Lorsqu’on parle d’agir sur le cerveau, le moyen le plus ancien, le plus spectaculaire (ce qui ne signifie pas forcément le plus efficace) passe par la chimie. « Ce qui distingue l’homme de l’animal, c’est la pipe », disait déjà le poète Roger Gilbert-Lecomte (que l’abus de Laudanum allait tuer prématurément). L’un des premiers textes de l’histoire, le Rig Veda hindou, ne nous dit-il pas : « Nous avons bu le Soma, nous sommes devenus immortels, nous avons connu les dieux. » On s’interroge encore sur ce mystérieux Soma : pure métaphore ? Elaboré à partir de l’Amanite tue-mouche, de la psilocybine, ou du cannabis ? Dérivé de l’éphédrine, dans laquelle on a cru voir un moment un parfait exemple de « drogue intelligente » (ou smart drug, désignant des produits toniques avec une toxicité très faible) avant que ses dangers pour la santé n’apparaissent ? On ne saura sans doute jamais…
Toujours est-il que 3000 ans après, le sujet fait encore débat. Il a été relancé il n’y pas bien longtemps lorsque la revue Nature a publié un manifeste coécrit par une équipe de chercheurs sous la houlette du professeur de droit Henry Greely : « Pour un usage responsable des drogues d’amélioration cognitive chez les sujets sains » (.pdf).
Image : Si c’était si simple, par ZebraPaperClip.
Quelles drogues prendre ?
Le cerveau est une machine complexe, les différents produits agissent chacun à leur manière, altérant des fonctions variées.
Les cholinergiques, par exemple, agissent sur les récepteurs de l’Acethylcholine, un neurotransmetteur connu pour son rôle dans la mémoire. Le Piracetam est le plus connu et le plus ancien de ces produits. Un autre produit de cette famille, le Donépézil est utilisé en général pour atténuer les effets de la maladie d’Alzheimer.
Il est possible aussi d’agir sur la Dopamine, qui gère, entre autres, la concentration, le plaisir et la motivation. Parmi les nombreux ingrédients capables d’augmenter le niveau de cette précieuse molécule, on en mentionnera un qu’on trouve naturellement dans le thé, la L-Théanine, qui agit sur les niveaux de stress et augmente les capacités de concentration.
Aujourd’hui, de nouveaux produits font parler d’eux : au premier plan d’entre eux, la Ritaline. Ce produit est d’une efficacité certaine sur les enfants atteints de « Troubles du déficit de l’attention » ou hyperactivité. Mais quel est son effet exact sur des sujets sains ? Pour certains, s’il booste la concentration, ses effets sur la créativité seraient nuls, voire négatifs. Le Modafinil, surtout utilisé pour combattre la fatigue, fait également beaucoup parler de lui. Il agirait à la fois sur la Dopamine, la Sérotonine (qui aide au repos), et la Noradrénaline (qui aide à la concentration). Selon Anders Sandberg, du Future of Humanity Institute d’Oxford et grand spécialiste de ces « nootropiques » comme on appelle ces produits qui modifient la pensée, le Modafinil pourrait bien être considéré comme « la première drogue susceptible réellement d’augmenter l’intelligence« . Même si, là encore, cette drogue n’est pas sans effets secondaires (agressivité, anxiété, rôle sur le sommeil…), comme le rapportent certains de ceux qui l’ont testé.
Questions d’éthique ?
Dans leur article pour Nature, les auteurs du manifeste pour les drogues d’amélioration cognitive analysent les réticences à l’idée de généraliser cette classe de médicaments. Ils commencent par rejeter l’objection philosophique selon laquelle l’usage de méthodes chimiques d’amélioration ne serait pas « naturelle ».
« L’usage de drogues peut apparaître comme un type d’amélioration spéciale, parce que provoquant des altérations dans le fonctionnement du cerveau, mais on a pu montrer que c’était aussi le cas de toute intervention susceptible d’améliorer la cognition. De récentes recherches ont démontré l’existence de modifications neurales bénéfiques obtenues grâce à l’exercice, la nutrition, le sommeil, ainsi que par la lecture ou l’éducation. Bref, les drogues d’amélioration cognitives sont moralement équivalentes à d’autres méthodes plus familières d’amélioration. »
Reste que si les effets sont les mêmes, l’acceptation sociale des drogues, par rapport à d’autres techniques qui nécessitent des efforts ou de l’attention, est encore loin d’être admise.
