C’est l’un des principes émis par Jordan Weisman sur la création des Augmented Reality Games (ARG) : le jeu doit être coopératif et collectif. Les énigmes proposées par les jeux à réalité alternés sont si nombreuses et si complexes qu’un individu seul ne peut espérer les résoudre. C’est un groupe qui doit trouver la solution, et pas un petit : plus on est de fous, plus on rit, et plusieurs milliers de participants ne sont pas de trop.
Jane McGonigal, conceptrice de jeux et chercheuse, est probablement celle qui a le plus intensément travaillé sur cette capacité des ARG a générer de l’intelligence collective et sur les applications « sérieuses » qui peuvent en découler. Son texte important, « ‘This Is Not a Game’ : Immersive Aesthetics and Collective Play (.pdf) » (« Ce n’est pas un jeu : esthétique immersive et jeu collectif »), commence par relater comment les « cloudmakers« , ce collectif de joueurs qui a résolu le mystère de The Beast, ont réagi sur leur forum le 11 septembre 2001 :
« Les discussions ont commencé, comme partout ailleurs dans le le monde, par des réactions de choc, des prières, des spéculations. Mais à la fin de la journée, cependant, les conversations des cloudmakers avaient radicalement changé de ton. En fort contraste avec les sentiments de confusion, de peur et d’impuissance qui avaient envahi les discours publics et privés durant les 24 heures qui ont suivi l’attaque, un grand nombre des 7332 membres des cloudmakers en vinrent à développer une réponse bien plus assurée et organisée à la menace et au mystère constitué par les événements du jour. Les auteurs de billets intitulés, entre autres, « l’énigme la plus sombre », ou « les cloudmakers à la rescousse », affirmèrent avec passion que l’attitude mentale du joueur, était, selon eux, un moyen approprié et productif pour se confronter à la terrible réalité du 11 septembre. « Nous pouvons résoudre l’énigme de l’identité des terroristes, affirma un membre. Un autre approuva : nous avons les moyens, les ressources, l’expérience pour nous former une hypothèse à partir de notre mine de connaissances et d’intuitions personnelles… «
Très vite, cependant, les cloudmakers se rendirent compte de leurs limites, et l’un des modérateurs du forum rappela les plus enthousiastes à l’ordre : « Les cloudmakers sont un collectif d’enquêteurs qui se sont réunis pour *un jeu*… tout y était scénarisé. On y avait placé des indices pour que nous les découvrions. C’était une *narration*… Ceci n’est pas un jeu. N’entretenez pas d’illusions de grandeur. Les cloudmakers ont résolu une histoire. Là, nous sommes dans la vie réelle ».
Cet excès de confiance, cette fusion entre réel et fiction (le slogan « this is not a game » prenant désormais une signification complètement différente) peut étonner. Cependant, l’excès de confiance des cloudmakers n’était pas sans fondement. Ils avaient montré auparavant comment leur « intelligence collective » avait été capable de « craquer » une très difficile série d’énigmes.
S’inspirant de ses travaux sur I love bees (voir explications sur Wikipédia), un ARG lancé par Microsoft en accompagnement du jeu vidéo Halo 2, Jane McGonigal explique (.pdf) que cette mobilisation s’effectue en trois étapes : filant la métaphore des abeilles, elle nomme la première phase « reconstruction de l’esprit de la ruche » : autrement dit, favoriser, toujours selon ses mots, l’apparition d’une cognition collective. C’est le moment où les milliers de participants découvrent le jeu, commencent à accumuler les multitudes de pièces du puzzle éparpillées sur le web et mettent en place un système collaboratif d’échange d’informations via des forums, des mailing-lists, etc.
La deuxième phase, celle de la coopération ou de la « création de sens » intervient plus tard, lorsque tous les éléments du jeu ont été collectés. Les joueurs cherchent à élaborer des hypothèses sur cet ensemble disparate d’informations, et en fonction des préférences de chacun, des groupes et des équipes se forment. Par exemple, dans I love bees, il existe un ensemble mystérieux de 210 coordonnées géographiques. Les joueurs se sont divisés en trois groupes, les uns postulant que les coordonnées géographiques devaient être prises au sens littéral, d’autres pensant que la signification des lieux comptait plus que leur localisation, et d’autres encore que ces coordonnées constituaient un code pointant vers tout autre chose. Le premier groupe avait raison. Il fallait se rendre avant le 24 août, date d’un évènement marquant la fin du jeu, sur un quelconque des lieux mentionnés. Mais les joueurs ayant tablé sur une autre interprétation ne se sont pas pour autant sentis comme des « perdants », en situation d’échec. Car « en dernier recours, c’était le fait d’avoir participé à la recherche qui comptait le plus » conclu Jane McGonigal.
