Comment vaincre les Goliath ?

L’histoire regorge d’exemples de cas où le plus faible triomphe du plus fort, en commençant par la légende biblique de David et Goliath, jusqu’aux histoires de petites startups faisant un pied de nez aux grosses pointures du logiciel dans les années 80-90… Mais comment le petit peut-il vaincre le gros ? Quelle stratégie utiliser ? Attention, malgré la conclusion « morale » de ce genre de fables, les techniques mises en oeuvre ne sont pas forcément jolies-jolies.

Un récent article sur Malcolm Gladwell dans The New Yorker expose de manière éclairante comment un outsider sans moyens, voire sans les compétences jugées nécessaires à son action, peut abattre un adversaire redoutable et bien mieux installé.

La couverture du livre de Malcolm Gladwell, la Force de l'intuitionMalcolm Gladwell est bien connu de tous ceux qui s’intéressent à la créativité et l’innovation ; Blink, son seul ouvrage traduit en français (sous le titre vaguement new age de La force de l’intuition, mais ne vous arrêtez pas au titre) est un excellent livre sur les processus non linéaires de décision employés par le cerveau. Le fil rouge de l’article sur Gladwell se nomme Vivek Ranadivé, ingénieur logiciel d’origine Indienne, installé en Amérique, qui a décidé d’entrainer l’équipe de basket de sa fille, âgée d’environ 12 ans. La plupart des membres de l’équipe n’avaient jamais joué au basket et n’étaient pas très grandes. Elles n’avaient aucune chance contre un groupe d’adversaires ayant assimilé les règles, capables de dribbler, et faire de beaux paniers…

L’ingénieur se mit à « déconstruire » le fonctionnement d’un match de basket typique, en l’analysant du point de vue complètement extérieur. La plupart du temps, nota-t-il, il se décompose en une alternance de phases. Une équipe défend environ un quart du terrain situé près de son panier. Tandis que l’équipe attaquante se déploie sur les trois quarts restants, avant finalement de chercher à pénétrer la ligne de défense. Puis on alterne les rôles. Pour faire gagner son équipe, Ranadivé a remis en cause ce mode de fonctionnement. Ses filles avaient pour mission de gêner leurs adversaires en tous lieux, tout le temps. Elles ne savaient pas dribbler, faire de paniers ? Pas grave. Ranadivé n’avait pas le temps de leur enseigner ce genre de techniques complexes. Il se contenta de les entraîner pour les maintenir en forme. Courir, ça, elles savaient, c’était largement suffisant pour briser la stratégie classique de leurs adversaires. L’équipe gagna plusieurs matches amateurs, mais au prix d’une réputation tout à fait détestable.

Règle un : le traitement différé

Pour Gladwell, cette tactique démontre deux points par lesquels David peut vaincre Goliath.

Tout d’abord, le rôle du temps réel en opposition au batch, c’est-à-dire le traitement différé. Dans les années 70-80 : le « batch » c’était par exemple ces vieux programmes cobol qui crachaient pendant la nuit des listings élaborés à partir des données qui avaient été saisies dans la journée.

Vivek Ranadivé s’était spécialisé dans la gestion de systèmes informatiques temps réel (il a créé la société TIBCO et écrit des livres très réputés sur le sujet), et ce n’était pas, selon Gladwell, un hasard s’il avait adopté une stratégie aussi originale. Pour lui, beaucoup trop d’actions se déroulent en batch : avec un délai entre la réception de l’information, son interprétation et la décision qui s’en suit. « Le monde avance en temps réel », explique Ranadivé, « mais le gouvernement fonctionne en batch. Il s’ajuste régulièrement. Sa mission est de maintenir la température de l’économie à un niveau confortable, mais si vous deviez faire la même chose chez vous, vous changeriez la température en coupant ou allumant le chauffage à des intervalles de plusieurs mois, surchauffant ou réfrigérant systématiquement votre maison. »

Le basket-ball, avec sa succession de séquences attaque-défense dans un ordre précis, est un système en batch. Les filles qui courent dans tous les sens sans respect du timing établi le font entrer dans l’ère du temps réel. Pourquoi le temps réel est-il favorable aux « insurgés », aux « David » ? Parce qu’il joue sur l’endurance. Le but des opérations est d’épuiser l’adversaire. Plus le temps de combat est long et continu, plus il est favorable au faible.

Dans son article, Gladwell multiplie les exemples des victoires de David. Il analyse notamment les victoires de Lawrence d’Arabie, qui, à la tête de nomades arabes peu entrainés aux affaires militaires réussit à vaincre la puissante armée ottomane : en attaquant constamment l’adversaire, en privilégiant la mobilité à la puissance de feu.

Règle deux : le rejet des règles implicites

Point encore plus important que le temps réel : le rejet des règles implicites. Pas l’ensemble des règles obligatoires dont le non-respect implique la tricherie et donc la disqualification, mais l’ensemble d’habitudes, de croyances qui font que le jeu « mérite d’être joué ». Car le jeu des gamines de Vivek Ranadivé était tout sauf du « bon basket ». N’importe quel puriste aurait réagi avec horreur face à cette stratégie qui n’a que faire des compétences nécessaires à l’exécution d’un beau match.

