Souvent, la réponse aux inquiétudes concernant la confidentialité de nos données consiste à dire que « ceux qui ne transgressent pas la loi n’ont rien à se reprocher » : nous n’avons rien à craindre de la collecte massive de données. La vie privée, finalement, n’est qu’un problème de vieux cons. Qu’importe si les caméras de surveillance nous filment, si nos communications sont écoutées, si nos activités sont enregistrées, si nos déplacements sont surveillés, si nos achats sont tracés… : les bons citoyens, employés, consommateurs que nous sommes n’ont rien à se reprocher de cette surveillance généralisée qui n’a pour but que de déjouer ceux qui contournent les règles communes, ceux qui s’en prennent à notre sécurité collective. C’est l’argument bien connu de la chasse aux terroristes, aux pirates, aux hackers, aux spammers, aux déviants… qui autorise la surveillance de toutes les communications, le filtrage et le bridage de l’internet ou le contrôle des déplacements…
Cette position serait simple à accepter si elle n’était pas si réductrice. Dans un remarquable article, le juriste américain Daniel Solove (blog) – professeur de droit à l’école de Loi de l’université George Washington, auteur notamment de The Digital Person : Technology and Privacy in the Information Age (La personne numérique : technologie et vie privée à l’âge de l’information), de The Future of Reputation (l’avenir de la réputation) et du récent Understanding privacy (Comprendre la vie privée) – la déconstruit de manière méthodique. Pour lui, l’enjeu de la protection de la vie privée est plus complexe que ce que le « rien à cacher » ne le laisse entendre. L’argument du « je n’ai rien à cacher » signifie souvent « je me moque de ce qui arrive, tant que cela ne m’arrive pas à moi ».
L’argument met en balance deux entités qui n’ont pas le même poids : d’un côté, il y a le citoyen, de l’autre il a le pouvoir exécutif ; d’un côté, il y a l’employé, de l’autre l’employeur ; d’un côté, il y a le consommateur, de l’autre le commerçant ou le banquier… D’un côté, il y a le faible, de l’autre le fort. Des gens qui prennent des décisions pour nous, qui peuvent changer les règles unilatéralement, qui peuvent nous considérer comme de bons ou de mauvais clients, de bons ou de mauvais « risques », qui gèrent des conflits d’intérêts pour nous et à notre place – sur la base des informations dont ils disposent, d’informations qui peuvent être erronées, voire d’informations que nous ne savons pas qu’ils ont. La relation proposée dans l’argument du « je n’ai rien à cacher puisque je ne transgresse pas la règle » est toujours inégale, inéquitable.
Ce n’est donc pas seulement du gouvernement ou de l’administration que nous attendons le respect de notre vie privée, mais également de tous ceux qui ont un pouvoir sur nous : notre employeur, nos concurrents, nos voisins peut-être… Quand bien même nous clamerions toutes nos activités sur la place publique des sites sociaux – à destination d’amis, de connaissances, de relations -, nous ne voulons pas laisser le soin à des organisations, sur lesquelles nous n’avons pas prise, de gérer les règles qui régissent nos vies.
Le danger n’est pas la surveillance généralisée, mais l’absurde d’une société oppressive
Il est vrai que les numéros de téléphone que l’on compose sur son mobile ou le contenu même de ces conversations ne sont souvent pas considérés comme intimes… Quand bien même la collecte et l’exploitation de ces informations dévoileraient des choses intimes, les gens ont l’impression que seules des personnes dûment habilitées (que l’on suppose soucieuses de la dignité des citoyens) ou des programmes informatiques y auront accès, explique Solove. Et puis, la valeur de la sécurité paraît souvent supérieure à celle de la vie privée : alors que la valeur de la vie privée est basse (parce que l’information n’est pas très sensible dans son ensemble), celle de la sécurité est forte (et sensible pour tous). Dans cette balance les arguments n’ont pas le même poids.
Mais les problèmes qu’une pratique généralisée de collecte d’informations sont en fait d’une autre nature.
