« En compagnie de nudistes, personne n’est nu, et il n’y a nulle part où se cacher. »
–Jeff Jarvis
Journaliste et auteur de « La méthode Google : que ferait Google à votre place ?« , Jeff Jarvis est surtout connu pour son blog, BuzzMachine. Il y défend notamment le fait qu’avec l’internet, nous entrons dans une nouvelle ère de vie publique (publicness, en VO) qui va révolutionner nos manières de vivre, de travailler et de gouverner, et estime que gouvernements et entreprises privées devraient être transparentes « par défaut » si elles veulent garder la confiance des citoyens, et consommateurs.
« Aussi, je n’avais pas le choix, quand j’ai appris que j’avais un cancer de la prostate. Il fallait que j’en parle sur mon blog. »
Et il ne le regrette pas. En commentaires, par mail, via Twitter, il a reçu beaucoup plus d’informations et de soutien, tant de la part d’autres malades, d’amis que d’inconnus, qu’il n’a pâti de cette exposition d’une partie de son intimité et de sa « vie privée« .
Si cela a permis de ne sauver ne serait-ce qu’une seule vie, écrit-il, son « outing » valait la peine d’être effectué. D’autant qu’il a également incité d’autres malades à en parler, et donc à insister sur l’importance de se faire dépister.
Les hommes ont de ces pudeurs que les femmes ont moins. Les hommes, dit-on, taisent leurs émotions, ne parlent pas de leurs problèmes intimes. Les femmes n’ont pas forcément ce genre de pudeur, et un autre rapport à l' »intimité« , tant de leur corps que de leurs états d’âmes.
Ainsi, et comme l’a découvert Jarvis suite à son billet, le cancer du sein est bien plus médiatisé, et reçoit bien plus d’attention, d’argent et donc de recherches, que celui de la prostate, alors qu’il touche à peu près autant d’hommes qu’il n’y a de femmes atteintes du cancer du sein.
Jarvis a enfin pris conscience que le fait de ne pas parler des problèmes que l’on peut avoir avec son pénis, par timidité, par honte ou parce que cela relève de son intimité, empêche certains hommes de se confier à leurs médecins, et que certains en meurent. Dit de façon plus brutale : « la vie privée peut tuer« .
La « vie privée » ? Une peur galvaudée
Pour Jarvis, il y a plus d’avantages à avoir une vie publique sur le Net que de risques à y perdre son intimité :
« Ma vie est un blog ouvert. Aussi, je préfère regarder les bénéfices que je peux tirer de cette vie publique, et m’intéresser à ce que je pourrais perdre en maintenant, de façon exagérée, certaines informations dans la sphère privée. Quel est le coût de la vie privée ? »
Jeff Jarvis rappelle que Vint Cerf, l’un des pères de l’internet, avait déclaré, ironiquement, qu' »il n’y a plus de vie privée, autant vous y faire« . Pas tant parce qu’elle n’existe pas, mais parce que ce n’est pas la question :
« La notion de « vie privée » est l’une des peurs les plus galvaudées de notre époque. Le problème, ce n’est pas la vie privée. C’est le contrôle.
Nous avons besoin de pouvoir contrôler nos données personnelles, de savoir si elles sont rendues publiques, auprès de qui, et comment elles sont utilisées. »
Cette peur de voir nos données être récupérées, et contrôlées, par des tiers, est au coeur du « paradoxe de la vie privée« , que l’on peut définir comme suit :
« Contradiction au moins apparente entre, d’une part, l’inquiétude générale ressentie par les individus vis-à-vis de la protection de leur vie privée dans un monde numérique et, d’autre part, leurs pratiques quotidiennes de dévoilement volontaire, lorsqu’ils remplissent un formulaire, répondent à un questionnaire ou cherchent à nouer des relations en ligne. »
Jeff Jarvis s’est ainsi penché sur le « paradoxe de la vie privée » des Allemands qui, dans leurs saunas (mixtes) n’ont aucun problème à être nus, mais qui, par contre, estiment que Facebook ou Google Analytics vont à l’encontre de leurs lois, qui autorisent (au nom du droit à l’oubli) des meurtriers à retirer leurs noms de l’article de Wikipedia consacré à celui qu’ils ont tué, et qui n’hésitent pas à porter plainte contre Google Street View, qui rend publiques des photographies prises… dans les espaces publics.
