Sommes-nous multitâches ? (2/2) : Peut-on mesurer les bénéfices de la distraction ?

Comment réinscrire les moments d’inattention dans un processus d’attention ?

« Toutes les expériences multitâches ne sont pas désastreuses », nous explique le psychanalyste Yann Leroux… Un bon exemple du multitâche réussi, c’est celui des mères de famille : qui pensent au petit dernier, surveillent la cuisson du repas et téléphonent en même temps… Souvent, c’est assez harmonieux. Sauf quand l’un des éléments se met à disfonctionner : le petit dernier pleure, le rôti brûle… « Il suffit d’un stress pour que l’harmonie qu’il peut y avoir à accomplir plusieurs tâches en même temps transforme d’un coup l’ambiance de toute la maison. »

« Certes, l’attention n’est pas une ressource infinie », souligne-t-il. « Je comprends autant les arguments de ceux qui dénoncent le multitâche que de ceux qui le pratiquent. Si quand j’écris un article je garde un oeil sur Twitter, il y a des liens heureux qui peuvent se faire. Ce sont les bienfaits bien connus de la sérenpidité. Mais à d’autres moments, parfois, Twitter m’agace, m’attaque, me persécute… tout en ayant du mal à couper. Dans ces moments là, comme beaucoup, je m’appuie sur Twitter pour ne pas faire mon travail initial… Twitter est un prétexte pour accélérer le désinvestissement de mon travail initial… Twitter me permet d’arrêter une tâche que je n’étais en fait pas en train de faire. »

Comme le conclut l’article du Time, tout cela semble surtout encore question d’éducation et d’accompagnement des personnes, des parents et des éducateurs dans l’utilisation de ces outils numériques. David Levy, professeur à l’Ecole d’information de l’Université de Washington, a constaté, à sa grande surprise, que son public d’étudiant pourtant très technophile, était très préoccupé par la crainte de se perdre dans le flou du multitâche ou de l’infobésité.

« Le problème », explique le psychiatre Edward Hallowell, « c’est ce que que vous faites et ne faites pas si ces moments électroniques deviennent trop importants – trop importants pour l’adolescent, trop importants pour ses parents qui sont tout aussi attachés à leurs gadgets. Dans ce cas, vous n’avez pas de repas avec votre famille, vous n’avez pas de conversation (…), vous ne prenez pas même le temps pour préparer les légumes. Ce n’est pas que le jeu vidéo pourrit nos cerveaux, c’est ce que vous ne faites pas qui pourrit votre vie ».

« Rheingold est malin », complète le psychanalyste Yann Leroux. « A chaque génération, les enfants essayent d’inventer des moyens pour échapper à la lourdeur de la classe. On sait depuis des lustres ce qu’il faudrait faire pour leur apporter un enseignement de qualité qui ne les blesse pas… Et au lieu de cela, on leur impose des tunnels de cours de deux heures, des horaires qui ne sont pas adaptés à la chronobiologie, des méthodes d’apprentissage qui ne les impliquent pas… Avec le numérique et les mobiles, ils ont une chance inouïe que la culture leur donne des outils pour sortir d’espaces de travail qu’ils jugent inadéquats, à tord ou à raison. Howard Rheingold utilise l’énergie que les élèves mettent à vouloir sortir du cours, pour s’en servir à apprendre de nouvelles choses tous ensemble. Il réintroduit le désir de l’enfant pour les inviter à remettre le nez dans la pédagogie. Ici, il est pédagogue. Il autorise par exemple les étudiants à discuter sur une messagerie instantanée pendant le cours. Mais si les étudiants font trop de tchat, ils ne l’écoutent plus. Il montre qu’on peut utiliser les outils de distraction et les ressources en ligne pour que ce qu’ils font hors cours ne leur nuise pas, au contraire. C’est avec ça qu’il faut travailler. »

C’est assurément là que repose une partie de la réponse. Plutôt que de diaboliser des pratiques, il semble plus intéressant de les canaliser, c’est-à-dire de réinscrire les moments d’inattention dans un processus d’attention. « On est dans un temps où les pédagogues sont en train de chercher comment intégrer ces soit-disant nouvelles technologies alors qu’ils ne les voient souvent que comme des dangers. Ici, Howard Rheingold montre qu’on peut les utiliser comme des outils de travail », suggère Yann Leroux.

« Pour générer de la créativité, il faut du chaos dans les systèmes d’unification… Il faut qu’on puisse être distrait, qu’on puisse penser à autre chose. » Un peu à la manière de ce que suggérait Brent Coker, un chercheur en marketing de l’université de Melbourne qui révélait récemment que surfer à des fins personnelles au bureau améliore la productivité des salariés. Comme quoi les moments d’inattention ne sont pas sans conséquence sur notre attention.

Peut-on exercer positivement son attention ?

