« Objets bavards », de Bruce Sterling : l’avenir par l’objet ?

Ecrit en 2005 et publié aux éditions du MIT, Shaping Things, l’essai de Bruce Sterling, est enfin disponible en Français sous le titre Objets bavards (chez Fyp Editions). Nous en publions ci-dessous la préface, écrite par Daniel Kaplan. Et nous vous invitons plus encore à lire ce livre fondateur sur l’avenir des objets, de la technologie et même, pourquoi pas, de notre planète.

Bruce Sterling était également l’un des intervenants de Lift with Fing, qui vient de se tenir à Marseille (voir L’internet des objets va-t-il changer la nature des objets ?).

Couverture Objets BavardsVous avez en mains un essai politique travesti en livre d’anticipation, camouflé en philosophie du design, déguisé en pamphlet écologiste. Et inversement.

Bruce Sterling, qui en a beaucoup écrit, sait que l’une des plus intéressantes questions que nous pose la science-fiction est la suivante : comment pouvons-nous faire quelque chose de notre avenir ? Quelque chose d’autre que ce qu’il deviendra tout seul, s’il suit son propre cours ?

Ce cours est à peu près tracé : celui de l’effondrement lent, cruel et morose du monde sous le poids de son système matériel, étouffé par ses déchets, déséquilibré par ses rejets, asphyxié par le manque de matières premières à brûler.

Pour vivre un autre futur, Bruce Sterling nous suggère la plus inattendue et la plus humaine des voies : celle de l’objet – le barrage, la casserole, la bouteille de vin, le site web. L’objet, dit-il, est un pari sur l’avenir : pourquoi inventer, acquérir, fabriquer, bricoler, utiliser des objets si nous n’avons pas d’avenir ? Oui, mais n’est-ce pas notre civilisation matérielle, celle de l’accumulation d’objets, qui nous mène dans le mur ? Absolument. Mais à la question d’un avenir humain, on ne peut répondre que dans le désordre, par un mélange de raison et de désir, d’invention et d’intérêt, d’espoir et de mémoire. Par une réinvention du système des objets, dans un sens qui à la fois étend le champ des possibles des générations futures et organise un lien moins prédateur aux ressources du présent.

Un livre moins spéculatif qu’il n’y paraît

Nous laisserons Sterling décrire sa vision, lui offrir des mots quand nécessaire. Mais pour nous préparer à le lire, regardons autour de nous et lisons les signes : ces emballages de plus en plus bavards à propos d’eux-mêmes et de ce qu’ils contiennent ; ces règles qui contraignent un nombre croissant de produits à prévoir d’emblée, avant même leur mise en production, leur recyclage ou leur élimination ; l’insistance sur la traçabilité des aliments qui alimentent nos aliments, des matériaux et des conditions sociales à partir desquels nos produits ont été produits ; les forums de discussion en ligne sur les livres, les machines, les tour operators ; l’extraordinaire succès des marchés d’occasion sur l’internet ; la coconception d’objets complexes à partir de modèles 3D qui permettent des échanges sans précédent entre partenaires industriels, entre clients et producteurs, entre citoyens et élus ; l’usage de circuits et réseaux électroniques pour réduire l’appétit en énergie des machines ou rendre possible l’achat des surplus d’électricité produits par nos quelques panneaux solaires…

L’avenir durable sera technique ou ne sera pas, affirme Bruce Sterling. Les autres voies proposées font trop peu la part du désir et du désordre : sous la frugalité, la tentation moraliste et autoritaire… Mais c’est une autre techno-société qu’il s’agit de construire, en recyclant celle d’aujourd’hui. Le système des objets tel que l’imagine Bruce Sterling se reconnaît lui-même, d’emblée, comme un récit collectif sur l’avenir, les manières de le faire advenir et celles de le faire durer. Nous ne sommes presque plus propriétaires de ces objets, nous en devenons actionnaires ou ayants-intérêt (stakeholders), en même temps que bien d’autres. Nous participons à sa réinvention constante et contribuons à son cheminement du concept au déchet – recyclé bien sûr, depuis le modèle 3D (l’idée, recyclée en variantes et autres idées) jusqu’à ses incarnations physiques (désassemblées et réintroduites dans le circuit industriel), en passant par ses traces (recyclées en expériences et connaissances).

Bref, notre relation aux objets est une relation au monde et aux autres, ce qui en soi n’a rien de neuf – mais Sterling imagine de rendre cette relation explicite, donc sujet de discussion et d’action, et spécifique, pour chaque objet. Et ça change tout.

Le monde sauvé par les designers ?

C’est donc aux designers que Bruce Sterling confie le soin de sauver le monde. L’idée peut faire sourire. Pas beaucoup plus, en même temps, que celle qui consiste à se reposer sur les organismes internationaux… Reconnaissons a minima que pour s’élever à la hauteur du défi, les uns comme les autres ont du travail ! Mais il fallait formuler le défi, c’est tout l’intérêt de ce petit ouvrage : dessiner une voie créative, excitante, paradoxale, vers un futur durable, une voie qui, parce qu’elle ressemble assez à notre monde, peut contribuer à le changer.

Vous serez tour à tour surpris, amusé, dubitatif, convaincu, choqué par Objets bavards. Lisez-le l’esprit ouvert. Levez souvent le regard et regardez autour de vous, réfléchissez à vos propres pratiques, ou à celles de vos enfants. Et connaissez votre chance : sous ses dehors spéculatifs et facétieux, vous lisez l’un des essais les plus stimulants du moment, sur la manière dont nous pouvons créer notre avenir.

Daniel Kaplan

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