« On utilise souvent la métaphore de 1984 de Georges Orwell pour décrire les problèmes créés par la collecte et l’usage de données personnelles. La métaphore d’Orwell, qui s’intéresse aux instruments de la surveillance (comme l’inhibition ou le contrôle social), décrit bien le renforcement de la surveillance par des citoyens. Mais la plus grande partie des données conservées dans des bases de données (comme le genre, la date de naissance, l’adresse, le statut marital…) ne sont pas particulièrement sensibles. La plupart des gens se moquent de cacher l’hôtel où ils ont séjourné, les voitures qu’ils possèdent ou ont louées, ou le type de boissons qu’ils ont bues. Les gens ne font pas d’effort pour garder ces informations secrètes. La plupart du temps, l’activité des gens ne sera pas inhibée par le fait que les autres connaissent ces informations.
(…) Je suggère d’utiliser une autre métaphore pour comprendre ces problèmes : celle du Procès de Kafka, qui décrit une bureaucratie aux objectifs confus qui utilise l’information sur les gens pour prendre des décisions à leur égard en niant leur capacité à comprendre comment leur information est utilisée. Le problème que saisit la métaphore de Kafka est différent de celui que cause la surveillance. Il relève du processus de traitement de l’information (le stockage, l’utilisation ou l’analyse des données) plutôt que de sa collecte. Le problème ne réside pas tant dans la surveillance même des données, mais dans l’impuissance et la vulnérabilité créée par une utilisation de données qui exclut la personne concernée de la connaissance ou de la participation dans les processus qui le concernent. Le résultat est ce que produisent les bureaucraties : indifférences, erreurs, abus, frustrations, manque de transparence et déresponsabilisation. Un tel traitement affecte les relations entre les gens et les institutions d’un Etat moderne. Il ne se limite pas à frustrer l’individu en créant un sentiment d’impuissance, mais il affecte toute la structure sociale en altérant les relations que les gens ont avec les institutions qui prennent des décisions importantes sur leur existence. »
Image : Anthony Perkins alias Joseph K dans le Procès de Kafka adapté par Orson Welles, via LaternaMagika.
Pour le dire simplement : comment peut-on être certain de n’avoir rien à se reprocher ? Et si les règles changeaient ? Et si plusieurs personnes qui disposent d’un pouvoir sur nous les interprétaient différemment, ou appliquaient des règles différentes ? Et si, surtout, on ne pouvait jamais être certain de savoir qui applique quelles règles, et de quelle manière ? Dans un tel cas, le problème que pose un usage abusif des données personnel n’est pas tant la perte objective de certaines libertés, que la destruction de la confiance sociale et de ce fait, une inhibition généralisée : on n’ose plus inventer, plaisanter, transgresser, essayer, critiquer… de peur que quelqu’un qu’on ne connaît pas puisse un jour en venir à nous le reprocher, pour des raisons mystérieuses.
Autrement dit, l’argument du « rien à cacher » se fonde sur une conception de la vie privée comme un droit individuel qui interfère ou entre en conflit avec le bien commun ou d’autres types d’intérêts sociaux. Mais ce qui précède montre, selon Solove, que les intérêts de l’individu et de la société ne sont pas nécessairement distincts. Les libertés civiles, la protection de l’individu, le respect de sa personne, forment les bases d’une certaine forme de lien social, d’un substrat de confiance qui permet à la société de fonctionner. La vie privée n’est alors pas un moyen de s’extraire du contrôle social, mais est une forme de contrôle social qui émerge des normes de la société. « La vie privée a une valeur sociale. Même quand elle protège l’individu, elle le fait pour le bien de la société. »
Solove en déduit une taxonomie de la vie privée comptant 4 catégories de problèmes. Ceux relatifs :
- à la collecte des données (la surveillance, l’interrogation…),
- aux processus d’exploitation des données (l’agrégation, l’identification, la possible insécurité engendrée par le processus, l’exclusion – c’est-à-dire l’impossibilité à avoir accès à l’usage qui est fait de ses données -…),
- à la dissémination abusive des données (la distortion, la rupture de confidentialité…),
- et à l’invasion délibérée de la vie privée (comme l’intrusion).
