Les 7 bifurcations de la Réalité virtuelle (1/3) : Cyberspace ou Metavers ?

Demain les mondes virtuelsFin 2007, Rémi Sussan nous offrait une passionnante plongée dans les Mondes virtuels qui a donné lieu à publication d’un livre aux éditions Fyp : Demain, les mondes virtuels.

Avec les 7 bifurcations de la Réalité virtuelle, Rémi Sussan s’essaye à une mise à jour du sujet. L’occasion de regarder, ce qui a évolué, ce qui n’a pas bougé. Reprenez votre avatar, nous retournons dans les mondes virtuels !

Si vous pouviez créer un monde, quel qu’il soit, à quoi ressemblerait-il ? Quels principes mettriez-vous en avant ?

Au-delà de la technologie, la réalité virtuelle cherche précisément à répondre à ces questions. Les contraintes de type bande passante, qualité graphique, vitesse de traitement ne sont au final que des problèmes d’intendance face à un questionnement final bien plus philosophique, voire métaphysique ou mythique. C’est pourquoi, plus que toutes les autres technologies contemporaines, celle des « mondes virtuels » se nourrit de la fiction, de l’imaginaire.

Mais bien sûr il n’existe aucune réponse toute prête aux interrogations sur la nature de l’esprit, voire de la réalité. C’est pourquoi une multitude de débats traverse le champ des mondes virtuels. Dans les lignes qui suivent nous avons tenté de structurer ces débats sous la forme de « couples d’oppositions », de carrefours, chaque alternative impliquant des choix technologiques spécifiques, ouvrant des perspectives d’avenir différentes, et reposant bien souvent sur des présupposés particuliers quant à notre rapport au monde.

Cyberspace contre Métavers

La première opposition nous met justement en contact avec l’aspect « imaginaire » de la réalité virtuelle. Deux romans de science-fiction ont en effet largement contribué à définir les mondes virtuels. Le premier, Neuromancien, de William Gibson décrit le cyberspace comme « une hallucination consensuelle vécue quotidiennement en toute légalité par des dizaines de millions d’opérateurs, dans tous les pays… Une représentation graphique de données extraites des mémoires de tous les ordinateurs du système humain ».

Comme l’indique cette dernière phrase, Gibson imagine avant tout un univers de données. Il applique une métaphore 3D aux informations pour les rendre plus aisément navigables et manipulables. Un peu comme si on surfait sur des représentations graphiques de l’information mixé depuis Yahoo ! Pipes comme on en trouve sur le site infosthetics.

Autre forme de monde 3D, le « Métavers » trouve son origine dans le roman de Neal Stephenson, Snow Crash (en français Le Samouraï virtuel). Dans ce Métavers, il y a des rues, des boîtes de nuit, etc. Pour le parcourir, ses visiteurs adoptent l’apparence d’un « avatar ». Autrement dit, le Métavers de Stephenson, c’est le monde virtuel tel que nous le connaissons aujourd’hui sur Second Life.

Les spéculations de Gibson et Stephenson n’étaient pas seulement prophétiques. Leurs inventions littéraires ont exercé une influence active sur les chercheurs et les entrepreneurs. Lorsque les informaticiens Mark Pesce et Tony Parisi ont présenté au W3C leur format de fichier 3D destiné au Web, le VRML, ils ont proposé, en même temps, la création d’un « protocole du cyberspace » : l’idée était de donner au web une interface 3D en attribuant des coordonnées spatiales aux différentes URL. Trop complexe à mettre en oeuvre, le cyberspace protocole a vite été abandonné.

Vers la même époque, la société allemande Black Sun, à l’origine de l’un des principaux navigateurs VRML, adopta ce nom en hommage à la discothèque virtuelle du roman de Stephenson (Black Sun devint ensuite Blaxxun à cause d’une plainte de… Sun !). Notez que Blaxxun fut l’une des premières entreprises à proposer la création de mondes virtuels multi-utilisateurs. Le VRML avait complètement négligé cet aspect des choses. Dans le roman de Gibson, on peut bien sûr communiquer dans le cyberspace, mais celui-ci sert d’abord à visualiser des données. On n’est pas là pour s’amuser ! En revanche, l’aspect social du Metavers est central. D’où le fait que la boîte de nuit en soit devenue le symbole.

On pourrait en déduire que le Metavers est avant tout réservé au loisir, tandis que les applications sérieuses se dirigeraient plus volontiers vers des modèles de type cyberspace. Pourtant, le cyberspace n’a jamais vraiment connu le succès. Il a existé dans les années 90 un « yahoo3D », mais l’expérience a vite avorté : pourtant, on aurait pu penser qu’une arborescence de sites comme celle proposée par yahoo se prêterait particulièrement bien à la 3D !

