Géo-ingénierie, l’ultime recours ? (3/3) : Ultimes précautions ?

Si la géo-ingénierie est un pari très risqué, pour de nombreux chercheurs, comme on l’a vu précédemment, y recourir peut s’avérer un jour un mal nécessaire. Sachant que de toute façon on n’échappera pas aux dangers et aux incertitudes, comment classifier les différentes technologies envisagées en fonction de la sûreté (relative) qu’elles offrent ? En effet, il faut pouvoir mesurer le niveau de dangerosité des solutions. Pour cela, le rapport de la Royal Society a mis en avant des conditions, telles que l’encapsulation et la réversibilité.

L’encapsulation oppose les technologies qui sont mises en oeuvre par des dispositifs locaux précis et celles qui impliquent de répandre quelque chose dans la nature. Par exemple, explique le rapport, installer des systèmes de capture du carbone dans l’air comme des arbres artificiels, ou même des miroirs dans l’espace, est plus éthique que lâcher des particules dans la haute atmosphère ou « fertiliser les océans« , car en cas de problème il est impossible de désactiver les milliards de poussières répandues dans l’air ou dans l’eau.

La réversibilité est une autre précaution du même ordre. S’assurer qu’en cas de catastrophe, les systèmes géo-ingénieriques cesseront de faire effet dès qu’ils seront désactivés. Les sulfates projetés dans la haute atmosphère pourraient par exemple mettre du temps à cesser d’agir si on arrête le projet (et ne parlons même pas du phénomène de réchauffement accéléré que nous avons mentionné dans la partie précédente !).

Ces précautions mises en place, les conclusions du rapport sont claires : non seulement la géo-ingénierie ne saurait être qu’une procédure d’urgence, mais de nouvelles recherches sont nécessaires avant d’entreprendre la moindre action dans ce domaine.

« Il est clair qu’il n’existe pas de données suffisantes pour qu’il soit possible de prendre des décisions bien informées sur l’acceptabilité de toute technique de géo-ingénierie potentiellement susceptible d’apporter une contribution significative à la limitation des transformations anthropogéniques du climat (…). Bien plus de recherches sur la faisabilité, l’efficacité, le coût, les impacts environnementaux et les conséquences potentielles de toutes ces méthodes sont nécessaires avant de pouvoir les évaluer correctement ».

Pour certains cependant, même ces formulations prudentes vont déjà trop loin. Pour le groupe écologiste et activiste ETC : « toute expérience grandeur nature n’est rien moins que de la géopiraterie ; elle devrait donc être tout bonnement interdite ». Même l’idée de recherches « fondamentales » supplémentaires serait anathème :« La science est l’opium du décideur politique. Elle n’est jamais indépendante des valeurs et d’un contexte politico-économico-écologique. Au cours de la dernière décennie en particulier, les relations denses et imbriquées qui lient la science au monde des affaires, à la politique et à la société en général ont été mises en lumière, mettant fin à l’ère de « la foi aveugle envers les hommes en blouse blanche ». »

Pour ETC, toute idée, d’une pratique de la géo-ingénierie susceptible de nous faire gagner du temps est une simple manœuvre pour nous permettre de continuer à polluer plus, malgré l’insistance des auteurs du rapport (mais aussi de gens comme Cascio ou Loveloc, comme nous l’avons vu dans la première partie) sur la nécessité de mettre tout en œuvre pour éviter la pollution carbonique : il ne s’agit pour ETC que d’une excuse, d’une précaution oratoire, un « conte de fées ».

Même en dehors de groupes intransigeants comme l’ETC, nombreux sont ceux qui soulignent que le fait de s’interroger sur la possibilité d’utiliser la géo-ingénierie n’en vienne malgré tout à favoriser des attitudes imprudentes. Ainsi, Richard Jones, l’auteur de Soft Machines s’interroge sur les risques de hasard moral, expression d’assureur qui désigne le comportement de quelqu’un qui devient imprudent lorsqu’il pense bénéficier d’une protection relative. L’exemple type en est un motard qui va rouler plus vite parce qu’il possède un casque.