La troisième phase consiste à faire évoluer cette intelligence collective. C’est là qu’interviennent les concepteurs du jeu, qu’on appelle dans le domaine des ARG, les puppets masters (les marionnettistes, un terme qui montre bien le caractère de manipulateur d’opinions propre aux créateurs d’ARG). Lorsqu’un jeu vidéo se termine, explique McGonigal, le rôle du concepteur s’arrête à la vente du produit. Lorsqu’un ARG est lancé, les concepteurs n’ont élaboré que 60 % du jeu à peine. Ils réaliseront le reste à la volée, en fonction des réactions des joueurs. Par exemple, un mystérieux langage de programmation d’intelligence artificielle était mentionné sur les pages web associées à I love bees. Un groupe de joueurs, à partir des allusions et extraits de codes disponibles, ont créé une page wiki consacrée à ce langage, Flea++. Il ne restait plus aux concepteurs de I love bees qu’à s’inspirer de ce wiki pour ajouter des informations sur cet énigmatique Flea ++…
Aujourd’hui Jane Mcgonigal cherche à canaliser cette intelligence collective pour des objectifs sérieux, avec des jeux comme Superstruct, ou World without Oil (un monde sans pétrole) ou, plus récemment, Evoke.
Superstruct et World without Oil possèdent une structure assez différente des ARG traditionnels, puisqu’ils font plus appel à la créativité des internautes qu’à leurs talents de détectives amateurs. Dans ces deux « jeux », les concepteurs ont proposé un ou plusieurs scénarios sur le futur, les joueurs produisant divers documents multimédias (textes, vidéos, etc.) utilisant ce scénario comme base. Dans l’espoir que ces créations pourront donner quelques pistes aux prospectivistes (comme l’Institut pour le futur, organisateur de Superstruct) pour les aider à mieux envisager les crises futures.
Evoke, qui devrait démarrer en mars 2010, toujours sous les auspices de l’Institut pour le futur, semble plus complexe. D’après ce qui en transpire actuellement, il semblerait que par bien des points il se rapproche plus des ARG classiques, en proposant des énigmes insérées dans des comics ou des vidéos. Mais l’ambition d’Evoke serait de s’attaquer à de véritables problèmes mondiaux, comme la faim ou la pauvreté, notamment en connectant des joueurs Africains et Occidentaux (vidéo).
EVOKE trailer (a new online game) from Alchemy on Vimeo.
Cette capacité à mobiliser l’intelligence collective ne se limite pas aux ARG. Ainsi, Foldit (que nous avons déjà évoque) est un jeu vidéo utilisant le web pour demander à des joueurs de plier des protéines, une opération extrêmement complexe et consommatrice de temps de calcul quand elle est réalisée par une machine…
Selon Henri Jenkins, professeur de communication et ex-directeur des Etudes comparatives des Médias au MIT, l’intelligence collective est une caractéristique de la nouvelle culture participative, et elle se manifeste particulièrement dans la « pop culture ». Lors d’une conférence en compagnie de Stephen Berlin Johnson, il explique que celle-ci a donné naissance à toute une série d’activités collectives telles que les discussions en ligne, les « fictions écrites par des fans (fanfics)… capables de résoudre des problèmes complexes.
Un peu à la manière des jeux sérieux de Jane Mcgonigal, certaines de ces communautés de fans se sont penchées elles aussi sur des problèmes plus graves. Ainsi, Jenkins mentionne la Harry Potter Alliance, un groupe de fans du magicien de Poudlard, qui se consacre à combattre « la magie noire du monde réel », en mettant l’univers de JK Rowling au service de grandes causes humanitaires !
L’existence de ces communautés de fans montre que non seulement l’intelligence collective se développe par les activités ludiques, mais qu’il n’est même plus besoin de puppet masters ou de concepteurs pour aider son développement. A l’instar des enfants qui jouent à « faire comme si » dans les cours de récréation, les communautés de joueurs se servent de leur environnement culturel immédiat pour élaborer leurs univers alternatifs et même réaliser leurs propres applications sérieuses. Pour reprendre la fameuse classification de Roger Caillois, le jeu sérieux n’appartient pas nécessairement à la catégorie du Ludus ; il peut émerger spontanément de la Paidia !
Rémi Sussan
Le dossier, « Soyons sérieux, jouons ! »
– 1ère partie : Prendre le jeu au sérieux
– 2e partie : Les nouvelles formes de jeu
– 3e partie : Le jeu, catalyseur de l’intelligence collective
– 4e partie : Le jeu est le futur du travail
– 5e partie : Le jeu est l’arme de la subversion
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« L’ambition d’Evoke serait de s’attaquer à de véritables problèmes mondiaux, comme la faim ou la pauvreté, notamment en connectant des joueurs Africains et Occidentaux. »
Quand la Banque Mondiale développe quelque chose, c’est rare que ça aille en ce sens. Mais bon, pour celui à qui il plaît encore de le croire…
plus sur les ambiguités politiques liées aux jeux très bientôt 😉
un grand merci pour « des jeux et des hommes » de Roger Caillois, que j’ai mis dans ma liste au même titre que C G Jung « dialectique du moi et de l’inconscient »
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