Le siècle des réseaux

Dans la dernière livraison de l’excellent Seed Magazine, deux grands chercheurs partagent leurs réflexions sur l’analyse des réseaux – physiques, biologiques, techniques et humains :

  • le physicien Albert-Laszlo Barabasi (Wikipédia), directeur du Centre de recherche sur les réseaux complexes, inventeur du concept des réseau sans échelle caractéristique (scale-free networks) et auteur de « Linked : How Everything Is Connected to Everything Else and What It Means » (que l’on pourrait traduire par « Lié, comment tout est connecté à tout le reste et ce que cela signifie »)
  • et le politologue James Fowler, professeur au département de sciences politiques de l’université de Californie à San Diego, spécialiste de l’étude des comportements économiques et politiques, initiateur de la génopolitique (l’étude des comportements politiques sur une base génétique) et qui prépare un livre coécrit avec Nicholas Christakis et intitulé « Connected : The Surprising Power of Social Networks and How They Shape Our Lives » (« Connecté : le surprenant pouvoir des réseaux sociaux et comment il transforme nos vies »).

Une conversation certes un peu informelle, mais qui nous aide à comprendre en quoi l’étude des réseaux est appelée à changer notre perception du monde. D’autant que les concepts et les outils qu’on utilise pour comprendre les réseaux vont demain s’appliquer à tout ce qui nous entoure… Qu’est-ce que la mise en réseau (des livres, de l’information, des sciences, des objets, des hommes, des relations sociales, de l’analyse de soi…) transforme ? Qu’est-ce que cela permet de comprendre autrement ? Si nous sommes d’abord le produit de notre environnement, de ce qui nous entoure, comment le fait de mieux comprendre nos interactions avec lui, peut-il nous aider à mieux nous comprendre nous même ?

Albert-Laszlo Barabasi : Le fait que nous vivions à l’ère des réseaux est devenu un truisme. Partout où nous nous tournons, nous en rencontrons un. Nous avons le web et l’internet, les réseaux sociaux, les réseaux génétiques et biochimiques… Ces réseaux – de pages web, de gènes, de processus chimiques – ne sont pas nouveaux. Ce qui est nouveau est que tout le monde prend conscience qu’il y a des réseaux derrière ces systèmes et que nous devons réfléchir aux réseaux comme des caractéristiques communes de tout système complexe.

James Fowler : Les réseaux transforment complètement notre façon de penser les données. Pendant longtemps, nous avons pensé les individus comme s’ils étaient des îles. Etre capable d’intégrer de l’information – pas seulement sur les gens, mais aussi sur leurs relations – est quelque chose de complètement nouveau. La montée des sites sociaux en ligne ces dernières années a été importante à cet égard. Tant et si bien que nous pouvons maintenant nous demander « Que se passe-t-il dans cet ensemble de relations complexes que l’on n’aurait jamais pu apprendre en observant seulement chaque individu isolément ? »

Albert-Laszlo Barabasi et James Fowler au Fly Club d'Harvard

Albert-Laszlo Barabasi : Les sites sociaux nous ont apporté de nouvelles données de sorte que nous ne parlons plus de manière abstraite sur les réseaux. L’une des surprises que cela a apportées, et qui excitent la communauté des physiciens, est que nous rencontrons des principes d’organisation similaires dans des systèmes très différents. Si vous oubliez un instant qu’un noeud est un métabolite, l’autre un gène et le troisième une personne, les réseaux derrière le métabolisme, la génétique et les systèmes sociaux présentent des caractères très proches. Ce qui permet aux chercheurs en sciences sociales, aux physiciens, aux biologistes ou aux économistes d’en discuter sur un pied d’égalité.

James Fowler : Cela fait vraiment tomber les barrières. Nous avons de nouvelles informations, issues de bases de données, en particulier sur les interactions cellulaires ou entre les gens, qui ont renouvelé l’intérêt pour ces études. L’important est maintenant de regarder les données. Il y a beaucoup d’intérêt, par exemple, à observer les relations d’un ensemble d’étudiants dans une résidence universitaire. Si nous leur demandons « Qui sont vos amis ? », nous pouvons désormais suivre qui ils appellent sur leurs mobiles ou les gens avec qui ils passent physiquement du temps, en suivant leurs déplacements via leurs mobiles. Obtenir ce type de données massives et passives est devenu un objectif en soi, parce que nous avons désormais accès à des méthodes d’études des réseaux que vous et vos collègues avez développés.

