Dans cette bataille d’arguments sur les vertus de la lecture selon les supports, un excellent papier du New York Times essaye dépassionner le débat en se référant aux derniers travaux des chercheurs sur le sujet. Pour son auteur, Motoko Rich, tout l’enjeu consiste au fond à redéfinir ce que signifie lire à l’ère du numérique.
Quels sont les effets de la lecture en ligne sur nos capacités de lecture ?
A l’heure où les résultats aux tests de lectures des plus jeunes dégringolent, beaucoup enfants passent désormais plus de temps à lire en ligne qu’à lire sur papier. La tendance serait de lier l’un à l’autre, mais peut-on au contraire y trouver l’amorce d’une réponse ? On sait que, selon certaines statistiques fédérales américaines que cite l’auteur de l’article du New York Times, les jeunes qui lisent pour s’amuser, sur leur temps libre, ont un meilleur score à leurs tests de lecture que ceux qui ne lisent que dans le cadre scolaire. Est-ce que l’internet a ce même effet ? Est-ce que les jeunes, dont les pratiques de lectures basculent sur l’internet, améliorent par ce biais leurs capacités de lecture ? Eh bien le lien entre les deux n’est pas si évident à démontrer répondent les chercheurs. Ceux qui critiquent l’activité de lecture sur le web affirment qu’ils ne voient pas de liens évidents entre l’activité de lecture en ligne et l’amélioration des capacités à lire en classe. Pire même, pour Dana Gioia, présidente de l’Association nationale américaine pour l’éducation, la baisse de la capacité à lire et de la compréhension de ce qu’on lit est générale.
Les spécialistes de l’alphabétisation commencent à peine à explorer les effets de la lecture en ligne sur nos capacités de lecture. Selon une étude récente, portant sur 700 personnes pauvres, noires ou hispaniques de Detroit, les jeunes lisent plus sur le web que sur n’importe quel autre média, même s’ils lisent aussi des livres. Néanmoins, le seul type de lecture qui semble avoir un effet réel sur l’amélioration des résultats scolaires est la lecture des … romans. Pour Elizabeth Birr Moje, professeure à l’université d’Etat du Michigan et responsable de cette étude, cela s’explique par le fait que la lecture de romans correspond à une demande de l’institution scolaire et que les connaissances issues de ce type de lecture sont valorisées dans le processus scolaire, plus que la lecture d’essais ou de l’actualité par exemple. Sur l’internet, explique-t-elle, les étudiants développent de nouvelles capacités de lecture qui ne sont pas encore évaluées par le système scolaire. Selon une autre étude (.pdf), en apportant un accès internet à des étudiants pauvres, leurs résultats aux tests de lecture s’améliorent : « Cela concerne des enfants qui ne lisent pas pendant leur temps libre », explique Linda A. Jackson, elle aussi professeure de psychologie à l’université d’Etat du Michigan. « Une fois qu’ils sont passés sur l’internet, ils se sont mis à lire ».
Nos chercheurs du Michigan ont étudié ainsi les usages de l’internet d’enfants et d’adolescents rapporte Caleb Crain pour le New Yorker et ont montré que la qualité et l’aptitude à lire s’améliorent à mesure qu’ils passent du temps en ligne. « Même la visite de sites pornographiques améliore les performances scolaires », ironise-t-il, pour autant que l’internet continue à proposer du texte avant des contenus multimédias ou vidéo, ce qui n’est pas si sûr.
La lecture fragmentée et éclatée que nous proposent les supports culturels modernes (bulles de bd, éléments textuels dans les jeux vidéos, micro-messages ou SMS…) semble également, malgré ce qu’on pourrait en penser, participer de la lecture. Elle ne créé pas pour autant des lecteurs assidus ou de gros lecteurs, ni de meilleurs élèves, mais cela contribue à familiariser avec la lecture et à généraliser l’alphabétisation, même si elle paraît parfois sommaire ou rudimentaire.
La fin de la lecture ?
