d’habitants, rappelle-t-il, qui compte 500 000 utilisateurs d’internet dont 350 000 qui se connectent depuis les 2500 points d’accès publics. Baba Wamé a étudié les usages des sites de rencontre auprès des Camerounaises. Ces femmes, ces » tchatcheuses » comme il les appelle, ont entre 18 et 34 ans en majorité, un niveau scolaire peu élevé, et ne sont pas toutes célibataires loin s’en faut (certaines sont même mariées et font des rencontres parfois avec l’assentiment de leurs maris). Elles viennent surtout du Sud du Cameroun chrétien (par rapport au Nord, musulman, où l’internet est moins présent). En se connectant aux sites de rencontres, ces femmes cherchent à changer leur vie et celle de leur famille par le mariage, ainsi qu’à avoir des enfants métis (ce qui semble être particulièrement valorisant dans la société camerounaise contemporaine, à l’image de Yannick Noah, l’un des emblèmes du pays). “Partir, c’est trouver une alternative à la misère”, rappelle Baba Wamé.

Baba Wamé sur la scène de Lift09 par MRTNK
Image : Baba Wamé sur la scène de Lift par MRTNK.

Outre le fait que sur les sites de rencontre, les femmes peuvent s’inscrire gratuitement, la facilité d’utilisation de l’internet et l’amélioration des lieux de connexion (débits élevés, salles climatisées, box assurant la discrétion nécessaire pour se déshabiller devant l’oeil de la webcam…) ont été des facteurs qui ont facilité l’appropriation d’internet par les Camerounaises. « Les femmes camerounaises ont des techniques pour accrocher les hommes sur le net », notamment en établissant des stratégies pour sélectionner les fiches personnelles des partenaires potentiels (elles ne veulent pas des jeunes de moins de 30 ans, ni des noirs américains, et la Suisse est l’un de leur premier pays cible). Ces femmes doivent entretenir de bons rapports avec les moniteurs de cybercafés, car beaucoup surfent sans jamais être allées à l’école, sans même parler le français ou l’anglais, d’où la nécessité d’entretenir parfois de très bonnes relations avec les responsables des cybercafés. Enfin, il faut se souvenir que pour dénicher l’âme soeur, il faut être présent très régulièrement sur ces sites de rencontre : entre 4 et 5 fois par semaine. Chaque mois, il leur faut trouver quelque 150 euros pour supporter leurs frais d’accès, dans un pays où l’on vit avec moins de 2 euros par jour. Toute la famille participe pour financer la connexion, dans l’espoir que les relations internautiques finiront par un mariage, qui aura des retombées financières positives pour toute la famille.

A Yaoundé, seulement 10 à 15 % des Camerounaises qui utilisent un site de rencontre finissent par se marier. Mais 60 % de celles qui trouvent un mari en Europe finissent dans un réseau de prostitution. C’est peut-être cela la réalité des sites de rencontres vue d’Afrique.

Metromantics : le métro romantique à l’heure des TIC

Frank Beau est un chercheur indépendant (qui a souvent contribué à InternetActu.net), auteur d’un excellent livre sur les transformations de notre culture à l’heure des jeux vidéos (Culture d’univers). Il s’est intéressé pour la Régie autonome des transports parisiens (Ratp), aux transformations de nos relations dans les transports. A quoi ressemblera le métro de demain ? Il sera à la fois un moyen de transport et d’échanges, assure Frank Beau. « Mais comment une machine à flux peut-elle organiser un tissage entre les particules ? » Internet permet-il d’éclairer l’avenir de nos échanges dans le métro ? Ce sont quelques-unes des questions que pose « l’amour mobile » (alias « metromantics »), l’étude que Frank a réalisée pour la Ratp et qu’il nous présente.

Assurément, le métro est un endroit propice à la rencontre, comme le montrent les sites de « retrouvailles » tels que DisLeLui ou ParisBulle, qui servent aux usagers à lancer des bouteilles à la mer pour retrouver les personnes qu’elles y ont rencontrées. Frank est parti des récits postés sur ces sites pour les analyser et découvrir la forme commune à ces messages, qui tous se structurent de la même façon : un lieu, une histoire (avec un début et une fin), un désir, un espoir. Le langage qui se met en place entre deux personnes qui se croisent dans le métro est le contraire d’internet : c’est un langage non verbal, qui s’appuie sur le regard. Le regard est un choc électrique. Il est la « connexion ». Mais comment passer de la connexion à l’échange ? Du regard au sourire ? C’est souvent ce que racontent les histoires que les gens postent sur ces sites. Pour cela, il y a des objets transitionnels : les corps bien sûr (le contact de la main, de l’épaule, des cheveux, voire de la nourriture…) composent des manières de se rapprocher selon un complexe « Tétris des corps ». L’espace et le temps également : se rendre compte qu’on est dans le même espace, qu’on partage le même temps, qu’on participe de mêmes communautés de déplacements est important. Enfin, il y a de vrais objets transitionnels comme la musique, la lecture (le livre est en cause dans la moitié des annonces et donne prétexte à communication, car c’est à la fois ce qu’on lit et ce que les autres lisent qu’on lit) ou les téléphones mobiles. Dans le romantisme urbain de la rencontre, on projette assurément l’imaginaire amoureux d’une époque.