Albert-Laszlo Barabasi : Un vaste ensemble de traces numériques sont en train de débouler dans les sciences sociales, capturant en détail tout ce que les hommes font. Reste à savoir si nous sommes prêt à utiliser ce matériau ?

James Fowler : Nous allons vraiment avoir des informations profondes sur un très grand nombre de personnes. Nous n’allons plus être obligés de faire des compromis entre la profondeur des données et la largeur (NDT : c’est-à-dire entre des études quantitatives et qualitatives, pour prendre les termes des sciences sociales). La question devient donc : comment allons nous préparer nos étudiants ? Nous avons eu une révolution dans la théorie des jeux au cours des 30 dernières années, de sorte que bon nombre de spécialistes des sciences politiques américains ne travaillent plus qu’avec les mathématiques et des modèles fermés. Nous avons également connu une révolution dans l’application de la statistique. Mais ces deux révolutions ont été construites sur une vue atomique de l’être humain. Les statisticiens font l’hypothèse que toutes leurs observations sont indépendantes, afin d’être en mesure d’identifier des corrélations significatives. Les théoriciens du jeu font aussi cela, parce que, comme vous le savez, travailler en dehors des modèles fermés est impossible si vous supposez que les gens prennent en compte les préférences d’autres personnes. Nous avons donc besoin d’améliorer la formation méthodologique des gens en sciences sociales, mais aussi de changer leur perception en leur faisant réaliser que les relations entre les gens sont importantes.

Albert-Laszlo Barabasi : Reste que ce processus et le changement de perspective qu’il implique, inquiètent beaucoup de scientifiques. Notamment dans le domaine de la génétique où aujourd’hui les carrières se construisent autour de la découverte d’un gène et de l’étude approfondie et réductrice de ce qu’il fait. Brusquement, une nouvelle génération de physiciens, de biologistes, de mathématiciens, de bioinformaticiens (quelle que soit la façon dont vous les désignez) arrivent et disent « Je n’ai pas de gène préféré. Je veux les regarder tous en même temps ». C’est un changement fondamental dans la façon de regarder ce qui est vraiment important en biologie, un pas que tout le monde n’est pas prêt à franchir. Pensez-vous que c’est ce que nous allons voir arriver en sociologie ?

James Fowler : En science politique, nous essayons de répondre à deux questions fondamentales : « Comment pouvons-nous réaliser quelque chose que nous ne pourrions pas réaliser en tant qu’individus ? » et « Une fois que nous y parvenons, comment décider qui obtient quoi ? ». Nous avons fait des progrès sur la compréhension de chaque prise de décision, mais je ne vois pas comment nous pourrions aller plus loin sur ces questions sans intégrer les phénomènes de réseaux. L’étude des réseaux représente donc une formidable opportunité. Comme quand Leeuwenhoek a examiné la structure de la cellule pour la première fois et a été en mesure de relier les choses à l’intérieur de la cellule et la façon dont elle fonctionnait [NDT : Le savant néerlandais Antoni van Leeuwenhoek a, au début du XVIIIe siècle, fait les premières observations de micro-organismes permettant de comprendre le fonctionnement de la cellule].

