Sommes-nous tous des futurologues ?

On ne présente plus le futurologue et penseur de la globalité Jamais Cascio. Sur la scène de la conférence Lift à Genève, il a fait un numéro de gourou peu adapté à une conférence européenne.

Si on en extrait la substantifique moelle de son propos, Jamais Cascio a expliqué que penser le futur était quelque chose d’intrinsèquement humain. Le futur est un processus plus qu’une destination, disait déjà l’écrivain de science-fiction Bruce Sterling. Souvent pourtant, nous abordons l’avenir sous la forme de menaces : on pense plus à la fin du monde probable qu’à notre adaptation à un monde changeant.

Quand on évoque les futurologues, on évoque d’abord leurs capacités prédictives, on les imagine plutôt comme des devins ou des voyants, peut-être parce que beaucoup sont restés bloqués sur des visions fausses de l’avenir, des « avenirs d’héritages » comme il les appels, à l’image des jets packs ou des voitures volantes sensées nous promener dans les airs avec la même fluidité que l’on se promène sur terre. On observe le plus souvent les choses qui nous inquiètent aujourd’hui, mais qui risquent de devenir désuètes demain, souligne avec ironie le prospectiviste.

Jamais Cascio sur la scène de Lift
Image : Jamais Cascio sur la scène de Lift par Conference Basics.

Or pour Cascio ce n’est pas cela la futurologie. L’avenir ne nous arrive pas brutalement dessus, comme tend à nous le faire croire le concept de Singularité par exemple : nous le créons. « Les choix que nous faisons ont des conséquences », comme le montre le problème climatique. Les futurologues sont un peu le système immunitaire de la civilisation : ils doivent rendre les gens sensibles à différents possibles pour que la société puisse créer le monde que nous souhaitons. « Les choix que nous faisons aujourd’hui n’ont pas que de l’importance maintenant, ils en ont aussi pour demain. (…) Les choix que nous allons faire dans les quelques années à venir, vont avoir un impact sur les siècles à venir… et je ne parle pas seulement de l’environnement. (…) En prenant de plus en plus de puissance, l’impact de nos choix devient également de plus en plus conséquent. »

Nous devons créer l’avenir que nous voulons, assène le prêcheur Cascio, la messe dite. Et pour cela, il suffit de penser aux conséquences de nos actes, assène-t-il… Comme si cela était aussi simple à dire qu’à faire. L’économie comportementale notamment nous montre bien pourtant qu’en matière de changement climatique, la modification de nos comportements n’est pas si simple

Nous avons voulu aller un peu plus loin que cette présentation un peu facile à laquelle s’est livré Cascio sur la scène de Lift. L’occasion de revenir avec lui sur ses prises de position récentes et de mieux comprendre le personnage… Complément sous forme d’interview.

InternetActu.net : Vous avez longtemps été sceptique à propos de la géoingéniérie avant de vous rallier prudemment à cette cause. Pourquoi selon vous est-ce la solution à la crise écologique ? Qu’est-ce qui vous a fait vraiment changer d’avis ?

Jamais Cascio : Pour être clair, je ne pense toujours pas que la géoingénierie devrait être la solution. Mais la raison pour laquelle je suis passé du scepticisme à une position plus prête à embrasser cette idée, repose sur le fait que les politiciens autour du monde n’agissent pas assez vite, et ce, alors que la science montre clairement que l’issue climatique va devenir de pire en pire et cela plus rapidement que ce à quoi l’on s’attendait. Cette combinaison d’insuffisance de la réponse et de croissance très rapide des problèmes risque de nous embarquer dans une situation où, très vite, les réponses traditionnelles ne suffiront pas. Cela nous laisse face à des options très déplaisantes : il faut soit essayer quelque chose de très risqué soit accepter la catastrophe.

InternetActu.net : Que pensez-vous du capitalisme vert, de cette green valley, caractérisée par les projets de gens comme Eon Musk, Shai Agassi, Saul Griffith… Ces Pionniers de l’Or Vert, comme les appelle Dominique Nora dans son livre éponyme, qui sont à la poursuite du Graal alternatif aux énergies fossiles pour faire sortir l’humanité de son addiction au pétrole… Quelle peut-être leur contribution pour la planète ? Si vous vous rangez du côté de la géoingéniérie, est-ce que cela ne veut pas dire que leurs contributions, aussi intéressantes qu’elles puissent être, demeurent limitées ?