Frank Beau à Lift09 par MRNTK
Image : Frank Beau sur la scène de Lift par MRTNK.

Qu’est-ce qui explique qu’il y ait des coups de foudre dans le métro ? C’est d’abord la coprésence ainsi que la diversité du public (qui démultiplie les possibles), mais également la force d’un lieu qui privilégie la communication non verbale (en cela, le métro est l’anti-internet, qui « verbalise d’abord »). Le métro est une zone autonome temporaire, comme la définissait Hakim Bay, qui favorise l’intensité, qui focalise toute action ou tout regard en acte pour ceux qui participent du même espace. C’est ce qui explique que le métro, ce théâtre de l’éphémère, favorise des émotions particulières.

Dans ce contexte, les technologies de rencontre permettent de resynchroniser nos émotions, comme LoveGetty, le service original de BlueDating (de rencontre par mobile via la technologie sans fil Bluetooth, permettant de détecter à proximité des profils complémentaires au sien) né au Japon en 1998. « Ne sommes-nous pas en train d’inventer des techno-phéromones ? », s’amuse Frank Beau. Les technologies nous permettent d’augmenter le territoire de négociation de nos rencontres (à l’image des papillons capables de ressentir leurs partenaires jusqu’à 10 kilomètres). Les profils des sites sociaux deviennent les signaux de ces phéromones. Reste à comprendre les codes sociaux de la négociation dans la relation qui s’instaure. Est-ce que la technologie peut les faire évoluer ? C’est ce à quoi s’amuse Frank Beau en imaginant un scénario délirant sur l’amour au 21e siècle. Que donnerait le développement du mobile dating, la « technopheromonisation » des espaces publics urbains, les oppositions et frictions entre les biolovers (ceux qui privilégient le processus biochimique dans la rencontre) et les technolovers (qui privilégient les outils de rencontre électroniques)… s’emballe Frank Beau, jusqu’à imaginer extraire une énergie de ces coups de foudre (le libidon) et développer un jour une phéromonnaie, nous permettant d’échanger l’énergie de nos sentiments…

Fou ? Forcément, mais ne faut-il pas un peu de folie pour oser parler d’amour sur l’internet à l’heure où la comparaison des profils tient lieu de sentiments ?

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0 commentaires

  1. Je n’ai jamais dit que la technologie ferait évoluer les codes sociaux et les mythologies de la rencontre. Je pense précisément le contraire. Je me suis demandé si ces codes sociaux inscrits comme fondements de nos cultures et de nos contingences relationnelles pouvaient évoluer au cours de ce siècle. Le thème de la session était L’amour au 21e siècle. Il fallait pousser un peu le curseur pour oser aborder un tel sujet.
    Je me suis donc demandé quelle serait la prétention de la technologie dans cela (incarnée par les technolovers armés de lovegps and so on), ainsi que celle de la communication non verbale directe (portée par les biolovers). J’ai introduit une troisième approche, celle des loversourcers, découvreurs de la formule du libidon en 2030, et qui ont ce projet délirant en effet, de mettre temporairement d’accord les deux premières tribus. Pour eux, la question n’est pas tant de savoir comment on se rencontre, par quel moyen cela se « connecte » ou pas, mais à quoi peut bien servir une énergie amoureuse d’un certain type, enfin libérée, pour notre environnement et nos lieux de vie.
    Je vais quand même jusqu’à dire que l’extraction du libidon (qui est une variante pacifiée et redimensionnée de la libido) entre 2050 et 2070 finit par contrer la production de carbone, et réduit the global warming de 2° par rapport aux prévisions les plus dramatiques, nous faisant passer un poil à côté du chaos. Du moins jusqu’au libidocrash de 2080. On a rien sans rien.
    Quant à la phéromonaie, elle n’apparaît qu’en 2099 et concerne le contrat passé avec les rats et les papillons pour les autoriser à draguer les hommes, puisqu’il y a eu quelque chose comme une convergence phéromonale entre temps. Les technolovers avaient des ressources il faut croire. Le chemin est long.
    Bien, je m’efforcerai de produire un document plus épais sur le sujet un de ces jours, car le tri entre le délire fictionnel qui n’a pas d’autre vertu que de déborder les perspectives, et la parabole, qui est bien présente dans cette affaire, peut être sinon, un poil difficile à faire. Thanks a lot.

  2. Il ne me semble pas te l’avoir fait dire non plus Frank. Mais je reconnais qu’il était difficile de suivre ton scénario… Merci donc de tes précisions, en attendant un scénario plus étoffé encore.

    Cet article a été republié sur le site du Monde.fr.

  3. Quels que soient la temps et l’espace que l’on prend,

    ce que tu as entendu ne sera jamais exactement ce que j’ai dit

    ce que tu as dis ne sera jamais exactement ce que j’ai entendu

    mais des choses se travaillent entre les deux

    qui se cultivent,

    Donc tout est bien.

    merci à toi Hubert