Albert-Laszlo Barabasi : Restons dans le domaine des sciences politiques. La question que tout le monde se pose sur les réseaux est la suivante : « Et alors ? Verrons-nous jamais leurs conséquences ? » Récemment, les gens ont braqué leurs regards sur la campagne d’Obama et se sont demandés : « Est-ce là où la science des réseaux nous mène ? »

James Fowler : Oui. Les choses ont commencé avec la campagne de Dean, quand les gens ont réalisé l’importance d’utiliser l’internet pour mobiliser les gens et le rôle de l’accès aux réseaux sociaux. Plutôt que de frapper à la porte d’un inconnu ou de faire du démarchage téléphonique, vous les aidez à prendre un café ensemble où ils discuteront du programme des candidats. Vous promouvez l’interaction sociale. Ce qu’à fait Obama, c’est de porter ce modèle à une plus grande échelle.
La seconde chose qu’ils ont faite, à l’inverse de ce que conseillaient certains économistes, a consisté à permettre aux gens de donner à la campagne le montant qu’ils souhaitaient – en acceptant même des dons d’un dollar. Certes, le coût fixe pour créer un tel système est assez élevé, mais ils ont compris qu’une fois que vous donnez un peu, vous êtes probablement plus motivé à donner beaucoup, plus tard. Ils ont également compris qu’une fois que vous donnez, le comportement se répand dans vos réseaux sociaux. Vous dites à vos amis « j’ai donné de l’argent à la campagne d’Obama ». Ils l’entendent et sont donc plus enclins à donner à leur tour. (…) Nous allons constater que les réseaux sociaux ont été une partie importante du succès d’Obama. Désormais, chaque campagne va suivre ce chemin. Les campagnes en politique sont un peu comme l’évolution, non ? Seul celui qui survit gagne et tout le monde va essayer de copier la meilleure stratégie.

la carte des maladies liées aux gènesAlbert-Laszlo Barabasi : Cela donne lieu effectivement à une question intéressante sur la diffusion des réseaux. Vous venez de mentionner la façon dont le besoin de donner de l’argent se propage par le biais des réseaux sociaux. Vous avez fait avec Nicholas Christakis cette merveilleuse étude sur l’impact des réseaux sociaux sur la santé. Mon laboratoire étudie comment une erreur dans le réseau, à l’intérieur des cellules, se propage par la génétique, conduisant à de multiples maladies (NDT : voir la carte qu’en a produit le laboratoire d’Albert-Laszlo Barabasi pour le New York Times). Il y a vraiment un changement de paradigme ici. Nous avons toujours entendu parler de gènes malades, mais ce que nous apprenons par le biais des réseaux est que, lorsque la maladie survient, c’est généralement parce que certaines parties du réseau tombent en panne dans votre cellule. Il n’existe pas de gène du cancer, il y a plutôt près de 300 gènes associés au cancer…

James Fowler : … que nous avons identifié jusqu’à présent…

Albert-Laszlo Barabasi : Oui. Ils s’organisent selon différentes combinaisons, même si elles conduisent toutes au même type de cancer. C’est un constat très déroutant pour tout le monde. Pour ma part, je donne souvent cette analogie : Si vous sortez le matin pour démarrer votre voiture et que les lumières ne s’allument pas, il peut y avoir des tas de raisons. Peut-être que la batterie est morte ou qu’un câble est cassé ou que l’interrupteur ne fonctionne pas ou que votre ampoule est cassée. Ou qu’un fusible a sauté. Quand vous allez au garage, le mécanicien utilise le schéma de câblage pour vérifier quelques points et dans un délai de cinq minutes, il sait diagnostiquer le problème pour remplacer le bon composant. Nous n’avons pas encore les schémas de câblage des réseaux cellulaires et il nous manque trop de pièces de rechange. Un objectif important en biologie et en médecine est d’obtenir des diagrammes.

Vous et Nicholas Christakis avez d’ailleurs constaté que le réseau social aurait autant d’impact sur la santé que nos réseaux de cellules…

James Fowler : Oui. Je me suis intéressé à la façon dont le comportement politique pourrait se propager à travers les réseaux sociaux. Nos premiers travaux portaient sur la question « Comment mon vote fonctionne-t-il sur ma famille et mes amis ? ». Nicholas a fait des constats très similaires en s’intéressant à la santé. Il a accompli tout un travail sur les conjoints, notamment pour savoir comment, le décès d’un des conjoints, peut provoquer la mort prématurée de l’autre. Et nous nous sommes demandé : « Mais pourquoi faudrait-il nous arrêter là ? » Si quelque chose se passe pour moi, avec un effet sur vous, cet événement aura aussi un effet sur des amis, et des amis d’amis… Ainsi, même s’il y a une minuscule chance que j’aie un impact significatif sur vous, cette minuscule chance se multiplie par les connexions que nous avons entre nous. Dans le réseau, vous parlez à des dizaines, des centaines, des milliers de personnes qui vont être indirectement influencés par ce que vous dites ou faites.