De fait, pris dans leurs diversité, la plupart des systèmes de visualisation des données sont souvent difficiles à comprendre et à manipuler. Un coup d’oeil aux différentes cartographies du site « cybergeography » suffit pour s’en convaincre. Trop de connexions, trop d’éléments : il devient rapidement difficile de naviguer dans des espaces aussi abstraits. On en vient à préférer une bonne vieille interface 2D, voire purement textuelle. Sans doute les designers devraient ils avoir un plus grand rôle dans la création de ce cyberspace.

Mais peut être l’astuce consiste-t-elle à associer les données à un paysage réaliste au lieu de tenter de générer algorithmiquement un espace abstrait. Les anciens l’avaient compris : leur art de la mémoire, ancêtre des théories sur le cyberspace, consistait à associer des idées ou connaissances à un espace architectural ou urbain existant. Autrement dit, la complexité de l’information devait se plier à la simplicité du territoire. Pour Jean-Michel Cornu, utiliser une carte déjà connue offre un avantage supplémentaire : elle est présente dans la mémoire à long terme, ce qui rend inutile l’effort de mémorisation. Ainsi, les éléments sémantiques qui y sont placés bénéficient d’un meilleur ancrage.

Autrement dit, ce premier couple d’opposition n’en est peut être pas un : il se pourrait que le réalisme du Métavers se révèle au final le meilleur moyen d’organiser les données et se révèle l’avenir du cyberspace !

Une autre possibilité serait d’introduire la…quatrième dimension, autrement dit, le temps ! L’espace virtuel pourrait en effet se modifier en fonction des utilisateurs présents. C’est ce que fait Harry Drew, du MIT, en proposant des salles de conférence virtuelles ou la position des spectateurs, ou plutôt de leur avatar, indique leur assentiment ou leur désaccord avec le conférencier (voir A force de trop singer la réalité, nos univers virtuels manquent d’efficacité). Mais bien sûr, si on adopte ce genre de pratique, les mondes virtuels cessent de présenter une stabilité familière, ce qui nous amène à l’alternative suivante.

La Terre contre la Mer

Lorsque nous parlons de mondes virtuels, notre premier réflexe est de les imaginer à l’image de notre environnement immédiat : solides, stables, suffisamment en tout cas pour nous permettre de construire des repères. Stables dans l’espace : on les espère aussi persistants dans le temps.

Imaginez plutôt une société de nomades vivant dans un monde en perpétuel changement. Par exemple un peuple habitant sur des jonques ou des bateaux qui s’assembleraient au gré de désirs ou de conditions météo sans cesse fluctuants, créant des cités marines se dissolvant au bout de quelques heures ou jours ! Une telle vision nous fournit une métaphore de ce que pourraient être les mondes virtuels de demain. Mais pourquoi adopter un modèle de ce type, alors que la vision d’une terre bien stable semble tellement plus avantageuse ? Tout simplement pour nous adapter aux contraintes techniques.

Aujourd’hui, la plupart des mondes multi-utilisateurs sont hébergés sur des serveurs centraux et présentent une géographie fixe. Mais maintenir de tels serveurs peut s’avérer très coûteux et très lourd techniquement. Selon certains, il faudrait un serveur pour environ 12 utilisateurs de Second Life. Au contraire, dans des systèmes peer to peer, chaque ordinateur connecté pourrait posséder sa propre « île », son propre monde. C’est l’architecture proposée par des systèmes comme Croquet (et son descendant Cobalt) ou le français Solipsis.

Avantage, ces « mondes » n’ont plus besoin de serveurs centraux : chaque utilisateur apporte les ressources de sa machine. Cette solution faciliterait la création de mondes virtuels par des petites sociétés, voire des particuliers. Pas besoin de dizaines machines pour le faire fonctionner. En revanche, il n’est plus possible de définir une géographie fixe, puisque celle-ci se constitue en temps réel en fonction des ordinateurs présents sur le moment. On a ici un exemple d’une contrainte technique (minimiser la charge de serveurs) qui peut conduire à de nouveaux modes de conception et de réflexion.

Mais la Terre n’a pas dit son dernier mot, puisque certains envisagent d’utiliser notre planète comme support à un monde virtuel. C’est l’idée évoquée par le concept de Second Earth proposé notamment par la Technology Review. Fusion de Google Earth et de Second Life, elle permettrait aux avatars des internautes de se retrouver et communiquer sur une simulation du monde réel. Il existe d’ailleurs déjà aujourd’hui des jeux se jouant sur Google Earth, tel Gemmo ,un jeu multijoueurs de type « Donjons et Dragons ».

