Dans leur rapport d’information « La vie privée à l’heure des mémoires numériques« , les sénateurs Yves Détraigne et Anne-Marie Escoffier s’appuient sur les travaux du programme « Identités actives » de la Fing pour proposer ce que pourrait être, selon eux, un « droit à l’hétéronymat » :
« Chaque individu pourrait se forger de véritables personnalités alternatives, distinctes de la personnalité civile qui les exploite. Afin d’éviter que ce droit ne serve à commettre des infractions, ces identités alternatives pourraient être déposées auprès d’un organisme chargé de les gérer. En cas d’infractions par exemple, la justice pourrait demander l’identité civile de la personne. »
La proposition est clairement présentée comme exploratoire. Mais dans la mesure où elle s’éloigne assez nettement de ce que nous avions envisagé, quelques explications s’imposent.
Qu’entend-on par « hétéronymat » ?
L’expression, dans le sens qu’on lui donne ici, vient des pratiques littéraires. Historiquement, elle semble désigner le fait de publier sous le nom véritable d’une autre personne. Mais certains auteurs, tels Fernando Pessoa qui l’a même théorisé, ont inventé des pseudonymes qu’ils ont dotés d’une vie, d’une histoire, d’un itinéraire. C’est aujourd’hui le sens qu’a pris l’hétéronymat : celui de pseudonymes riches, durables, crédibles.
La différence avec l’anonymat, bien sur, est que l’auteur est nommé et reconnaissable – mais ce nom ne correspond pas à son identité civile. La différence avec le pseudonymat est de degré : l’hétéronyme s’inscrit dans le temps, il s’invente une histoire passé et se construit une réputation, des relations, une œuvre, bref une existence dense et autonome.
En ligne, on pourrait dire qu’un pseudo devient hétéronyme quand il existe de manière cohérente pendant longtemps et sur plusieurs sites, quand il commence à se raconter comme une personnalité à part entière et plus encore, quand il acquiert une capacité de transaction, marque de la confiance. Imaginons par exemple qu’un pseudonyme d’eBay puisse, fort de sa réputation d’acheteur ou de vendeur, publier des articles de blog ou acheter sur d’autres plates-formes : nous tomberions alors du côté de l’hétéronyme. Et on voit bien qu’il pourrait y avoir besoin, pour rendre cela possible, de donner quelques droits à l’inventeur de ce pseudo : celui de le protéger, d’en défendre l’image, d’emporter de site en site certaines de ses caractéristiques…
Quels problèmes la proposition sénatoriale pose-t-elle ?
La réflexion des sénateurs part d’un bon sentiment. D’une part, pour protéger la liberté d’expression ainsi que la vie privée, il faut faciliter la séparation entre identité civile et identité numérique. D’autre part, la société conserve le droit de rechercher les auteurs d’actes délictueux, y compris en levant leur masque.
Mais les auteurs du rapport en déduisent qu’un « organisme », a priori public (sinon il s’appellerait autre chose et ne se désignerait pas au singulier), conserverait la clé du lien entre hétéronyme et identité civile. Et là, de deux choses l’une :
- Soit le dépôt de cette clé de correspondance serait obligatoire – ce que le rapport ne propose pas mais que le sénateur Détraigne semblerait imaginer dans de récentes interventions publiques. Sous couvert de protéger les individus, nous créerions alors une base de données unique au monde de tous les pseudonymes (et hétéronymes, mais la différence n’apparaît souvent que dans le temps)… L’éclat de rire (jaune), comme celui de Laurent Chemla, serait alors de rigueur.
- Soit ce recours à l' »organisme » serait facultatif, et alors on peut se demander à quoi servirait un tel dispositif. Dans le cadre du projet Prodoper (PROtection des Données PERsonnelles) du CNRS, la chercheuse Louise Merzeau nous propose une piste : celle des « pseudos certifiés », qui permettraient d’agir en ligne sous une identité de synthèse, mais dont certaines caractéristiques seraient garanties par un tiers de confiance : je ne vous dis pas qui achète, mais je vous garantis sa solvabilité ; je vous confirme que cette personne dispose d’un droit, mais sans vous donner son nom… La même technique pourrait permettre à un individu d’intervenir au nom de son employeur, par exemple, sans signer de son nom. Dans de tels cas, on ne voit pas précisément pourquoi le tiers de confiance (s’il est de confiance) devrait être public, ce que propose pourtant Louise Merzeau. L’hypothèse selon laquelle l’Etat inspire naturellement confiance (et plus encore, mérite cette confiance) paraît aujourd’hui hasardeuse.
Et nous, qu’avions-nous en tête ?
En proposant de parler d’hétéronymat, nous pensions plutôt à un ensemble flou d’outils, de services, et peut-être de concepts juridiques destinés à favoriser certaines pratiques émergentes, utiles et fragiles : le découplement entre identités numériques et identité civile, bien sûr, mais aussi le cloisonnement entre différentes « personnalités » autonomes. Il s’agit de faciliter, d’une part, la protection de son cercle privé par la diversification des manifestations de soi, mais également l’exploration de soi au travers de différentes manières d’être.