« Ces dernières années, le problème de la concentration s’est déplacé au centre de notre attention culturelle », explique avec beaucoup d’humour Sam Anderson dans un long article qui s’intéresse aux « Bénéfices de la distraction » dans le New York Magazine et qui montre par l’exemple comment l’article lui-même s’est écrit en bénéficiant de multiples distractions.

Y’a-t-il des avantages à la surstimulation, se demande le journaliste, à l’heure où Google nous rend idiot, ou le multitâche nous épuise… à l’heure où nous sommes en train de devenir des « obèses mentaux », c’est-à-dire que notre cerveau est en train de subir les mêmes symptômes que nos corps déformés par la surconsommation et la malbouffe ? Et de rappeler que pour Socrate déjà, l’écriture allait porter atteinte à nos capacités de mémorisation. Alors, comment nous adapter avec succès à la surcharge cognitive, d’autant plus quand il se transforme en flux permanent et en temps réel, comme l’évoque Nova Spivack dans un récent article (voire la traduction réalisée par Virginie Clayssen) ?

Pour le spécialiste David Meyer, la distraction est une épidémie cognitive qu’il compare aux effets invisibles mais bien réels de la cigarette sur nos poumons. Nous n’arrivons à être multitâches qu’avec des tâches qui ne se concurrencent pas : tâches visuelles et manuelles (plier le linge) et tâche verbale (écouter la radio) par exemple. Le cerveau traite les différents types d’information par des modes différents selon les capacités qu’il mobilise (canal de la langue, visuel, auditif…), chacun des processus ne pouvant traiter qu’un flux d’information à la fois. Si vous surchargez un canal, le cerveau devient inefficace et sujet à l’erreur. Ainsi, conduire en parlant sur son téléphone peut entraîner des perturbations de perception. Pour Linda Stone, qui a étudié l’attention partielle continue, chaque interruption dans notre attention nous coûte 25 minutes de productivité et nous passons un tiers de nos journées à essayer de les récupérer. Nous gardons en moyenne huit fenêtres ouvertes sur nos écrans d’ordinateur et l’on passe en moyenne de l’une à l’autre toutes les 25 secondes. Les gens qui vérifient constamment leurs mails ont été diagnostiqués comme moins attentifs que ceux qui ont fumé de la Marijuana, explique encore Meyer.

Pour Winifred Gallagher, la clé réside dans la capacité d’exercer positivement son attention. En prêtant attention à notre alimentation, par exemple, nous pouvons résoudre certains de nos problèmes de poids. « Nous ne pouvons pas être heureux tout le temps », s’amuse Winifred Gallagher, « mais nous pouvons très bien nous concentrer tout le temps ». Pour elle, comme pour beaucoup de neuroscientifiques qui s’intéressent à ces questions, les solutions les plus prometteuse à notre déficit d’attention réside dans la méditation ou la prise de certains médicaments.

« Une fois que vous avez compris comment fonctionne l’attention et comment vous pouvez faire un meilleur usage de celle-ci, si vous continuez à sursauter chaque fois que votre téléphone sonne ou à sauter sur les boutons chaque fois que vous recevez un message instantané, ce n’est pas la faute de la machine. C’est de votre faute », explique Sam Anderson en montrant dans son article lui-même toutes les distractions qu’il lui a fallu combattre pour parvenir à l’écrire. L’internet est une boîte de Skinner conçue pour exploiter profondément les mécanismes de la dépendance. La plus irrésistible des récompenses expliquait le psychologue Burrhus Frederic Skinner, n’est pas celle qui nous récompense constamment, mais celle dans laquelle les récompenses arrivent au hasard. Et les sollicitations qui arrivent par le biais du web – une information par e-mail ici, une vidéo sur YouTube par là, un twitt de ce côté-là – nous permettent de cliquer toute la journée à la poursuite des meilleures récompenses.

L’écrivain britannique Danny O’Brien, frustré par son manque de concentration, a développé des programmes de lifehacking cherchant à l’aider à répartir efficacement son attention et éviter de perdre son temps dans d’interminables tâches triviales comme nous les proposent nos ordinateurs. L’idée des lifehackers est de documenter des programmes, des trucs et des applications qui permettent d’accomplir ce que nous avons à faire rapidement, en les automatisant, en augmentant leur productivité et leur organisation. Merlin Mann, l’un des adeptes du lifehacking, s’est plongé dans ces solutions quand il s’est senti submergé. Il a alors utilisé le site 43folders (faisant référence aux 43 dossiers constituant le programme de productivité du consultant en management David Allen, l’auteur de Getting Things Done). Pour autant, Mann demeure sceptique sur l’apport de la technologie : le lifehacking tend à devenir finalement très distrayant en multipliant les programmes censés nous faciliter la vie.

Peut-on mesurer les bénéfices de la distraction ?