Un autre moyen d’ancrer le virtuel dans la stabilité du « terrestre » pourrait s’effectuer dans l’avenir par l’internet des objets : en attribuant un ensemble d’éléments virtuels à des locations précises. On pourrait par exemple activer des animations ou des événements sur smartphone en fonction de la position donnée par le GPS, c’est ce que propose par exemple Hewlett Packard avec le Mediascape.

Cependant, on peut pousser la métaphore « Terre contre Mer » encore plus loin. Il ne s’agit pas simplement d’architecture de serveurs, mais également d’unité d’interface. Non seulement un monde virtuel peut être distribué sur de multiples ordinateurs, mais il est accessible par une multitude de moyens, peut apparaître sous une multitude de formes. Cela devient un monde « métamorphe », liquide, par opposition à un monde solide « terrestre ». En effet, le PC (ou le Mac) sous sa forme traditionnelle, va cesser d’être l’outil de base d’accès au numérique. Les consoles, les smartphones, demain les objets connectés sont appelés à jouer un rôle de plus en plus important. Du coup, les mondes virtuels devront se montrer capables de s’adapter à de petits écrans, à des affichages monochromes…

Mike Sellers, patron de la société de conception de jeux Online Alchemy, exprime très bien cette nouvelle conception des mondes virtuels dans le blog Terra Nova : “La centralisation n’est pas le futur. Plutôt que faire entrer le web dans une espèce de Metavers unique, (…) nous ferions mieux de réfléchir au futur d’une multitude de mondes distribués, certains grands et certains petits, parfois en 3D et interactifs, d’autres fois en 2D et en lecture seule, et comment ceux-ci peuvent se combiner en une mosaïque d’éléments, de sites, d’espaces indépendants, mais potentiellement connectés“.

Rémi Sussan

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0 commentaires

  1. Petites informations pour ceux qui n’ont pas l’habitude de manipuler ce genre d’environnement globalement appelés Mondes Virtuels
    – D’abord il n’existe pas de vrais Mondes Virtuels ; deriière chaque application informatique qui prétend l’être (virtuelle), il y a au moins un mais généralement plusieurs vrais êtres humains qui manipulent (au sens premier du terme) ce Monde y incluant leur « vision » propre, leurs fantaisies, leurs philosophies, plutôt souvent leurs phantasmes ; ainsi ils polluent en permanence le virtuel avec leur réel! Si tant est qu’il puisse y avoir un vrai et pur Monde Virtuel, nous ne le saurions pas puisque cela implique que personne ne peut aller vérifier sans « casser » le virtuel ; c’est tout comme pour la déité.
    – Ensuite ces réalisations sont atrocement éphémères, ce qui leur enlève la dénomination de Monde. Combien d’éditeurs de mondes virtuels se sont dissous emportant avec eux les contenus! Un interrupteur à pousser et … plus rien.

    Vous qui ne connaissez pas encore ce milieu mais qui aspirez à en découvrir les aspects, gardez bien présentes à l’esprit ces deux affirmations ; vous éviterez bien des désillusions.

    GCI

  2. Désolée, mais il existe bien des mondes virtuels. La question de savoir si le réel est une pollution est par contre un vaste débat 🙂

    Actuellement l’on en est plus à faire rentrer le metavers et les mondes virtuels dans le réel que le contraire. Déjà parce que c’est plus simple et puis pour une raison toute bete. La société est soluble dans la virtualité … alors autant en profiter.

    Le coté éphémère ou non est un vaste débat. Pousser le bouton et … plus rien est de moins en moins à l’ordre du jour, du fait de l’interconnection des espaces virtuels déjà.

    Ce serait comme dire « le net n’existe pas car il suffit de pousser le bouton » Alors même que toutes les nations se sont laissées prendre au piège et que plus aucune ne peut politiquement et économiquement « pousser le bouton ». A peine si certaines arrivent à grand frais à maintenir un filtrage pour s’isoler.

    Le deuxième aspect est tout bêtement économique. Au contraire de bon nombre de startup de la bulle internet, les met avers (ou web 3D en général) ont une étrange tendance. Celle qui consiste à devenir rentable et très rapidement. Peut être simplement parcequ’il est plus simple d’y développer un eco système économique viable.

