« Pourquoi sommes-nous si passifs à faire respecter nos droits ? »
« Dans une société de la requête, il est intéressant de se demander ce qu’il advient de toutes ces requêtes : quelles normes juridiques s’appliquent aux enregistrements, aux traitements et à l’accès de ces requêtes et si ces normes sauvegardent avec succès les intérêts les plus fondamentaux des utilisateurs des moteurs de recherche », explique Joris van Hoboken, de l’Institut pour le droit de l’information d’Amsterdam, qui a publié une thèse sur les moteurs de recherche et la liberté d’expression. La vie privée existe-t-elle encore dans un environnement où tout devient cherchable ?
Les utilisateurs ne savent pas que la loi leur accorde le droit d’accéder à toutes données personnelles enregistrées sur eux (article 12 de la directive européenne 95/46/CE : « les États membres garantissent à toute personne concernée le droit d’obtenir du responsable du traitement : […] connaissance de la logique impliquée dans tout traitement automatisé des données le concernant. ») « Pourquoi alors sommes-nous si passifs à faire respecter nos droits ? », s’indigne Hoboken. En rappelant l’affaire des logs d’AOL qui avaient permis d’identifier plusieurs centaines d’utilisateurs (comme cette dame voir « A qui appartiennent mes logs »), Hoboken rappelle que les données ne sont jamais complètement anonymes. Et de dénoncer l’opacité des moteurs de recherche – et de nos Etats – qui préconisent le stockage des données à des fins répressives. Le sort de la confidentialité réside dans le défi à tirer avantage des nombreuses lois sur la protection des données et dans notre capacité à les comprendre et à faire exercer nos droits.
Construire des alternatives
Michael Stevenson, étudiant au Département d’études des médias de l’université d’Amsterdam, a présenté une sélection de projets artistiques et activistes liés à la recherche sur le web.
Ainsi, IP-Browser cherche à créer une expérience de navigation alternative permettant de surfer sur des adresses IP proches de la votre. Shmoogle permet d’accéder aux résultats de Google de manière chaotique, bouleversant le saint ordre du PageRank. L’internet qui dit non, vous rappelle concrètement que vous ne devez pas utiliser Google en essayant de rendre votre navigation depuis Google insupportable. Le générateur de faute d’orthographe d’Erik Borra et Linda Hilfling est né en se rendant compte qu’introduire une faute d’orthographe sur le terme Tiananmen permettait d’obtenir des résultats contournant la censure sur ce terme dans l’index chinois de Google, permettant alors d’accéder à des images de la manifestation par exemple. Une manière de subvertir le correcteur orthographique et l’index de Google.
La ZAP Machine (vidéo) du collectif APFAB est une installation qui cherche les images qui, pour l’autorité que représente Google, correspondent aux mots que nous cherchons afin de les réintroduire dans d’autres contextes, afin de créer une tensions sur le sens des résultats que nous livre le moteur. Le « Maladie Disco » de Constant Dullaart consiste à utiliser la recherche d’images de Google par option de couleur pour interroger des termes de maladies en les mixant avec de la musique disco, permettant de faire contraster le fond et la forme de nos requêtes. The Anxiety Global Monitor utilise des cadres pour afficher des recherches d’images dans différentes langues, permettant de voir à quoi ressemblent des termes comme la peur en arabe, hébreu, anglais ou néerlandais… Cookie Monster d’Andrea Fiore a recueilli les cookies d’utilisateurs pour donner à voir leurs habitudes et leurs goûts. I love Alaska de Lernert Engelberts et Sander Plug a utilisé les données de requêtes libérées par AOL pour en faire une véritable histoire sous forme de petits films.
Pour le collectif Ippolita, auteur d’un livre sur La face cachée de Google, il faut arrêter de s’interroger pour construire et expérimenter des réponses… Celles-ci commencent par une attitude propice à l’éducation aux médias. Ainsi que dans une opposition au modèle industriel de la productivité : il faut construire une réponse sur un modèle convivial qui implique le maintien de l’autonomie, la créativité et la liberté. Pour répondre aux interrogations sur les risques que fait peser Google sur nos vies privées, le collectif Ippolita a d’ailleurs conçu SCookies, qui permet de partager ses cookies avec d’autres pour leurrer les moteurs et les sites web.
Libérez les silos de données !
Ingmar Weber, chercheur à Yahoo !, a présenté un point de vue assez iconoclaste et très personnel, consistant à demander la libération des logs de recherche. Le journal des actions de recherche des individus est une source puissante de données : qui permet de connaître l’évolution de la grippe ou le bar préféré des gens. Le problème si vous souhaitez construire un moteur de recherche, c’est que vous ne pouvez pas avoir accès à des journaux de recherches : les principaux moteurs de recherche accumulent leurs logs comme les avares assis sur des monceaux d’or, explique le chercheur. Il existe d’autres monticules d’ors ou silos d’informations fermés comme les appelle Weber : telles les données de connexion des téléphones mobiles ou de nos cartes de crédit qui pourtant pourraient permettre par exemple de prévoir les embouteillages ou de faire une cartographie de nos consommations…
Saurons-nous déverrouiller ces silos et en chasser les avares tout en respectant les questions évidentes de confidentialité et les éventuels abus ? Comment pourrions-nous tous contribuer aux journaux de recherche tout en nous protégeant des intrusions et des mauvais usages de nos données personnelles ? SCookies d’Ippolita apporte une solution de partage de données sans facteur terrifiant. Mais quelles autres innovations légales ou techniques pourraient nous permettre d’ouvrir les journaux de requêtes comme des biens publics ?