Jeff Jarvis n’en estime pas moins que les Allemands ont probablement « l’attitude la plus mature pour ce qui est des rapports entre vie publique et vie privée » :
Une bonne façon de poser la question est de se demander quel dommage pourrait résulter de l’exposition au public de quelque chose de privé.
Regardons les Allemands : quel mal y a-t-il à être nu lorsque tout le monde l’est ? En compagnie de nudistes, personne n’est « nu ». Alors comme ça, vous avez des seins, et mois un pénis. Surprise, surprise, surprise.
Le problème ne relève pas de la vie privée, mais du contrôle : nous avons le droit de contrôler nos données, et comment elles sont utilisées. Et qu’y a-t-il de mal à avoir une vie publique ? Où se situe la limite ?
Le problème, ce n’est pas la vie privée. C’est le contrôle
Il ne plaide pas pour autant pour une transparence totale, mais pour le libre choix de tout un chacun de disposer librement de ce qu’il veut rendre public, ou pas, de sa vie privée :
« Je pense que nous devrions déplacer la discussion des dangers qui pèsent sur la vie privée aux bénéfices qu’il y a à tirer de la vie publique.
Le problème, ce n’est pas la vie privée, mais le contrôle qu’on en a. Et je dois avoir le droit, et les moyens, de garder secrète la maladie si j’en ai envie. »
Pourtant, dans le même temps, Jarvis prédit aussi que viendra le temps où ceux qui ne se prêteront pas à ce type de transparence passeront pour « égoïstes« , de même que les entreprises, gouvernements ou institutions qui refuseraient d’agir en toute transparence, et de rendre publiques leurs données publiques, sont et seront accusés d’avoir quelque chose à cacher.
Pour autant, ce n’est pas parce que l’on peut, sur l’internet, partager beaucoup d’informations, et donc aussi rendre publiques des données qui relevaient auparavant l’internet de la seule sphère personnelle, que l’on devient pour autant totalement transparent : avoir une « vie publique » ne signifie pas tirer un trait sur sa « vie privée« .
Et il est évident que l’on a tous des choses à cacher, et des choses que l’on n’aimerait pas forcément voir : nous sommes nés parce que nos parents ont fait l’amour, par exemple. On va tous aux toilettes, sous la douche, chez le médecin, voire à confesse, toutes choses qui relèvent de notre intimité, de la sphère privée.
« La vie publique, c’est du social« , souligne Jarvis, et là est toute la différence. Le web 2.0 en a fait sa force de travail, sinon son modèle économique : je consens à obtenir un service en contrepartie, soit de ma force de travail bénévole, soit de certaines données personnelles, voire les deux.
C’est d’ailleurs ce qui a fait le succès de Flickr, qui postulait que, par défaut, les utilisateurs rendraient publiques leurs photographies, quand leurs concurrents proposaient, essentiellement, de les garder pour soi, en mode « privé« . Dès lors, les utilisateurs ont commencé à regarder les photos des autres, à les commenter, partager, à créer des groupes et communautés, à expliquer comment faire de plus belles photos…
S’informer, ce n’est pas espionner
Pour David Weinberger (blog), « la transparence est la nouvelle objectivité« , comme le résumait Francis Pisani, « parce qu’elle permet de voir les sources de l’auteur et les valeurs qui l’ont amené à prendre la position qui est la sienne » :
« Hier, l’objectivité du reporter nous donnait des raisons de croire. Elle avait pour inconvénient de nous encourager à cesser de douter, de renoncer à enquêter par nous même.