Comment la guerre du climat va commencer ?

Les effets des diverses techniques de manipulation du climat ne sont pas nécessairement distribuées de manière égale selon les régions du globe. Cela pourrait amener certaines nations à être « sacrifiées » pendant le processus. Par exemple, précise Jamais Cascio, l’envoi de sulfates dans la haute atmosphère pourrait laisser les températures estivales en Inde toujours aussi élevées, et même les augmenter ! … De telles conséquences impliquent que les techniques de géo-ingénierie pourraient, demain, être également utilisées comme armes.

Ce n’est pas la première fois qu’on essaie de manipuler le climat à des fins militaires. A la fin des années 70, l’opération Popeye lancée par le Pentagone avait déjà pour but d’augmenter la fréquence des moussons au Vietnam afin de gêner les partisans Vietcongs

Toujours selon Cascio : « L’usage offensif de la geo-ingénierie pourrait prendre plusieurs formes. La prolifération d’algues peut stériliser de vastes régions de l’océan, détruisant pêcheries et écosystèmes locaux. Le dioxyde de soufre peut provoquer des problèmes de santé s’il retombe de la stratosphère. Un projet envisage d’amener les eaux froides des profondeurs dans le but explicite de détourner la trajectoire des ouragans. Certains acteurs pourraient même développer des projets de contre-géo-ingénierie afin de ralentir ou altérer les effets d’autres entreprises. »

On le voit. Il suffirait d’un projet mal maîtrisé pour provoquer l’escalade.

Problème : la géo-ingénierie est accessible à (presque) tous !

Le problème du contrôle politique est accentué par le fait, que, contrairement à ce qu’on pourrait croire, la géo-ingénierie ne coute pas si cher. Elle peut être entreprise unilatéralement par une petite nation, ou même par un individu très riche !

Du coup, pas la peine d’imaginer que le grand Satan américain serait seul à pouvoir se lancer dans l’entreprise démoniaque de changer le climat. Les initiatives peuvent venir de n’importe quelle nation, pour des motifs parfois futiles. La Chine avait ainsi sereinement envisagé en 2008 de manipuler la météo pour s’assurer que les Jeux olympiques de Pékin se déroulent agréablement sans chute intempestive de pluie ! Des canons étaient pointés vers le ciel, prêts à projeter sur les nuages de l’iodure d’argent et de la glace afin de faire tomber la pluie avant qu’elle n’inonde le stade. Les chercheurs chinois, sous la houlette de Zhang Qian, à la tête du Bureau de modification du Temps, envisageaient également d’injecter dans les nuages de l’azote liquide, afin de réduire la taille des gouttes d’eau, car plus celles-ci sont petites, moins la pluie à de chances de se produire.

Autre exemple, tout récemment, une compagnie nommée Climos s’est lancée dans une expérience de fertilisation des océans avec le soutien des gouvernements indiens et allemands. Le but était d’ensemencer avec des particules métalliques un espace de 300 km² près de l’Antarctique. Cette expérience pourtant limitée dans l’espace et le temps avait suscité inquiétude et contestation dans les milieux écologistes, car elle allait, selon eux, à l’encontre d’une directive de la conférence de l’ONU sur la biodiversité, qui avait décidé en 2008 d’un moratoire sur la fertilisation des océans. Cela n’a finalement pas empêché l’expédition d’avoir lieu, et, au final, les adversaires de la géo-ingénierie ont dû plutôt être satisfaits par les résultats des chercheurs, puisqu’il semble avoir été établi à cette occasion que l’efficacité de cette technologie dans le domaine de la réduction du CO² atmosphérique était en réalité négligeable.

La capture du carbone au large des archipels du Crozet
Image : La capture du carbone par la technologie de fertilisation conduite par l’expédition Polarstern de Climos au large de l’archipel du Crozet s’est révélée beaucoup moins efficace que prévue, rapporte Wired.