Comprendre la transmutation du langage en un marché global
L’artiste français Christophe Bruno travaille depuis longtemps à des projets artistiques qui interrogent notre manière d’utiliser les moteurs de recherche. Comme Epiphanies en 2001, inspirées des épiphanies de James Joyce qui se promenait à Dublin en notant des fragments de phrases entendues à la volée, l’installation de Christophe Bruno vole et assemble des textes au hasard des requêtes que les gens lancent sur Google. Fascinum, qui date également de 2001, était un programme qui allait chercher dans les différents sites régionaux d’actualités de Yahoo ! les images les plus regardées dans chaque pays, c’est-à-dire ce qui nous fascine le plus tout autour du monde. Avec Adwords Happening, Bruno s’attaque au capitalisme sémantique : il achète des mots via Google AdWord et les présente avec leur prix afin de nous faire prendre conscience que désormais chaque mot a un prix et peut être acheté.
En 2004, avec Human Browser, Bruno a fait le constat que les entreprises ont commencé à détourner les méthodes de Guerilla Marketing qu’utilisaient certains artistes conceptuels. Dans cette installation, des humains récitent des résultats de recherches faits par d’autres utilisateurs en temps réel. L’être humain incarne alors le World Wide Web.
Logo hallucination est un projet qui scanne les images du web à la recherche de logos et, quand il en trouve, adresse à ceux qui ont posté la photo un e-mail pour se plaindre d’une violation de copyright.
Son plus récent projet, le DadaMètre, s’inspire des travaux de Raymond Roussel, le précurseur du mouvement Dada, pour surveiller l’évolution du langage et des mouvements artistiques.
Manger Google !
Alessandro Ludovico, chercheur et artiste, éditeur du magazine Neural.it, célèbre pour ses projets Amazon Noir et Google will eat itself (Google va se manger lui-même, GWEI), est venu discuter de la vision très critique qu’il porte sur la firme de Mountain View.
Google établit des monopoles par son omniprésence, sa « coolitude » et par les fonctionnalités attirantes qu’il développe. La firme a un taux d’innovation accéléré grâce à des règles flexibles. En interne, la devise de leur organisation est la liberté et elle s’avère plutôt efficace. Extérieurement, les produits conçus sont clairs et convaincants. Leurs services sont amusants et attrayants, constate l’artiste.
GWEI est un hack qui consiste à concevoir de faux sites web qui souscrivent au programme Google AdSense, programme par lequel Google rémunère des publicités contextuelles aux clics. Ces revenus servent à acheter des actions Google. « Google nous donne de l’argent pour s’acheter lui-même », c’est tout le principe de ce Google qui se mange lui-même. « Après un certain temps de fonctionnement, Google a compris que nous cherchions à détourner son programme et nous a fermé nos annonces… » Ce qui n’a visiblement pas empêché le collectif de continuer l’expérience en ouvrant d’autres comptes… « Notre logiciel génère des clics frauduleux à chaque fois qu’un utilisateur accède à nos sites et envoie à Google des données, comme si l’utilisateur avait cliqué sur l’annonce. Notre logiciel simule le comportement d’utilisateurs. » C’est une expérience scientifique (et artistique) autour d’une faille de Google : qu’est-ce qui distingue un clic frauduleux d’un clic qui ne le serait pas ?
Comme s’en amuse leur auteur, il faudra 23 millions d’années au logiciel pour arriver à racheter les actions de Google. Ce qui fait que le projet ressemble bien plus à un pied de nez qu’à une fraude.
Les interfaces de Google – si propres, arrondies, simples, standards et si reconnaissables -, comme leur logo lisse, rond, brillant et familier, sont impénétrables. Alessandro Ludovico les qualifie d’interfaces en porcelaine. « Google sait très bien divertir les utilisateurs : en libérant régulièrement de nouveaux services, toujours plus efficaces. Via cette interface en porcelaine Google se présente comme un bien public. Les services et les interfaces nous hypnotisent, pour servir de la publicité qui reste le coeur de métier de Google. (…) Mais Google n’est pas un système naturel, il est un système économique. » La mission de Google est d’obtenir des informations pour les rendre universellement accessibles. Une mission comparable avec celle de la bibliothèque du Congrès, si ce n’est que cette dernière est un service public, ce que Google ne sera jamais. Il reste un service public privatisé : et la question est de savoir si c’est ce que nous voulons, si c’est ce à quoi nous voulons que nos services publics ressemblent…
« Le plus grand ennemi d’un géant est le parasite », conclut Alessandro Ludovico. « Nous devons commencer à décoder et éliminer ces mécanismes (…). Nous devons créer des anticorps aux interfaces de Google. »
Hubert Guillaud
Le dossier « Une société de la requête » :
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Magnifique
Le problème c’est que pendant que les services publics en sont encore à se demander où construire physiquement la prochaine Bibliothèque ou si il est bien prudent de diffuser la culture seur l’internet repaire des pédos-Nazis Terrroristes Google offre déjà les services que tout un chacun désire.
Si il y avait une alternative à Google on pourrait choisir mais ce n’est pas le cas, vous avez déjà essayé de remplacer Google par Bing un jour ? c’est à devenir dingue tellement Bing se plante 9 sur 10 pendant que Google trouve lui le résultat voulu même avec 15 fautes d’orthographe dans la requête.
Microsoft s’est assuré un monopole en imposant son produit aux utilisateurs via accords avec IBM. Google s’est construit un monopole en sortant des produits de qualité unanimement appréciés.
Article repris par LeMonde.fr.
Compliments !
Effectivement, cet article a été repris par LeMonde.fr, mais c’est surtout une histoire de partenariat ;-).
Autre exemple de subversion du moteur de recherche avec ces 14 variations autour de Google imaginées par Leonardo Solaas. Une autre façon de jouer avec l’algorithme de Google.