Les rapports insistent régulièrement sur la baisse de la fréquence et de la quantité de lecture des plus jeunes alors que leur temps passé sur le web progresse. Mais faut-il y voir un rapport de cause à effet ? « Les courbes de la lecture des plus jeunes entre la France et les Etats-Unis sont assez proches », nous confie Olivier Donnat, spécialiste de l’étude des pratiques culturelles et chargé d’études pour le Département des études, de la prospective et des statististiques du ministère de la Culture. « Depuis les années 90, on constate la baisse régulière de la lecture à l’adolescence en quantité et en fréquence, plus forte chez les garçons que chez les filles. Mais il n’y a pas qu’internet qui est responsable ! L’augmentation du temps passé sur les jeux vidéos, le développement du temps passé en communication (mobiles) viennent concurrencer la pratique de la lecture. Internet s’inscrit dans un mouvement : il n’est pas seul en cause. »
Les pratiques de lecture deviennent difficiles à mesurer, car, notamment avec l’électronique, elles se démultiplient, se transforment et se mixent à d’autres pratiques. Pour Olivier Donnat, la question de la lecture sur écran est complexe a aborder, car les pratiques sont très éclatées : « elles vont de la lecture du livre numérique (transposition du papier vers l’écran, sans changement de contenu) à des formes de pratiques « où on lit du texte » (mais souvent de manière ponctuelle ou associée à d’autres médias) ». Mais surtout, il rappelle que « la modification des pratiques de lecture est antérieure à l’arrivée d’internet. Internet va certainement avoir tendance à amplifier certains phénomènes, mais il faut rappeler qu’ils étaient perceptibles avant : la baisse de la quantité de livres lus chez les jeunes générations date des années 80 ; la transformation des formats de lecture également, car voilà longtemps que la presse a fait évoluer sa mise en page vers une diminution de la taille des textes, l’ajout de résumés et de citations permettant le survol des articles… Le fait de lire d’une manière ponctuelle, sur des temps courts, plus que d’avoir à se concentrer sur le long terme n’est pas né avec l’internet. Internet ne fait que renforcer, qu’accentuer cette tendance. »
Comme le souligne le chercheur, on ne sait pas grand-chose des passerelles entre la lecture sur papier et la lecture à l’écran. On ne les mesure pas, on ne les voit pas ou on ne les identifie pas. « Peut-être faut-il se poser la question plus radicalement », explique Olivier Donnat. « Dans la lecture, l’unité de compte n’est-elle pas appelée à changer ? Dans le monde de la musique par exemple, on ne raisonne plus en album, mais de plus en plus en morceau, en chanson. Voir peut-être en refrain ou séquences de quelques secondes comme la durée d’une sonnerie de téléphone portable. Est-ce qu’il ne va pas en être de même dans la pratique de la lecture ? Si je regarde comme beaucoup mes propres pratiques, dans le numérique, on est souvent à la recherche d’une information précise. L’unité de lecture est donc plus ramassée du même coup, car on a des contraintes de temps et une exigence en terme de rentabilité plus forte. Sans compter qu’avec l’hypertexte, les textes sont également plus ouverts. »
Image : CC. « Working Late » par Jennifer Buehrer.
Mesurer la lecture à l’écran est plus difficile que mesurer un temps de lecture sur un support dédié. On a de plus en plus de mal à observer ce qu’est la lecture. Alors qu’on pouvait facilement établir qu’on passait tel temps à lire un livre ou un journal, il est plus difficile de mesurer notre activité de lecture sur une console de jeu ou un ordinateur : car la lecture fait partie d’un processus plus complexe auquel se greffent des moments d’écriture, des moments d’interaction, d’écoute, de repérage… La lecture telle qu’on la connaissait, telle qu’on la pratiquait, telle qu’on la mesurait jusqu’alors, semble en train de nous échapper. Elle n’est en tout cas plus une activité isolée, mais s’inscrit dans un ensemble d’activités dont elle est une des articulations. On joue, on lit, on écoute, on écrit, on consulte… Tout se fait dans le même mouvement. C’est la pratique culturelle, telle qu’elle était jusqu’à présent identifiée et analysée, qui se transforme. Est-ce que surfer sur le web, consulter ses mails ou Wikipédia, c’est encore lire ? Bien souvent, c’est pourtant le cas.
Selon certains experts, c’est la lecture elle-même qu’il faudrait redéfinir. Interpréter une page web, une vidéo ou une image devient aussi important que de savoir comprendre un roman ou un poème. Pour les lecteurs en difficulté, le web est bien souvent un meilleur moyen pour glaner des informations, pour faire l’économie d’une lecture plus complexe et qui se perd parfois dans les détails. On parle ainsi de Littératie pour définir « l’aptitude à comprendre et à utiliser l’information écrite dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d’étendre ses connaissances et ses capacités. »
Vers de nouvelles sociologies de la lecture ?