Mais à l’heure du web, « L’objectivité sans transparence ressemblera de plus en plus souvent à de l’arrogance« . Pourquoi faire confiance quand on peut avoir accès aux faits, à la source des idées, aux arguments ? »
La « génération Google » fait quelque chose que l’on ne pouvait pas faire auparavant : chercher, par soi-même, à recouper, vérifier et valider une information. C’est la force des moteurs de recherche, c’est aussi ce pour quoi blogueurs et bons journalistes donnent les liens vers leurs sources, tout comme les universitaires mettent leurs références en notes de bas de page.
S’informer sur quelqu’un, ce n’est pas forcément de l’espionnage. Cela relève même rarement de l’espionnage, ou de la surveillance. Journalistes et blogueurs ne sont pas au service d’un quelconque Big Brother, et n’ont que très rarement recours à des méthodes ou techniques relevant de l’espionnage lorsqu’ils s’informent. Quant aux atteintes à la vie privée dont font les frais les people, il s’agit souvent d’un business, plus que de réelles atteintes à l’intimité.
Il est donc faux de déclarer que le problème, dans cette société de l’information qu’est l’internet, ce serait la « vie privée« . Le problème, c’est la possibilité (ou non) de contrôler ce que l’on décide de rendre public. Et, faut-il le rappeler, la majeure partie des internautes le vivent très bien, merci -même si on peut toujours faire mieux.
jean.marc.manach (sur Facebook) & @manhack (sur Twitter)
PS : ceux qui voudraient en savoir plus sur le robot chirurgien qui a opéré Jeff Jarvis de son cancer de la prostate, ou encore de l’ordre qui lui a été donné de prendre du Viagra et de se masturber pour que son sexe retrouve toutes ses fonctions, trouveront toutes ces informations réunies, sous l’étiquette prostate, sur son blog dont sont également extraites les illustrations de ce billet.
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Le problème qu’il pourrait se poser (et qui se pose déjà à mon avis) est le fossé qui se creuse entre la génération Internet (et pas forcément que des jeunes) contre la génération non-Internet (et pas forcément que des vieux).
Les seconds n’ont pas le recul nécessaire à appréhender l’arrivée de l’outil car il le découvre et l’utilise un peu de force et non de gré. Et ils ne savent pas forcément juger d’eux-mêmes ce qu’il est pertinent de dire sur la toile et ce qu’il est préférable de taire.
Au 20e siècle, la gestion de son image était très secondaire et utile que dans une sphère réduite. L’arrivée d’Internet implique une plus grande rigueur dans cette gestion, rigueur que n’ont pas 95% des gens, des gens qui ne controlent pas ce qui est rattaché à leur identité et qui peut être visible par des inconnus mais aussi et surtout par leurs proches.
« Vous n’avez plus de vie privée, faut vous y faire » : la phrase n’est pas de Vint Cerf, mais du pdt de Sun, Scott Mc Neally… en 1999.
Maintenant, je m’interroge sur ce faux-ami qu’est le mot « privacy » traduit par « vie privée ». Déjà, pour les juristes Américains de référence (au XIXe siècle), la privacy signifiait « le droit d’être laissé tranquille ». Cela peut faire référence à un droit de retrait en un « lieu » (physique ou non) intime et impénétrable, du moins sans l’assentiment de l’individu. Mais on peut en avoir une autre interprétation, et le débat a lieu aujourd’hui aux Etats-Unis (via Daniel Solove, commenté dans d’autres articles d’Internet Actu). Pour lui, la vie privée a une valeur sociale : elle décrit un territoire dans lequel le reste de la société restreint délibérément ses droits dans le but de permettre aux individus de se construire librement comme sujets autonomes, de participer à la vie commune.
Selon cette interprétation qui est assez proche de l’interprétation européenne, la « vie privée » n’est pas l’espace du secret, mais l’espace de la réflexion, de la décision autonome, du contrôle sur son devenir et son apparence. Donc Jarvis peut raconter publiquement sa maladie et les prescriptions de son médecin, parce qu’en son for intérieur il en a fait le choix. Vraisemblablement, il y a d’autres choses qu’il ne dit pas de lui, parce qu’il n’en ressent pas la nécessité. Et d’autres malades ne parlent pas de leur maladie, du moins pas aussi publiquement, parce qu’ils préfèrent se définir publiquement par d’autres traits. Les deux choix se défendent. L’existence d’une vie privée est ce qui les autorise tous les deux. De ce point de vue, l’opposition vie privée / contrôle que formule Jarvis me paraît assez artificielle et peu productive.