Les prophètes de l’effondrement total de l’attention, invoquent souvent, comme un exemple de ce que nous risquons de perdre si nous succombons à la pensée morcelée, Marcel Proust et les 7 volumes d’A la recherche du temps perdu. « Pourtant, ce qui lance le projet monumental de Proust, n’est-il pas un pur moment de distraction ? », expose Sam Anderson : notamment quand Proust plonge une madeleine dans son thé pour se retrouver immédiatement plongé dans le monde de son enfance… « Il est clair qu’une concentration totale n’aurait jamais pu donner naissance à une telle magie ». Proust avait à abandonner les contraintes de la mémoire volontaire pour atteindre une vérité plus profonde, accessible uniquement par la distraction. « La madeleine est une sorte de lien hypertexte », s’amuse Sam Anderson, un petit clic qui lance une cascade d’association sur des millions d’autres sujets. L’errance de la libre association est essentielle au processus de création.

Et Sam Anderson de défendre alors les bénéfices de la distraction. A la suite du philosophe et psychologue américain William James, notre cerveau n’arrive pas à ce concentrer longtemps sur une seule chose, car il faim de variété, de surprise, d’aventure et d’inconnu. Si on essaye de se concentrer sur un simple point dessiné sur une page blanche, notre cerveau ne parvient pas à rester attentif. Au contraire, l’exercice devient rapidement celui de votre capacité à organiser des distractions autour d’un point central. C’est ce que ces spécialistes de l’attention ont du mal à voir, observe encore Sam Anderson : « l’attention est paradoxale, elle a besoin de distraction pour se construire ». Il est possible estime-t-il que nous soyons en train d’évoluer vers un « nouveau nomadisme techno-cognitif », une évolution rapide dans laquelle l’agitation est appelée à devenir un nouvel avantage.

Et de conclure son article par une défense de la distraction en constatant que les natifs du numériques sont capables dès à présent d’accomplir des choses que les anciennes générations ne savent pas faire, comme de conduire 34 conversations simultanément avec une petite dizaine de médias différents ou de prêter attention à la commutation entre différents objectifs d’attention d’une façon qui a parfois été considérée comme impossible. Plus que tout autre organe, le cerveau est conçu pour évoluer en fonction de de l’expérience – une fonctionnalité appelée la neuroplasticité. Le neuroscientifique Gary Small spécule que le cerveau humain peut être en train de changer plus vite aujourd’hui que depuis l’invention des premiers outils préhistoriques… « Mais pourquoi s’en désoler ? », remarque encore Sam Anderson. Nous sommes en train d’apprendre de nouvelles compétences : la possibilité de passer au crible l’information rapidement, celle d’avoir une meilleure vision périphérique…

« Les enfants qui grandissent aujourd’hui pourraient avoir un génie associatif que nous n’avons pas – de manière à ce que dix projets s’inscrivent tous dans quelque chose de totalement nouveau. Ils pourraient être en mesure de s’engager dans d’apparente contradiction (qui pourraient ne pas en être). Peut-être, dans les rêves de leur irresponsable responsabilité, ils réussiront à atteindre le paradoxal état de zenitude de la distraction attentive. »

Hubert Guillaud

Voir également la première partie du dossier : Comment apprendre à maîtriser notre attention ?

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0 commentaires

  1. Il faut tout d’abord distinguer nettement les tâches opérationnelles de tâches intellectuelles (au sens de celles qui participent à l’élaboration d’une pensée) : a-t-on des éléments de mesure au-delà du niveau d’attention qui permettraient de dire qu’une personne construit mieux sa pensée qu’une autre ?
    N’est-ce pas avant tout une question de méthode plutôt que d’attention. On peut tout à fait être totalement concentré est construire très peu intellectuellement (ce serait ma définition de l’intelligence), la construction pouvant prendre des chemins très différents.
    Il serait intéressant de poser cette question de l’attention à des êtres issus et vivant dans des cultures orales.

    Par ailleurs, il y a des temps où il est nécessaire voir souhaitable d’être déconcentré et d’autres où cela est nuisible. Un enfant ou un adolescent est-il en permanence dans cette surstimulation ? Rien n’est moins sûr : il dort davantage et dans le cas de l’ado passe de longs moments à « glander ».

    Il est clair en tout cas qu’il faille recréer des espaces de non sollicitation, en insistant sur le repos de la fonction visuelle, sursollicitée dans notre société. A ce propos,(la pratique du lecteur MP3 n’est-elle pas une forme de reconcentration par la musique ?

    Autre angle : ne pourrait-on pas organiser l’élaboration d’une pensée collective à partir d’une multitude de distractions génératrices d’analogies ?
    Faut-il accepter que la maîtrise de l’élaboration d’une pensée rationnelle – qui a permis l’édification de la société « moderne » – n’est pas la finalité ultime du mental de l’individu ? L’orgueil de l’être humain en prendrait un sacré coups ! Certains diront que l’état de la planète autorise à se poser la question.

  2. Merci pour cet article, très intéressant.
    Juste une remarque, si vous voulez vraiment utiliser le verbe « dysfonctionner », mettez un « y. »
    Bien à vous,