L’enjeu de la vie privée, c’est la tension démocratique entre le fort et le faible
Tous les problèmes de vie privée ne sont pas égaux, explique encore Solove. Il nous faut comprendre la vie privée d’une manière pluraliste. Pour la grande majorité des gens, leurs activités ne sont ni illégales ni embarrassantes. Seulement, la vie privée ne se résume pas à cacher des choses inavouables, mais par exemple, et aussi, de limiter l’accès à des informations personnelles. Or, la surveillance par les données (la « Dataveillance » comme l’a proposé Roger Clarke) consiste en une utilisation systématique de systèmes de données personnels pour enquêter ou surveiller les actions ou les communications des gens.
Le problème dans les programmes de surveillance et de fouille de données repose surtout sur le fait que nous ne sachions pas précisément ce qu’il révèlent de nous, quelles sont les données qui sont utilisées et dans quel but. Comme l’illustre Kafka, le problème ne relève pas tant de la surveillance même des données, que de l’impuissance et de la vulnérabilité créée par cette exploitation qui exclue la personne concernée du processus qui la concerne au premier chef.
Image : Anthony Perkins alias Joseph K dans le Procès de Kafka adapté par Orson Welles, via LaternaMagika.
Ce type de surveillance par les données pose un problème structurel relatif à la façon dont les gens sont traités par les institutions en créant un déséquilibre entre le pouvoir des individus et celui de la puissance qui collecte les données. Elle pose surtout des questions sur la puissance des sociétés et organisations qui jouent de nos données, comme c’est le cas par exemple de la réutilisation de nos données, dans un but différent que celui pour lesquels ont les a collectées, sans le consentement des personnes.
Le fait qu’un gouvernement doive se justifier devant la justice par exemple pour utiliser certaines données ou enregistrer des conversations permet de savoir ce qu’il en fait et met des limitations légales à ce qu’il peut ou ne peut pas faire. En revanche, la vie privée est de plus en plus mise sous observations par des petites données qui s’additionnent les unes les autres, se croisent et se démultiplient… et, de celles-ci, nous n’avons nulle connaissance.
L’argument du rien à cacher « s’impose en excluant l’examen d’autres problèmes relatifs à la vie privée posés par la surveillance gouvernementale ou par les programmes d’exploration de données. Il force le débat à se concentrer sur une conception étroite de la vie privée. Mais face à la pluralité des problèmes de vie privée que cause la collecte de données et leur utilisation au-delà de la surveillance et la divulgation, l’argument du rien à cacher, à la fin, n’a rien à dire ».
C’est donc bien dans une tension démocratique, dans un rapport de force mais aussi de confiance que se situent la confidentialité des données et le respect de la vie privée. Plutôt que d’agir à court terme et avec avidité, en cherchant à restreindre les libertés par le développement d’outils de surveillance généralisés, nous avons plutôt besoin que les règles et les recours soient mieux établis. Si l’on veut faire de la collecte massive, développer la vidéosurveillance, enregistrer tous les déplacements de chacun, développer le fichage, il est indispensable qu’en contrepartie nous ayons un meilleur accès à la collecte de données, de meilleures garanties quant aux règles qui régissent les processus afin qu’elles ne puissent être changées unilatéralement par exemple, de meilleures assurances et protections quant à la dissémination ou l’invasion.
Force est de constater que nos sociétés n’en prennent pas le chemin.
Hubert Guillaud
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Légende d’une image :
Image : Anthony Perkins alias Joseph K dans le Procès de Kafka adapté par Orwell, via LantenaMagika.
Orwell ?
Le titre du billet sur LanternaMagika (et non LantenaMagika! ) est
Le Procès (The Trial) d’Orson Welles
Merci k.tasse.trof, c’en est effectivement une.