C’est le cas pour l’obésité par exemple (NDT : voir l’article originel consacré à cette recherche .pdf). Le gain et la perte de poids peuvent se propager de personne à personne via les réseaux, jusqu’à trois degrés de séparation. Nous avons constaté cela aussi sur le fait de fumer (voir l’étude .pdf) ou, plus récemment, sur le bonheur (voir l’article du New York Times). Grâce aux liens, nous pouvons voir des choses que nous ne voyons pas auparavant – comme ce qu’il arrive à des personnes qui sont à plusieurs degrés de séparation de nous.

J’ai remarqué quelque chose d’intéressant sur Facebook. J’avais un groupe d’ami qui n’était pas sur Facebook, mais quand l’un d’eux est devenu mon ami sur le site, tous les autres, en très peu de jours, sont devenus amis avec moi, et tous sont devenus amis les uns avec les autres jusqu’à ce que la communauté soit liée.

Albert-Laszlo Barabasi : Exactement. Et puis le réseau se fige jusqu’à ce que d’autres amis arrivent et connectent une autre communauté à la vôtre. Le phénomène n’est pas propre à Facebook, le web également évolue en rafales.
Facebook est un merveilleux exemple de la manière dont le monde a changé grâce à la technologie. Nous avons tous des amis que nous accumulons depuis 20, 30 ou 40 ans, en fonction de notre âge. Je suis passé de la Transylvanie à la Hongrie et de la Hongrie aux Etats-Unis. Mes connexions passées s’étaient perdues. Mais désormais, elles sont toutes sur Facebook ou sur leur équivalent hongrois, iWiw. Tout à coup, ces sites sociaux deviennent les dépositaires de votre histoire personnelle. Des amis de l’école élémentaire se sont rappelés à moi. Des gens pour qui j’ai du me demander « Mais qui sont-ils ? » Jusqu’à ce que je me souvienne d’eux… Grâce à la technologie, nous sommes en passe de stopper la perte de nos liens. Et je pense que cela change profondément la façon dont nous nous comportons au quotidien.

James Fowler : Oui. Mais si nous passons de 5 amis dans la vraie vie à 500 sur Facebook, cela ne signifie pas que nous avons une relation profonde avec ces 500 amis. En fait, l’une des choses les plus intrigantes que j’ai remarquées à propos de ces réseaux en ligne, c’est qu’ils ont des propriétés différentes des réseaux sociaux du monde réel. Dans le monde réel, les gens populaires ont tendance à être amis avec les gens populaires. Mais dans ces réseaux technologiques, comme dans les réseaux métaboliques, c’est tout le contraire. Les noeuds qui comportent beaucoup de liens ont tendance à être reliés à des noeuds avec peu de liens.

Cela me fait me demander si la dynamique des réseaux sociaux en ligne va refléter celle des réseaux sociaux réels. Dans une large mesure, que ce soit dans votre travail ou une partie du mien, nous nous fondons sur l’idée que ce que nous voyons en ligne nous dit quelque chose du monde réel. Alors qu’il y a des différences fondamentales !

La différence entre un réseau aléatoire et un réseau sans échelle caractéristique via WikipédiaAlbert-Laszlo Barabasi : C’est exact. Qu’entendons-nous quand nous disons que les « réseaux du monde réel » – technologiques, sociaux ou métaboliques – sont semblables les uns aux autres ? Ils partagent quelques principes fondamentaux d’organisation. L’un d’eux a reçu beaucoup d’attention de la communauté scientifique, c’est l’existence d' »échangeurs » (hubs – des noeuds de réseau beaucoup plus connectés que les autres, NDT). Tous ces réseaux très disparates, depuis la cellule qui s’est développée il y a 4 milliards d’années jusqu’au World Wide Web qui n’a que 20 ans d’histoire, ont naturellement développé des échangeurs. Quelque part, les réseaux convergent vers la même structure de « réseaux sans échelle caractéristique » (NDT, les réseaux sans échelle caractéristique, scale-free networks sont des réseaux qui font apparaître une sorte de hiérarchie de noeuds ; un tout petit nombre d' »échangeurs » très connectés, puis un nombre de plus en plus important de noeuds moyennement ou peu connectés. Ces derniers forment en quelque sorte des sous-réseaux, et passent en général par les échangeurs pour communiquer avec d’autres sous-réseaux. Pour une description plus scientifique, lire les explications du professeur Roger Bautier).