Les « pseudos certifiés » de Prodoper, ou la « carte d’identité blanche » promue par Yves Deswarte, constitueraient des cas limites où, pour protéger son intimité, un tiers s’engage pour le compte de l’individu.
Mais on pourrait imaginer bien d’autres possibilités :
- Nous citions plus haut l’idée de réutiliser un pseudo disposant quelque part d’une excellente réputation (un vendeur d’eBay, un commentateur d’Amazon, un maître de guilde de World of Warcraft, un auteur d’Agoravox…), et de l’importer dans d’autres contextes. Cette portabilité pourrait devenir une revendication, comme on le voit aujourd’hui à propos des sites de réseaux sociaux. On verrait également vite émerger le besoin de pouvoir agréger les manifestations d’un même pseudo pour les faire apparaître ensemble sur un même espace, donnant alors de la chair à l’hétéronyme.
- Autre piste, celle d’assembler des « personnalités numériques » à partir de briques personnelles, certaines réelles, d’autres pourquoi pas fictives. Après tout, c’est ce que nous faisons quand nous sélectionnons et mettons en scène certaines informations plutôt que d’autres en direction d’un employeur, d’un conjoint potentiel sur un site de mise en relation, de ceux qui partagent avec nous une passion, etc. Cette pratique pose alors la question de notre propriété sur nos espaces, données et profils personnels disséminés de par le Net, ou au moins de la possibilité de les réutiliser à d’autres fins que celles qu’imaginent les opérateurs de services.
- Dans les deux cas, d’autres questions juridiques peuvent se poser, telles, par exemple, que le droit à l’image d’un hétéronyme : que faire si quelqu’un le diffame et entame sa crédibilité, voire son crédit économique ?
Certes, toutes ces idées ne répondent pas à la question que peut se poser la justice : comment imputer à quelqu’un la responsabilité de propos ou de pratiques délictueuses, s’il ou elle se cache derrière un masque ? Mais la justice répond à ce problème depuis des siècles, sans base de données centrale. Elle a déjà su s’adapter à l’ère numérique, sans en avoir besoin non plus. Qu’il faille un peu d’effort, même à la justice, pour retrouver le responsable d’un acte, constitue tout de même une garantie dont nous ne devrions pas nous priver.
Ainsi, l’hétéronymat des sénateurs n’aurait-il de commun avec le notre que… l’homonymie…
Daniel Kaplan
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Je saute sur ce post-brillant pour faire un peu de prmotion, si il en est besoin au Poète exceptionnelle qu’est Fernando Pessoa, le poète de l’heteronome
L’heteronymie a été magnifié par ce poète portugaisPessoa (uma pessoa signifie une personne en portugais) dans ces différents ouvrages. « les Heteronymes » (traduit en français) regroupe ces écrits de la même personne sous ses différentes personnalités. Ce poète dont la statue pose à la terrasse du café Brasileira à Lisbonne, écrit sous la plume d’ « Alberto Caeiro, qui incarne la nature et la sagesse païenne ; Ricardo Reis, l’épicurisme à la manière d’Horace ; Alvaro de Campos, le « modernisme » et la désillusion » et Bernardo Soares le littéraire .(Wikipedia)
Bravo de rattacher ces enjeux critiques entre « l’identité active », identité réelle et public, notre droit à la liberté à la littérature. Ces enjeux se rattachent à une continuité et aux évolutions humaines.
Un passage que je trouve inspirant et qui pourra inspirer les innovateurs et autre décideurs
« « S’il est un fait étrange et inexplicable, c’est bien qu’une créature douée d’intelligence et de sensibilité reste toujours assise sur la même opinion, toujours cohérente avec elle-même. Tout se transforme continuellement, dans notre corps aussi et par conséquent dans notre cerveau. Alors, comment, sinon pour cause de maladie, tomber et retomber dans cette anomalie de vouloir penser aujourd’hui la même chose qu’hier, alors que non seulement le cerveau d’aujourd’hui n’est déjà plus celui d’hier mais que même le jour d’aujourd’hui n’est pas celui d’hier ? Être cohérent est une maladie, un atavisme peut-être ; cela remonte à des ancêtres animaux, à un stade de leur évolution où cette disgrâce était naturelle.
Un être doté de nerfs moderne, d’une intelligence sans œillères, d’une sensibilité en éveil, a le devoir cérébral de changer d’opinion et de certitude plusieurs fois par jour». »
Sur Fernando Pessoa
http://www.librairie-compagnie.fr/portugal/auteurs/pessoa.htm
Merci pour ce billet qui prolonge et enrichit le débat.
Pouvez-vous supprimer la mention « juriste » attachée à mon nom : je suis chercheur en infocom et non en droit, et je m’en voudrais d’usurper une identité qui n’est pas la mienne…
Louise Merzeau
Louise, c’est corrigé ! Vous êtes désormais « chercheuse » – avec nos excuses !