Un autre exemple de cet état de fait (bien connu des adeptes de l’intelligence artificielle, IA) est l’affaire Eurisko. Eurisko est un programme d’IA lancé par Douglas Lenat (qui s’est depuis illustré en lançant le projet Cyc, dont la version « open source » nommée justement OpenCyc est l’une des tentatives les plus ambitieuses pour enseigner à un programme le sens commun par la collaboration de milliers d’internautes – voire Quand l’intelligence artificielle apprend le sens commun). Eurisko se trouva en 1981 candidat d’une compétition d’un wargame mettant en scène une bataille spatiale. La plupart des concurrents humains avaient établi leur stratégie de manière classique, comme c’est le cas dans ce genre de jeu. En respectant un certain équilibre dans leur flotte entre les vaisseaux puissants mais chers et peu mobiles et ceux plus rapides, moins puissants mais également moins onéreux. Eurisko lui s’était contenté d’une flotte tout a fait atypique qui au début amusa tout le monde. Un nombre impressionnant de tout petits vaisseaux, puissamment armés, mais dépourvus de toute capacité de défense et de mobilité ; des vaisseaux qu’Eurisko n’hésitait pas à détruire lui même dès qu’ils étaient endommagés… On s’en doute, la flotte d’Eurisko et sa multitude de « David » vainquit facilement les flottes bien mieux organisées. Ce qui ne plut guère aux joueurs, non parce qu’ils avaient été vaincus par une machine, mais parce qu’Eurisko jouait en dehors des règles implicites, il avait simplement mis fin à l’intérêt du jeu lui même. De fait, les organisateurs du tournoi menacèrent de supprimer cette compétition si Eurisko se représentait parmi les candidats. Lenat le retira du jeu.

Reprenant une expression de Lenat, Gladwell nomme ce genre de stratégies « des solutions socialement horrifiantes ». On comprend pourquoi…

Gagner à tous les coups ?

Donc David peut éventuellement gagner sur Goliath. Mais dans quelles proportions ?

La couverture de How The Weak Win WarGladwell appelle à la rescousse un spécialiste des sciences politiques, Ivan Arreguin-Toft, auteur de How the weak win war, a theory of asymetric conlict (Comment le faible gagne les guerres, une théorie des conflits asymétriques). Après analyse historique très complète des différents conflits de l’histoire mondiale, celui-ci aurait repéré que Goliath est vainqueur dans 71 % des cas. C’est beaucoup, mais cela laisse un bon tiers de chance à David.

Que se passe-t-il si David choisit une stratégie « socialement horrifiante » ? Il gagne alors dans 63,6 % des cas, nous explique Arreguin-Toft. En revanche, s’il choisit de jouer dignement, selon les règles, ses chances de victoires tombent comme neige au soleil. Sur 152 batailles analysées par Arreguin-Toft, où le camp le plus faible adoptait une stratégie analogue à celle du plus fort, il avait perdu dans 119 cas.

Bien entendu, de telles techniques ne se limitent pas au sport, ni aux affaires militaires. Elles concernent l’ensemble des processus d’innovation, la gestion des situations bloquées par des modes de pensées obsolètes ou trop rigides. Parfois, souvent même, le Goliath est intérieur, c’est celui qui nous pousse à adopter spontanément des modes de raisonnement et d’action « qui ont fait leurs preuves ».

Mais l’article de Gladwell met l’accent sur un point fréquemment oublié par tous ceux qui cherchent à penser « hors de la boite » : le rôle fondamental de la laideur. Les obstacles au changement ne sont pas d’ordre cognitif. Ils impliquent aussi des facteurs esthétiques, moraux, il heurtent ce qu’on doit bien appeler, faute de mieux, la bienséance.

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0 commentaires

  1. Du point de vue militaire, Arreguin-Toft décrit le principe de la rupture : elle peut être technologique, idéologique, etc. Bref, innover (ou pire, improviser) par obligation puisque l’on est dans la peau d’un David.

    L’exemple type du 20e siècle est la Blitzkrieg Allemande : un conflit traditionnel n’aurait pas assuré la victoire de l’Allemagne Nazie, il fut donc conçu et adopté un plan périlleux et peu orthodoxe (avec son côté socialement horrifiant comme le dit cet auteur, avec le bombardement des populations civiles).

    C’est aussi le cas des premières années des Guerres Napoléoniennes où l’infériorité numérique de ses armées est compensée par des choix stratégiques là encore hors normes (organisation en divisions, mobilité, etc.). Mais on remarque souvent qu’un David se transforme en Goliath et renie la stratégie qui l’a porté aux nues…

  2. Bonsoir

    article très intéressant et ô combien d’actualité, tant nous, citoyens lambda sommes de petits David face à un Goliath de plus en plus énorme ! Oui, il faut trouver des « biais » et c’est urgent !
    Pour aller dans le même sens, sur la question des représentations. Concernant la domination il est urgent de passer de l’image de la pieuvre à celle de l’hydre ainsi qu’exposé là : http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/de-la-pieuvre-a-l-hydre-une-62367.
    Je note à ce propos, que « l’usure » de l’adversaire est malheureusement une technique désormais bien au point chez Goliath : http://les-deboires-d-amada.over-blog.fr/5-categorie-10866008.html
    Très cordialement
    Amada