James Fowler : Cela nous ramène à Darwin, qui est, dans les sciences sociales, un peu controversé. Mais je crois que nous allons constater que la sélection naturelle est ce qui provoque l’émergence de centres dans l’ensemble de ces différents réseaux. La sélection naturelle opère dans la cellule. Elle opère dans l’évolution du cerveau. Et récemment Nicholas Christakis, Christopher Dawes et moi-même avons montré qu’il existait une base génétique aux réseaux sociaux humains – que le nombre de personnes qui vous désignent comme ami est actuellement un héritage, et que la moitié des variations de ces nombres peuvent s’expliquer en raison de variations génétiques (voir l’étude .pdf).

Albert-Laszlo Barabasi : Vous me dites que mes gènes affectent le nombre de personnes qui me désignent comme un ami ?

James Fowler : Oui.

Albert-Laszlo Barabasi : Puis-je obtenir ce gène tout de suite ?

James Fowler : Les gens physiquement attractifs, ceux qui communiquent bien, les gens qui ont un capital sont probablement plus attrayants. Mais nous avons été surpris dans nos recherches par la force de l’effet génétique. Ce que cela dit, selon moi, est que les réseaux sociaux humains ont été exploités en vertu de la sélection naturelle depuis longtemps – depuis que nous marchions dans les plaines du Serengeti à l’époque du Pléistocène. Ces forces sont encore en nous aujourd’hui. J’apprécie vraiment l’effort d’expliquer les variations entre les noeuds et les isolats dans les modèles de la physique en utilisant un réseau sans échelle caractéristique. Mais cela me donne à penser que ce n’est pas nécessairement une homogénéité inhérente ou une similarité qui porte sur une partie de cette variation, mais une variation inhérente. Il ya des choses qui font de chacun de nous, en tant qu’êtres humains, des êtres uniques : qui donnent à chacun de nous une place unique dans un réseau social. Le fait que nous observions cette sorte de relation génétique me conduit à m’interroger sur l’existence d’une sorte d’intentionnalité génétique. La sélection naturelle peut avoir fait en sorte qu’il existe une variété de personnes qui soient des noeuds de réseau tandis que d’autres n’en sont pas. Que nous ayons à la fois des gens connectés au sein de réseaux denses et des personnes qui agissent comme des ponts entre ces groupes.

James Fowler

Albert-Laszlo Barabasi : C’est intéressant, parce que la question du rôle de la sélection naturelle est arrivée très vite lorsque nous avons commencé à étudier les réseaux cellulaires, alors que nous ne savions pas à quoi nous attendre. Quand les données sont arrivées, dans chaque cas, nous avons vu la même structure de réseau sans échelle caractéristique, et nous avons cherché à comprendre pourquoi. Aujourd’hui, nous pensons que c’est la croissance qui détermine cette forme – le fait que chaque réseau émerge de l’ajout progressif de nouveaux noeuds. Le processus de croissance impose des contraintes fortes sur la structure du réseau, tant et si bien que tout ce que fait la sélection naturelle est de choisir parmi les nombreux possibles. Dans le cas des systèmes biologiques, nous comprenons pourquoi la cellule adopte cette forme d’organisation. Ce que les biologistes ont montré, c’est que, si le principal mécanisme par lequel vous ajoutez de nouveaux gènes à la cellule est la duplication de gènes – c’est-à-dire en copiant et recopiant les gènes existants -, alors le seul réseau qui peut émerger de ce processus est un réseau sans échelle caractéristique.