A moins qu’au fond il ne défende une nouvelle norme sociale, celle de la transparence totale. Un peu comme Weinberger commenté par Francis Pisani : il faudrait tout dévoiler de soi, tout le temps, pour objectiver le subjectif en rendant visibles toutes les influences ; pour éviter toute oppression grâce à une sorte d’équilibre de la trouille. Mais qui décide des bonnes limites à cette transparence ? Quelles normes sociales impose-t-elle ? Quelle homogénéité produit-elle ? Et comment savoir quel aspect d’une personnalité transparente influence réellement l’opinion qu’elle développe dans un article : ne sommes-nous que le produit de nos influences ? Il y a quelque chose d’esthétisant dans cette apologie de la transparence ; et de facile, peut-être, venant de personnes dont le statut et les compétences sociales sont à peu près inattaquables. Comme antidote, lire l’article d’Internet Actu sur Lawrence Lessig, « La transparence a-t-elle des limites ?« .
Microcorrection : c’est bien Mc Neally qui a dit « You have no privacy anyway. Get over it », mais Vint Cerf l’a bien repris à son compte plusieurs années plus tard.
excelente analyse mais reste dubitatif sur l’inquisition par les moteurs de recherche et surtout facebook dans l application que peuvent etre fait a des fins marketing ciblé de vos données
@Daniel : j’ai plusieurs fois fait le parallèle avec la libération sexuelle, mais pour le coup, je devrais plutôt le faire avec le droit des homosexuels à ne plus être obligé de se cacher;
certains ont réclamé le droit à la différence et ont prôné la visibilité, d’autres le droit à l’indifférence et refusaient d’être « outés », dans les deux cas, ils ont acquis (a priori) le droit d’exister sans être (a priori) discriminé ni ostracisé.
Pour mémoire, bienvenue au Club Des Naturistes Numériques!
http://perspective-numerique.net/wakka.php?wiki=ClubDesNaturistesNumeriques
Pour réflexion:
j’étais étonné de voir ce jour que par défaut Buzz (de Google) est activé.
Je ne vois pas en quoi on pourrait avoir une vraie vie privée si on se le permet à ce niveau.
Le controle est-il fiable? voilà la vraie question.
En fait aucun controle n’est fiable à 100%.
Sinon pourquoi parler de logiciels défaillants (bugs), les-dits étant fait par des experts (de vrais experts pas des amateurs, ni mêmes des consultants)?
Donc à défaut de pouvoir valider un contrôle il vaut mieux empêcher autant que possible l’usage des informations personnelles.
Au cas où certains d’entre vous ne l’aurait pas remarqué, ils (les criminels) arrivent sans problèmes à voler nos cartes bancaires, nos codes de ces cartes…
Une émission cette semaine avait même dit que le vol d’identité avait considérablement augmenté ces dernières années…
Qui a envie qu’on lui prenne son identité qu’on l’accuse ensuite de ne pas vouloir rembourser les dettes contractées par autrui (le voleur de d’identité) et qui va même se retrouver dans l’incapacité de vivre correctement car ne pouvant ni emprunter ni même quitter son pays dans le cadre de son travail.
Pas moi en tout cas.
Je connais une grosse boite des USA, qui après avoir racheté un nom de marque Allemand, fit supprimer sur Internet les passerelles vers le passé Nazi de la famille des propriétaires, quand même une de 50 boites qui pendant la guerre, eurent un KZ à disposition pour le travail gratuit des internés. Cette famille s’est arrangée pour que dans Wikipedia certains prénoms soient soit supprimés soit remplacés par de prénoms de membres n’ayant pas existé.