Jamais Cascio :Je pense que les efforts de cette génération sont probablement insuffisants, trop limités, trop faibles pour être capables de répondre au problème climatique qui prend une importance chaque jour plus décisive. Une fois dit cela, je pense que ces pionniers du capitalisme vert sont très importants, car ils sont la fine pointe de cette transformation à venir. Ce à quoi le monde va ressembler d’ici 20 ou 30 ans n’est pas celui que l’économie de marché nous propose aujourd’hui. Nous allons bientôt être confrontés à une transformation si radicale qu’elle va nous demander d’être gérée avec de nouveaux modèles économiques. Je ne sais pas quelle forme cela va prendre, mais cela reposera certainement plus sur des notions comme la résilience que sur l’efficacité. La résilience, c’est la capacité à résister aux chocs, alors qu’un marché construit sur l’efficacité consiste à maximiser les retours sur investissements, même si le coût des dommages en cours de route est important. Shai Agassi et les gens comme lui inventent des services utiles permettant de rendre la transformation possible… Leurs solutions nous permettent d’envisager d’éviter la catastrophe. Sauf que nous ne sommes pas confrontés à un sursis, mais à une exécution. Leurs solutions n’éliminent pas le problème. Elles nous évitent de nous demander, temporairement, comment le résoudre…

InternetActu.net : Pensez-vous que l’économie comportementale puisse sérieusement faire quelque chose pour la planète ?

Jamais Cascio : Je ne connais pas assez l’économie comportementale pour vous répondre. Je pense que le développement durable nécessite un changement de nos comportements… Mais plutôt que de devenir plus responsables dans nos comportements, je pense que cela signifie surtout qu’il nous faut devenir plus prospectifs… c’est-à-dire d’être capables, d’être disposés à avoir une perspective, une position qui consiste à ne pas regarder seulement les résultats immédiats de nos comportements, mais de les voir à plus long terme. Cela ne signifie pas nécessairement les voir de manière réaliste – peut-être faut-il les voir de manière plus spirituelle ? -, mais ce changement de perspective me semble essentiel pour modifier le cadre temporel de notre perspective, du court au long terme. C’est selon moi le changement le plus fondamental à prendre en compte : passer à une focale plus multigénérationnelle est la pierre angulaire, la clef vers une transformation plus large, plus générale de la société.

InternetActu.net : Vous vous êtes beaucoup intéressé au Metaverse ou à l’intelligence artificielle par exemple… Quels liens faites-vous avec les problématiques de géoingénierie qui vous occupent aujourd’hui ?

Jamais Cascio : Mes centres d’intérêt sont très variés. Parfois je m’appelle « le généraliste distrait ». Il n’y a pas de connexion évidente entre le développement durable et des choses comme l’intelligence artificielle ou le Metaverse. Ce que je recherche dans le travail que je mène, dans les centres d’intérêt que j’observe, ce sont les connexions cachées. Les intersections entre des sujets qui semblent différents. Ainsi, je pense qu’il y a un lien entre, par exemple, le Metaverse et la durabilité, dans la façon dont la technologie, qui préside à la fois au Metaverse et au développement durable, nous expose à l’information. L’un comme l’autre transforme le monde qui nous entoure en source d’information.

Il y a certainement là une des passerelles valables vers un monde plus soutenable… Plus vous disposez d’informations, plus les systèmes, auparavant invisibles, deviennent visibles. Mieux vous pouvez faire des choix adaptés.

InternetActu.net : Vous êtes d’abord un prospectiviste et futurologue reconnu. Vous avez récemment sur FastCompany décrit votre méthode, néanmoins, il semble toujours difficile d’évaluer les probabilités, les possibilités entre les différents scénarios que le prospectiviste peut proposer. Qu’est-ce qui donne du crédit à un scénario par rapport à un autre ? Pas l’idéologie qui le sous-tend tout de même ?