James Fowler : Alors d’où vient-il ? Si tous les réseaux ont cette topologie, cela signifie que la sélection naturelle n’est pas la cause.

Albert-Laszlo Barabasi : Effectivement. L’une des propriétés importantes des réseaux sans échelle caractéristique est leur robustesse. Si vous commencez à éliminer les noeuds de façon aléatoire d’un réseau de ce type, le réseau ne s’effondrera pas. Ce qui nous a conduits à penser, d’abord et avec d’autres : « Si la cellule est structurée ainsi, si les centres sont là, c’est à cause de cette robustesse. C’est bon pour la cellule, donc la sélection naturelle a conduit au développement de réseaux sans échelle caractéristique. » Pourtant, personne n’a réussi à produire un tel réseau selon le seul principe de la robustesse. Si vous essayez d’améliorer un réseau pour qu’il devienne très robuste, capable résister à l’élimination de noeuds au hasard, aux pannes, vous n’obtenez pas un réseau sans échelle caractéristique.

Albert-Laszlo Barabasi

Cela nous laisse à penser que l’existence d’échangeurs n’est pas liée au fait que la cellule se soit optimisée pour résister aux mutations ou à d’autres types d’erreur. Mais qu’elle viendrait plutôt de la façon dont la cellule – tout comme l’internet – se crée selon un processus de croissance : un noeud à la fois. Et puisque les « échangeurs » se trouvent être une propriété désirable, il n’y a aucune raison pour que la sélection naturelle les efface !

James Fowler : Les gens ont toujours été attentifs à leurs amis, mais pour la première fois, nous sommes conscients des amis d’amis d’amis. Il va être intéressant de voir si cela implique des changements de comportements. Je sais que, par exemple, depuis nos études sur l’obésité et sur le bonheur, mon comportement à changé.

On peut envisager cette nouvelle connaissance sur l’influence de nos réseaux de deux façons. En constatant que toutes ces personnes que vous ne connaissez pas et n’avez jamais rencontrées vont avoir une influence sur vous, vous pouvez vous dire « Bon sang, je n’ai pas de libre arbitre ! Je suis juste un bout de bois emporté par les flots, au gré des mouvements de tout le monde sur le réseau. » Mais l’autre façon de réagir est de prendre ses responsabilités pour tous ces gens qui sont également influencés par vous. J’ai remarqué qu’il est plus facile désormais pour moi de faire attention à mon poids, par exemple. Et lorsque je vais de l’arrêt de bus à ma maison, je fais en sorte d’écouter ma chanson préférée, parce que je sais maintenant que si je rentre chez moi sans entrain, je ne vais pas seulement rendre mon fils et ma femme malheureux, mais aussi les amis de mon fils ou ma belle-mère. Il y a plein de conséquences indirectes et inattendues de mon comportement, ce qui me conduit à être davantange responsable.

Je pense vraiment que le sentiment d’être connecté va être, en définitive, une très bonne chose pour la société.

Albert-Laszlo Barabasi : Intéressant. Je ne connais pas bien l’aspect psychologique des réseaux, mais je reste fasciné par la théorie des six degrés de séparation de Stanley Milgram – où les gens sont invités à transmettre des messages pour atteindre une personne. Quand vous regardez le réseau social dans son ensemble, vous voyez les échangeurs. Mais quand vous observez comment les gens passent les messages, ces centres sont absents. Quelque part, quand on demande aux gens de participer à un jeu, ils évitent les échangeurs, même s’ils savent qu’ils représenteraient le moyen le plus efficace pour diffuser le message. Fondamentalement, c’est comme dire, je ne passerais pas ce message à mon directeur, parce que cela ne vaut pas la peine de l’embêter avec cette information idiote. Il s’agit d’un exemple où nous savons que nous avons une attitude très différente envers les échangeurs qu’envers les autres points de notre réseau. Cela nous ramène à la psychologie de comment nous allons utiliser ces liens… Et la façon dont nous les utilisons est ce qui nous différencie des autres.

James Fowler : C’est exact.