Climos ne sera probablement pas la seule startup à se lancer dans la géo-ingénierie. En 2007, le fameux Richard Branson, s’en est mêlé, et propose carrément un prix de 25 millions de dollars à quiconque « peut démontrer à la satisfaction du jury la conception d’un système commercialement viable susceptible de supprimer les gaz atmosphériques à effet de serre d’origine humaine, et ainsi contribuer à la stabilité du climat terrestre. »

La géo-ingénierie pourra-t-elle être appropriée par les citoyens, comme ça a été le cas avec les TICs, et peut être demain avec la biotechnologie ou la cognition ? Cette fois-ci les choses ne seront sans doute pas aussi faciles. Si l’on désire faire face à une urgence du réchauffement, il faudra peut-être en effet se tourner vers des approches massives capables de se déployer très vite sur une très grande échelle et fournir des résultats à relativement court terme ; c’est précisément cette approche top-down qui caractérise la plupart des projets de géo-ingénierie. Même s’il existe des technologies « locales »,comme l’enfouissement généralisé des déchets agricoles, susceptibles d’être mises en oeuvre par des milliards d’individus, et non par quelques gros acteurs, celles-ci nécessiteraient, pour être assez rapides, une incroyable coordination internationale (et donc probablement une énorme centralisation administrative !), telle qu’on en a jamais vu à l’heure actuelle. C’est pourquoi il parait difficile d’imaginer une géo-ingénierie distribuée, décentralisée. La géo-ingénierie n’est pas un « vote » dont les résultats, souhaitables ou non, émergent d’une multitude de choix individuels. C’est l’application d’une méthode censée donner un résultat mesurable, prévisible et répétable au niveau planétaire ou en tout cas régional : c’est, comme son nom l’indique, une pratique d’ingénieur, et non un pari sur l’avenir.

Mais une telle approche « mécaniste » peut elle se révéler adéquate ? Ne risque-t-elle pas, à l’instar des plans quinquennaux d’autrefois, de se briser contre la vague des « phénomènes émergents » ?

Nous savons depuis longtemps qu’une telle vision top-down n’est pas adaptée à la logique des systèmes complexes qui gouvernent tant l’écologie que l’économie ou la psychologie. En ce sens, la géo-ingénierie pourrait apparaitre comme une survivance d’une pensée très XIXe siècle, très orientée vers les grands travaux. Mais peut être annonce-t-elle au contraire le retour d’une conception « planifiée »‘ qui marque les limites du discours sur l’intelligence distribuée et collective, la toute-puissance de l’idée de réseau que Jaron Lanier a ironiquement surnommé le « maoïsme digital« . Si la situation écologique est vraiment aussi dramatique que certains l’affirment (notamment James Lovelock), peut-être faudra-t-il revenir à une politique de grands travaux et d’action collective coordonnée.

Mais qui pourrait mettre en place un tel plan ? On l’a vu, il n’existe aucun obstacle technique à la mise en oeuvre de la géo-ingénierie de manière unilatérale, par des nations de puissance moyenne ou même par le secteur privé. Mais de telles actions déclencheraient sans doute trop de conflits et de haines pour se révéler viables au long terme. Il est probable qu’en ce cas, les « guerres du climat » craintes par Jamais Cascio ne tarderaient pas à éclater. L’ONU, de son côté, n’est guère représentative de la population mondiale. Peut être le grand défi de la géo-ingénierie est-il la mise en place de systèmes de gouvernance démocratique à l’échelle planétaire, qui seuls pourraient être légitimés à entreprendre (ou interdire) des opérations d’une telle ampleur. A ces interrogations, seul l’avenir, qu’on n’espère pas trop court, pourra répondre.