La difficulté d’évaluer les différentes façons de lire est d’autant plus compliquée qu’on lit de différentes façons pour différentes raisons. Il y a autant de lecteurs que de lectures, et nos façons de lire n’ont cessé d’évoluer, valorisées ou dénigrées sous la pression de nos représentations sociales : la lecture savante, concentrée, analytique s’est imposée au détriment des autres formes, comme les formes sociales de la lecture. Les sociologues de la lecture, comme Chantal Horellou-Lafarge et Monique Segré ne nous disent pas autre chose, quand elles soulignent la grande diversité des pratiques de la lecture – qui varient selon le sexe, le milieu social, le niveau d’instruction. La lecture électronique elle aussi se vit dans des “contextes” sociaux et dans des histoires personnelles. On ne lit pas les mêmes choses selon le support qu’on utilise, selon la façon dont on l’utilise, selon les conditions dans lesquelles on l’utilise…
L’étude des pratiques culturelles des jeunes souligne que les plus jeunes sont ceux qui ont les pratiques culturelles les plus variées. Mieux « leur niveau d’investissement dans les pratiques culturelles traditionnelles (cinéma, musée, lecture de livre, consommation de média) est directement corrélé à l’investissement dans les pratiques numériques », explique la dernière étude sur le sujet du Deps (.pdf). La concurrence entre les nouvelles technologies et les anciennes pratiques culturelles se fait en terme d’occupation du temps au détriment des formes traditionnelles, mais pas au détriment des contenus. « La lecture de livres, largement répandue chez les plus jeunes, baisse tendanciellement avec l’avancée en âge. Cette baisse n’est pas seulement imputable à un effet de distanciation face aux injonctions scolaires et/ou familiales, même si celui-ci est avéré, mais elle participe également d’un phénomène générationnel. Les générations successives sont de moins en moins lectrices de livres, alors que d’autres formes de lecture s’y substituent, modifiant le modèle implicite qui a été celui de la lecture linéaire, littéraire. » Le numérique, en accroissant le nombre de produits culturels accessibles et en démultipliant les modes de consommation, favorise l’éclectisme et développe la capacité à digérer des formes culturelles différentes… Deux phénomènes renforcés par les transferts de contenus accrus d’un support à l’autre, via les adaptations de livres en une multitude de produits culturels et inversement.
Pour autant, « De même que la baisse de l’affiliation partisane ne signifie par la fin du sentiment politique, les mutations contemporaines observables dans les rapports des jeunes générations à la culture ne doivent pas automatiquement faire craindre la mort de la transmission culturelle. De manière générale, les valeurs culturelles des parents et des enfants se sont rapprochées, notamment autour d’une médiatisation croissante de la culture, de la diffusion croissante des pratiques amateurs et de la fréquentation des équipements culturels. Que faut-il en conclure : que la culture se massifie ? Qu’elle se banalise ? »
Il faut croire que les fractures culturelles qui se dressent entre les supports sont surtout des fractures que l’on fabrique selon son mode de représentation culturel. Dans la réalité, les contenus se déversent dans les différents supports et dans les pratiques d’une manière beaucoup plus plastique, que ne le clament les tenants du « c’était mieux avant » comme Nicolas Carr ou du « ce sera mieux demain » comme Clay Shirky. Reste que, comme on le constate dans d’autres domaines, l’accès à la culture sur le web ne transforme pas les valeurs culturelles des gens. On demeure avant tout le reflet du groupe social auquel on appartient. Tout autant qu’avant, pour que la culture nous bénéficie, il faut le vouloir.
Hubert Guillaud
Le dossier « Le papier contre l’électronique » :
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Si nous arrivons à écrire des histoires sympas et de bonne qualité à lire en ligne, le plaisir de lire fera remonter le niveau!
Merci pour cette excellente revue des réactions suscitées par l’article de Carr.
l se trouve que je focalise également sur cet article dans une communication que je ferai le 25 juin prochain dans un congrès de Digital Humanities à Washington.
En bref, je suggère moi aussi que nous lisons autrement: la réactivité caractéristique du web et de l’hypertexte, mêlée à la culture du blog et de facebook, a propulsé au premier plan une lecture que je propose d’appeler « ergative », c’est-à-dire orientée vers un travail, une action concrète, que ce soit de produire un nouveau texte en réponse au texte lu, de cocher une case de feedback, d’acheminer le texte lu à divers contacts, de le marquer dans delicious ou Zotero ou encore de l’explorer à l’aide de divers outils d’analyse.
Cette lecture ergative, qui était jadis le propre des écrivains (voir notamment Montaigne, Gide, Barthes, etc.) est en train de devenir le mode de lecture par défaut.
En lieu et place de la lecture immersive exigée par le roman, où le lecteur s’enfonce profondément dans un récit au risque de perdre son propre sens d’identité (lire les réflexions de Pascal Quignard), le lecteur sur écran « surfe » sur l’écume de l’information, sans jamais oublier qu’il est à la recherche de quelque chose. Au lieu d’anesthésier son désir dans une stase hypnotique provoquée par l’emprise d’un récit, il est constamment en train de le réactualiser.
Ce déplacement est certes un phénomène de grande ampleur et on peut comprendre qu’il engendre une certaine angoisse. Il ne faudrait pas pour autant fétichiser le livre dans un réflexe de défense. Et encore moins diaboliser l’écran ou l’Internet, comme est en train de le faire la loi Hadopi sous la pression des marchands de « produits culturels ».
Merci Christian, je crois que nous partageons le même point de vue. N’hésitez pas à me faire parvenir votre communication, au moins pour le plaisir de mon information. Amicalement.