Albert-Laszlo Barabasi : Cela me rappelle que je voulais tester une idée sur vous. Il est incontestable que le 20e siècle nous a apporté la compréhension de l’univers et des particules élémentaires. Nous avons développé la théorie quantique, construit d’énormes accélérateurs, sommes allés sur la lune. Nous avons tout exploré, du plus petit au plus grand. En contraste, le 21e siècle s’apprête à être le siècle des réseaux, de la complexité. A mesure que la pensée sur le réseau émerge et se développe, nous assistons à une baisse de l’intérêt pour les problèmes traditionnels de la science. Je ne sais pas si ce changement est bon ou pas, mais nous semblons perdre l’appétit d’explorer le très grand et le très petit.

Mon fils ne veut pas être astronaute par exemple. Je lui ai demandé plusieurs fois : « Voudrais-tu aller sur la lune ? » Et il me répond : « Non, je m’en moque ». Par contre, il se soucie profondément de Facebook et d’internet. Il se soucie profondément du web. Dans le même temps, nous constatons que les étudiants qui dans le passé seraient allés vers la physique ou les mathématiques, s’inscrivent en informatique ou en biologie ou tentent de comprendre les réseaux et la complexité. L’explosion des réseaux coïncide avec le fait que l’humanité se replie sur elle-même. Ressentez-vous la même chose ?

James Fowler : Oui. Une partie de ce repli est liée au fait que les gens comme vous seraient sans emploi si vous ne vous étiez pas mis à réfléchir aux sciences sociales. Tant de questions en suspens en physique ont été résolues que beaucoup de vos collègues se tournent vers d’autres disciplines pour utiliser leurs outils. Une autre partie de l’explication repose, je pense, sur le fait que nous avons atteint nos limites sur l’aspect négatif des technologies – que ce soit avec le réchauffement climatique ou les armes nucléaires -, et qu’il y a eu une prise de conscience du fait que nous devrions mettre les meilleurs et plus brillants esprits au travail sur la question de comment s’en sortir.

Cela ne pouvait pas tomber à un meilleur moment. Parce que les défis auxquels nous allons devoir faire face dans ce siècle sont impressionnants. Nous ne savons pas si nous parviendrons à nous en sortir avant la fin du siècle, mais je pense que si nous y arrivons, ce sera seulement parce que nous serons capables de mieux nous comprendre grâce aux nouvelles technologies. C’est vraiment ce qui va nous aider à trouver des solutions aux problèmes auxquels nous sommes confrontés dans ce siècle des réseaux.

Traduction Hubert Guillaud

Cette traduction est tirée d’un article paru dans Seed Magazine, en février 2009, avec l’autorisation de l’éditeur originel. Cet entretien est également disponible sous forme vidéo.

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  1. Deux phrases ont retenu mon attention:

    « la génétique et les systèmes sociaux présentent des caractères très proches. Ce qui permet aux chercheurs en sciences sociales, aux physiciens, aux biologistes ou aux économistes d’en discuter sur un pied d’égalité. »

    Seule différence, mais de taille, entre ces personnages: contrairement aux physiciens et aux biologistes, les économistes et les chercheurs en sciences sociale sont eux-mêmes parties prenantes des réseaux qu’ils étudient, c’est à dire selon les termes employés, des « noeuds » ou des des « métabolites » théoriquement comme les autres.

    Mais visiblement, ce noeud-là (Fowler) se croit au dessus de la mêlée quand il dit à son collègue physicien: « les gens comme vous seraient sans emploi si vous ne vous étiez pas mis à réfléchir aux sciences sociales ».

    Au moins, un peu d’humilité serait de bon aloi, à défaut de comprendre les être humains autrement que comme des noeuds.

    Sinon à mes yeux, sur le fond, tout cela noie le poisson.

  2. Je retombe sur cette publication de quelques mois et en profite pour préciser que l’illustration Diseasome du NYT a été redéveloppé en cartographie interactive et peut être trouvé à l’adresse : http://diseasome.eu. Le projet est un partenariat entre Webatlas, Gephi, RTGI, le CNRS et l’INIST