    Quand à celles et ceux qui désirent le découvrir, « welcome @board » 🙂

  3. La réalité virtuelle fut l’un des grands thèmes de la SF et de la prospective dans les années 90. A l’époque certains imaginaient l’an 2010 avec des salles remplies de personnes, casques de RV sur la tête, plongés dans un univers virtuels où elles auraient vécu une vie d’évasion, de bonheur ou d’aventures virtuelles. Aujourd’hui, rien de tout cela n’est advenu.
    Nous sommes en 2010, et la RV n’est pas devenue le passe-temps des populations, en dehors de certains que l’on qualifie parfois de « no life ». Et même si les jeux en ligne (MMORPG, tel WoW) remporte un succès important mais relatif (les MMO compte quelques dizaines de millions de pratiquants dans le monde, contre plus d’un milliard d’internautes), les univers virtuels n’ont pas conquis les humains, la prophétie des auteurs de SF ne s’est pas réalisée…
    Pourquoi ? Je n’ai pas de réponse certaine, mais je pense que malgré tous nos discours sur le virtuel, l’humain reste un animal, un corps, un être sensible. Pour l’instant, franchement, je préfère sortir et rencontrer une fille en vrai, plutôt qu’un tas de pixels sur second-life…
    Et peut être que la question d’intro de cet article est la plus pertinente : à quoi ressemblerait l’univers de vos rêves ? Second Life, ou même Wow, c’est pas vraiment « bandant »…

  4. Salut à tous, et merci pour cet article qui a le mérite de soulever des questions plutôt pertinentes !

    Je suis aussi d’avis que le virtuel a tendance a être intégré dans le réel, même si, je n’aime pas cette dichotomie réel/virtuel.
    Comme l’a dit Milgram avant moi, plutôt que deux monde complétements différents et distinct par essence, il propose une vision basée sur un continuum réalité/virtualité.
    Imaginez un segment de droite, avec à l’extrémité gauche la réalité, et de l’autre la virtualité et entre les deux, les environnements mixtes (EM).

    Un EM de plus en plus connu et qui commence a être utilisé dans le grand public c’est la réalité augmentée (le fait d’ajouter des éléments informationnels virtuel dans un environnement réel).
    Par symétrie, il y a la virtualité augmentée qui elle consiste à introduire des éléments réel dans l’EV ( par ex: voir sa vrai main dans un monde virtuel).
    Pour ce qui est de dire qu’il n’existe pas de vrai monde virtuel, qu’il y a toujours une « pollution » humaine..pardon réelle, je ne suis pas convaincu.
    Il y a certes toujours un (ou des) Hommes à la base de ces systèmes, mais certains sont rapidement autonome (mis à part la maintenance logicielle: MAJ, debug, etc.)

    Je pense que pour aborder la question de qu’est ce qu’un monde virtuel pour un Homme, il faut se placer du point de vue utilisateur.
    Sur cette base, on arrive rapidement à appréhender un environnement virtuel comme un espace informationnel interactif.
    C’est a dire que nous entretenons une relation d’échange d’information avec cet espace, ou chaque action produit une réaction perceptible, et c’est de ce bouclage action/perception qu’émerge l’interaction, l’immersion, et de façon plus générale, la cognition.
    Par ailleurs, on doit aussi se questionner sur qu’est ce qu’une information ? Certains auteurs proposent de caractériser une information selon trois aspects ou niveaux:
    le niveau sémantique (le niveau le plus abstrait) est l’essence de l’information, c’est le sens du mot.

    le niveau syntaxique est la forme perceptible de l’information (l’orthographe d’un mot, son aspect: un mot écrit, une représentation graphique, une mélodie etc.)

    Le support est ce qui permet de rendre accessible une information (un livre, un ordinateur, une réseau de neurones tel que notre cerveau, etc.)

    C’est trois niveaux sont partiellement indépendant, Par exemple, pour vous exprimer le concept « feu » , je peux l’ecrire sur le pc et vous le percevez sur votre écran, je peux vous l’ecrire sur une feuille de papier avec les lettres « feu », mais je peux aussi vous faire un dessin d’un feu, ou vous l’ecrire dans une autre langue que vous comprenez (c’est la le point clé) ou tout simplement allumer un briquet devant vous.
    A chaque fois vous comprenez l’information, le concept feu, car le niveau sémantique est conservé quel que soit son instantiation syntaxique et matérielle.
    Finalement, pour en revenir à notre débat réalité/virtualité, ce qui différentie la nature d’une information (réelle ou virtuelle), c’est juste l’interfaçage entre nous et son niveau sémantique.

    Concernant la question terre/mer, je pense que c’est une problématique très technocentrée, et qui est plutôt transparente pour les utilisateurs.
    Encore une fois, le choix entre univers stocké sur un seul serveur ou sur plusieurs, ne modifie pas profondément le sens des informations véhiculées.
    L’évolution technologique nous a permis de faire progresser les supports, voir de créer de nouveaux usages, mais finalement le contenu initial est conservé la plupart du temps, les informations ont seulement « muté » au niveau syntaxique.
    Pour en revenir au débat, j’ai l’impression que la terre représente ce niveau sémantique « stable » (on retrouve nos billes) mais qui évolue (ajout de nouvelles connaissances)et la mer représente plutôt le support voir le niveau syntaxique.
    Nos environnements « virtuels » sont donc constitués des deux !

    Mais est-ce de la terre innondée, ou une rivière asséchée ?
    A bon entendeur 😉