Initier le débat avec des crèmes glacées

En attendant cet utopique gouvernement mondial, des débats publics, comme ceux existant sur la nanotechnologie ou sur les biotechnologies, seront-ils utiles ? Peut être, mais ils devront dans ce cas se dérouler à une échelle internationale pour avoir la moindre valeur. Et sans doute sera-t-il aussi nécessaire de changer le mode de fonctionnement de ces débats pour cesser d’attirer toujours le même type de public et donc générer le même type de conclusion. Car on peut sur ces questions faire réagir les gens autrement.C’est précisément, dans le cadre d’une réflexion sur la géo-ingénierie (en connexion avec la nanotechnologie), ce qu’ont fait deux étudiantes du Collège Royal d’Art de Londres, Zoe Papadopoulou et Cat Kramer, avec leur projet de nuage à la crème glacée

Inspirées par une conférence de Richard Jones (encore lui !) les étudiantes se sont demandées s’il n’était pas possible de fabriquer des nuages à la crème glacée : « Fabriquer de la glace en utilisant de l’azote liquide peut constituer une introduction amusante à la nanotechnologie – le refroidissement rapide donnant à la glace une structure nanométrique et une texture très lisse. Mais les particules nanométriques jouent également un rôle dans la formation des nuages et il est en principe possible de faire s’accumuler des nuages en injectant des nanoparticules artificielles dans l’atmosphère. Pourquoi ne pas combiner les deux pour obtenir des nuages parfumés à la crème glacée ? Et pourquoi ne pas installer l’équipement dans un vieux camion de marchand de glaces – une amusante machine mobile productrice de nuages parfumés ? »

Il s’agit bien sûr d’un concept à l’origine très poétique et non d’un vrai « projet technologique ». Comme l’explique Andrew Maynard ancien chercheur reconverti, pour employer ses propres mots, « dans la réalité alternative de la politique et de la communication scientifique« :

« Comme vous pouvez l’imaginer, le fossé entre le concept technologique et la réalisation est assez large dans ce cas. Il se passera un bon moment avant que vous puissiez voir (goûter ?) des nuages à la fraise dans la campagne anglaise – bien que le camion ait été complètement équipé pour démontrer comment la machine à nuages pourrait fonctionner. Mais tel n’était pas le but de l’exercice. Ce que Zoé et Cat ont essayé d’obtenir, c’est d’utiliser l’art et le design pour amener les gens à discuter des technologies émergentes.

(…) En discutant du projet, de la nanotechnologie et de la géo-ingénierie avec les amis et voisins de Zoé, j’ai été fasciné par l’aisance avec laquelle les conversations se sont multipliées au milieu des démonstrations du générateur de nuages et du diffuseur d’eau de puissance industrielle monté sur le toit du camion. En se servant du Van comme prétexte (…), les gens se sont mis à discuter des technologies émergentes et ce qu’elles signifiaient personnellement pour eux – sans avoir à y être forcés ».

Une démonstration qui montre en tout cas qu’on peut aussi construire des contextes ludiques pour discuter des implications concrètes de la géo-ingénierie…

Rémi Sussan

Le dossier, Géo-ingénierie, l’ultime recours ?

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0 commentaires

  1. Très bonne série d’articles. Mais…

    L’ingénierie appliquée à la Terre est un cauchemar. Déjà qu’appliquée à des choses simples et inventées par l’homme, ça plante, ça bug, et ça crash… Je le sais je suis ingénieur.

    Rien de ce qui prétend maîtriser les systèmes complexes n’est au point. Cerveau, économie, climat…

    Cerveau — Il n’y a pas d’intelligence artificielle. C’est un fantasme, et même un oxymore : quand c’est artificielle, c’est crétin. Heureusement que dans ce domaine les promesses non tenues sont sans impact.

    Economie — on est en plein dans la démonstration par l’absurde. Heureusement que les promesses non tenues ont un « faible » impact.

    Alors la géo-ingéniérie… un cauchemar.

    « Ce qui est simple est faux, ce qui ne l’est pas est inutilisable » écrivait Paul Valéry : les ingénieurs se fichent de l’inutilisable, ils ont besoin de modèles simples pour pouvoir agir avec détermination… et se tromper.