Merci de défendre la vie privée à l’heure de la mise en place par décret (qui peut ne pas passer, l’espoir est encore permis) de fichiers chargés de répertoriés les citoyens « susceptibles de représenter une menace à l’ordre publique » et leurs proches, fichiers accessibles sans besoin de mandat ou de commission rogatoire par les policiers.
Souvenons-nous de Feliks Dzierżyński, fondateur du KGB, qui disait : « Si vous n’avez rien à vous reprocher, alors pourquoi voudriez vous nous cacher quelque chose? ».
Beaucoup de citoyens russes n’avaient rien à se reprocher, mais l’état leur trouvait facilement quelque chose quand ils ne faisaient pas, avec entrain, l’apologie de la révolution sociale et du Parti.
Les parallèles avec l’URSS deviennent de plus en plus faciles, de plus en plus inquiétants… Il suffit de remplacer « ces cochons d’impérialistes » par « ces enfoirés d’anarcho-autonomes ultra-gauchistes » (ou « ces salopards d’auvergnats »); les camps en moins, le chômage en plus, la misère qui reste; et on ne voit plus de différence.
Derrière ce débat sur la vie privée, c’est notre mémoire que l’on collecte.
On ne nous vend pas des services ou des données ; c’est nous qui vendons nos mémoires.
Superbe billet Hubert ; c’est quand que tu publie un livre, un vrai 🙂
je voulais dire « des services ou des objets » et non « des services ou des données »
Article saisissant sur la nécessité d’un contrat sur le contrôle.
Merci de ce travail sur Solove, très éclairant.
J’ajouterai aussi que les personnes qui n’ont rien à cacher doivent être désespérément ennuyeuses…
Cet article a été repris par LeMonde.fr.
Le Cardinal Richelieu disait : « Qu’on me donne six lignes écrites de la main du plus honnête homme, j’y trouverai de quoi le faire pendre. » C’est triste qu’il ait dû travailler avec aussi peu. De nos jours, il aurait pu avoir accès aux déplacements, conversations et achats de l’homme en question sur les dix dernières années.
Quand à « l’argument du rien à cacher », je n’ai jamais compris comment qui que ce soit pouvait y souscrire. Ça ne viendrait à l’idée de personne d’accepter que, sous prétexte que vous n’y faites rien de mal, l’Etat mette des caméras dans les toilettes publiques pour débusquer d’éventuels toxico ou dans les chambres d’hôtel pour prendre en flagrant délit d’hypothétiques pédophiles.
H.S : La plupart des trackbacks (identi.ca, artxtra.info) ne servent à rien et rendent plus pénible la lecture des commentaires.
N’importe quel anthropologue vous dira que le mensonge est inhérent à toute société humaine. Le mensonge ou l’omission d’informations sont nécessaire, c’est une condition de la paix sociale (un monde où tout le monde dit ce qu’il pense en permanence, où tout le monde sait tout de l’autre, tourne vite au cauchemar et à l’autodestruction).
La divulgation permanente de nos infos, même les plus privée, via le net, me semble un chemin vers l’horreur…
excellent article !
Très intéressant billet, sur un thème essentiel qui mérite son lot de débats, discussions, propositions – et surtout de regard critique ! Ça fait parfois un peu défaut, entre l’optimisme des uns et la terreur des autres…
Sinon, pour un deuxième épisode de corrections orthographiques ras-la-casquette, c’est « Laterna » sans N, pas « LaNterna » 🙂 – Corrigé, merci ! – HG
Eric Schmidt, le patron de Google, vient de tomber dans le piège de confondre les deux, rapporte Tristan Nitot.
Merci pour cet excellente analyse.
Elle me donne à penser que le phénomène que vous décrivez est peut-être la raison, ou au moins une des raisons, qui fait que je me sens beaucoup moins en sécurité en présence de forces de police que lorsqu’elles sont absentes, même dans des endroits réputés « dangereux ».
En parlant autour de moi, je ne suis pas le seul…
Solove synthétise ses arguments dans une remarquable tribune sur The Chronicle.