Dans leur manifeste, les auteurs réclament également une politique responsable et libérale qui laisserait les individus choisir les produits qui leur conviennent, tout en mettant en place des structures politiques qui permettraient d’éviter la coercition (« obliger » certaines personnes à prendre ces drogues) et les fractures économiques (seules les riches auraient accès à ces molécules) ou les abus divers et variés. Ils proposent aussi la mise en place d’un programme de recherche sur l’usage de ces médicaments par des sujets sains. En effet, les auteurs ne versent pas dans l’angélisme. On ne sait pas encore bien quels pourraient être les effets secondaires à long terme de tels produits. De plus, des conséquences acceptables pour une personne malade le sont beaucoup moins pour une personne en bonne santé : par exemple, « un médicament qui restaurerait de bonnes fonctions cognitives chez des personnes atteintes de démence sénile, mais qui causerait de sérieux problèmes médicaux pourrait être jugé suffisamment sûr pour être l’objet d’une prescription médicale, mais les risques seraient inacceptables pour un individu sain cherchant une amélioration ».
Les auteurs semblent plus mal à l’aise avec le problème de la coercition. Peut-on forcer certaines personnes et notamment des soldats, ou pire encore des enfants, à prendre ces drogues ? Pour ces chercheurs il faut bien entendu éviter la coercition directe (sauf dans le cas où la prise du produit augmenterait la sécurité de celui qui la prend ou des personnes qui lui seraient associées, par exemple dans le cas d’une molécule qui augmenterait le talent d’un chirurgien lors d’opérations complexes), mais aussi la coercition indirecte, à l’école ou à l’entreprise. Sur ce point, leur recommandation nous semble appartenir au domaine des voeux pieux. Comment peut-on se prévenir de la coercition indirecte, c’est-à-dire de la pression sociale ou de ses pairs ? Comment éviter que les utilisateurs de drogues d’amélioration se trouvent avantagés au sein d’un milieu social où la compétition est la règle (et ce, même si ces produits s’avèrent destructifs à long terme, où s’ils produisent une modification de la personnalité indésirable pour l’usager !) ? Du reste, l’usage même du terme « d’amélioration » peut être interprété comme une forme de coercition indirecte, de pression : en effet, quelle personne saine d’esprit pourrait refuser de se faire « améliorer « ? Même si cela ne suffisait pas à résoudre toutes les questions que posent la polémique, un terme plus neutre, comme celui de « modification » ou « d’altération », permettrait peut-être un débat plus équilibré ?
Des puces aux ondes magnétiques… jusqu’à la lumière
Les amateurs de science-fiction imaginent volontiers une autre manière de changer le cerveau : y introduire des dispositifs électroniques, des implants qui changeraient notre rapport à l’intelligence et feraient de nous des cyborgs mentaux. Une approche dont Kevin Warwick s’est fait le champion, à coup de démonstrations spectaculaires, mais peu innovantes sur le fond (hormis le fait d’être introduites dans le corps).
Mais il existe déjà des technologies électroniques capables de produire des effets sur notre cerveau. Au premier plan desquelles on trouve la stimulation magnétique transcraniale (TMS). Cette opération consiste à envoyer des impulsions électromagnétiques à travers le crâne pour stimuler ou inhiber certaines parties du cerveau. Cette technique est de plus en plus en plus utilisée en thérapie, contre la dépression, et même, selon certaines recherches, comme traitement de l’autisme. Mais certains souhaitent aller plus loin : pour Allan Snyder du Centre pour l’esprit à Sidney, on pourrait utiliser la TMS pour stimuler la créativité. Dans une expérience impliquant 17 sujets, Snyder a ainsi affirmé avoir pu augmenter leur talent de dessinateurs en moins de 15 minutes !
Snyder a été inspiré par l’exemple des savants autistes, comme Kim Peek, qui inspira Rain Man. Ces personnages semblent en général complètement inadaptés à leur environnement, sauf dans un certain domaine dans lequel ils excellent. « Ma recherche », explique-t-il dans le New Scientist (.pdf), « part de l’idée que vous pouvez activer certaines capacités extraordinaires en débranchant une partie du cerveau ». Un « débranchement » qu’il obtient précisément grâce à la stimulation magnétique transcraniale.
Vous êtes sceptiques ? Moi aussi. Pourtant Snyder est une personnalité reconnue du monde scientifique – il est même l’un des quatre entrepreneurs à l’origine de la startup Emotiv systems qui commercialise Epok, l’un des premiers casques d’interface cerveau-machine dédié au grand public. Quoi qu’il en soit, la TMS ne pouvait que fasciner les « cognhackers » ! On ne s’étonnera donc pas de l’existence d’un projet openrTMS, qui se propose de construire et publier les spécifications d’un système de TMS en open source, à faire soi même !
Aux ondes magnétiques, on peut aussi rajouter l’influence de la lumière.
Ici encore, on frise apparemment la pseudo-science, mais il y a au moins un cas vérifié et bien documenté. En 1997, 618 adolescents sont hospitalisés à la suite du visionnage d’un épisode des Pokemon dans lequel Pikachu émet une série rapide d’éclairs rouges et bleus. 11 000 adolescents ressentiront un malaise.
Ces enfants sont en fait sujet à une forme assez rare épilepsie, l’épilepsie photosensible… C’est à cause de ce désordre nerveux qu’il existe aujourd’hui un avertissement sur tous les jeux vidéos.
En partant du principe que si quelque chose est assez puissant pour faire du mal aux gens, il peut aussi leur faire du bien (et réciproquement), peut-on utiliser la lumière pour améliorer notre cerveau ? De fait, la première machine de cognhacking fonctionnait sur un principe assez analogue à l’épisode des Pokemon. Créée dans les années 50 par le peintre beatnik Brion Gysin, grand ami de l’écrivain William Burroughs, la « dream machine » était constituée d’un cylindre perforé de divers orifices tournant sur un mécanisme (un tourne-disque 78 tours faisant l’affaire), de façon à exposer le spectateur, les yeux fermés, à 8 à 10 flashs lumineux par secondes. Selon Gysin et Burroughs, cette succession d’images lumineuses était susceptible de provoquer des effets hallucinogènes, voire des crises mystiques, chez les utilisateurs. Il existe aussi des Dream machines en ligne (aucun effet de mon côté, mais peut être n’ai-je pas attendu assez longtemps ?), mais attention si vous êtes sujets à l’épilepsie photosensible ! Environ 1 adulte sur 10 000 serait sensible à cette forme d’épilepsie et ce nombre doublerait chez les enfants.
En fait, Burroughs et Gysin avaient probablement redécouvert la méthode de Jan Purkinje, présentée par Jonah Lehrer dans le Boston Globe. Ce pionnier des neurosciences (1787-1869) avait coutume, lorsqu’il était enfant, de se placer face au soleil et de déplacer rapidement sa main devant ses yeux, les doigts légèrement écartés. Il pouvait alors faire apparaître des images mentales de plus en plus complexes et précises.
Certains nourrissent beaucoup d’espoirs sur le pouvoir de la lumière. Ainsi l’écrivain Terry Pratchett, bien connu des amateurs de fantasy pour ses livres à l’imagination débridée, a appris récemment qu’il était atteint de la maladie d’Alzheimer à l’âge précoce de 59 ans. Il est en train de tester une étrange machine projetant des flashs de lumière susceptibles, pensent ses concepteurs, de ralentir la progression de sa maladie. Espérons pour lui qu’il s’agit d’une recherche sérieuse, mais certaines analyses permettent d’en douter.
L’usage de ces technologies plus ou moins invasives n’a pas fini de susciter des interrogations, tant à propos de leur efficacité réelle que de leur danger supposé. Les peurs suscitées sont aussi intenses – et justifiées – que les espoirs qu’ils font naitre.Comme le disait dès 2004 le prix Nobel Alan Kandel, il se pourrait que « la capacité de l’humanité à altérer ses fonctions cérébrales pourrait bien transformer l’histoire autant que le développement de la métallurgie à l’âge de fer, de la mécanisation pendant la révolution industrielle ou de la génétique pendant la seconde moitié du XXe siècle. »
Toujours est il que, malgré les objections pertinentes des auteurs du manifeste de Nature, l’usage de produits chimiques apparait toujours comme une tricherie, contrairement à la mise en place d’un système d’apprentissage et l’usage d’exercices. L’usage de tels produits ne va-t-il pas mettre en danger tout notre échafaudage culturel basé sur la notion de travail, d’effort, de responsabilité ? Et si nos fonctions mentales sont susceptibles d’être si aisément manipulées, qu’en est il de la réalité de notre personnalité, de notre existence même en tant qu’individus ?
Rémi Sussan
0 commentaires
fascinant!ca me rapel le livre « Le syndrome Copernic » de Henri Loevenbruck.
A propos de drogue… Imaginez que des scientifiques puissent effacer certains souvenirs avec une simple drogue et vous faire oublier une peur panique, une perte traumatique ou une mauvaise habitude. C’est ce que sont en passe de réussir des chercheurs américains en administrant une drogue qui bloque une substance que le cerveau utilise pour retenir une information, explique le New York Times.
Ou encore vous faire oublier votre femme, votre religion ou vos relations. Oui, ça serait utile à pas mal de monde, en effet… *yeux en l’air*
Pendant que j’y suis, le lien sur Kevin Warwick est cassé.
C’est vraiment un bon dossier.