Jamais Cascio : La plupart de mon travail, hélas, est instinctif, informel, viscéral… Je ne sais pas donner rapidement les trois points saillants pour dire les tendances à venir, ou le scénario qui sera le meilleur ou qui aura plus de chance de se réaliser qu’un autre. En même temps, la plupart du temps, ce n’est pas ainsi que je fonctionne. Avec la plupart des gens avec lesquels je travaille, j’ai plutôt l’habitude de leur expliquer pourquoi ce qu’ils avancent risque d’être faux. J’essaye de montrer qu’ils se trompent de manière utile. Mon objectif est plutôt de montrer les intersections, les résultats qui amènent des surprises… La question n’est pas tant qu’un scénario soit plus crédible qu’un autre : mais qu’il soit plus provocateur ! Car quand il l’est, cela nous dit quelque chose du présent que nous n’avions pas déjà vu. La valeur d’un scénario, d’une approche prospectiviste consiste à éliminer les choix qui autrement seraient difficiles à voir.

InternetActu.net : Que pensez-vous de l’utilisation des jeux sérieux en prospective, comme Superstruct que vous avez développé avec Jane McGonigal. ?

Jamais Cascio : Je pense que le jeu, la méthode du jeu est probablement la plus importante révolution dans le domaine de la prospective. Parce que le jeu est intrinsèquement actif. Avec le jeu vous n’êtes plus un observateur passif, vous êtes engagé dans le jeu.

Je crois profondément que la prospective ne pourrait pas fonctionner avec des gens qui la recevraient passivement. Le public doit être engagé dans la création de travaux sur l’avenir, de scénarios sur le futur. Cette habileté à s’engager, à avoir une main dans les résultats du futur, cette capacité à intervenir est bien plus lumineuse, éducative pour les gens. Cela leur permet de mieux comprendre où sont véritablement les options.

InternetActu.net : L’intelligence collective uniformise-t-elle les visions ou permet-elle de mieux prédire l’avenir ?

Jamais Cascio : L’intelligence collective ou la sagesse des foules – quelque soit la façon dont on la nomme… -, toutes ces méthodes d’intelligence participative nous guident, nous conduisent à de meilleurs résultats. Même si, bien sûr, il y a de mauvaises utilisations de ces méthodes.

Pour moi, la vraie valeur de cette intelligence collective vient de la grande diversité d’idées qu’elle produit. Je crois profondément que l’intelligence est un phénomène social, pas quelque chose lié et limité à nos compétences personnelles. Un groupe de gens est plus à même de créer un meilleur scénario, plus riche, plus sophistiqué, qu’une personne isolée. Non seulement le groupe connait plus de choses, mais il est également plus capable de les évaluer. Cette multiplicité d’interaction, c’est complexité d’évaluation est assurément ce qui fait l’apport des méthodes collectives.

InternetActu.net : En même temps, le travail du futurologue comme le votre semble plutôt un travail isolé…

Jamais Cascio : Oui ! (rires). Le travail solitaire que j’accomplis consiste à mettre de plus en plus de gens dans le processus. Je travaille seul, mais dans un objectif d’élargissement…

InternetActu.net : Quelle est la place de la Singularité dans le futur ? Comment évaluez-vous les possibilités de transformations radicales liées à des technologies radicales ?

Jamais Cascio : Nul n’est responsable des transformations radicales, qui sont par nature inévitables. Là où je suis sceptique ou critique quant à l’argument de l’arrivée d’une Singularité, n’est pas par rapport au fait que quelque chose d’inévitable puisse arriver, mais bien plutôt sur le concept lui-même de Singularité, sur la façon dont les tenants de la Singularité pensent que cette transformation va arriver, et cette approche quasi religieuse de l’infaillibilité de leur prédiction.

Le problème c’est que cette croyance est en profonde rupture avec la façon dont le monde marche vraiment. Dans le monde réel, les machines tombent en panne tout le temps, les gens qui font des choix politiques ne le font pas tout le temps avec des arguments rationnels, mais par rapport aux lobbys qui les influencent… Le vrai monde est bordélique et complexe. Il est très difficile d’évaluer la manière dont la technologie se concentre sur les gens et la façon dont ils devraient le faire. Le monde réel ne se réduit pas à une analyse algorithmique quantitative… Ces visions d’une transformation radicale semblent conduites par la croyance que d’un coup, tout va changer. J’aimerais voir plus de gens se plonger dans l’étude de transformations radicales, mais d’un point de vue et dans une perspective humaniste. Avec des anthropologues et des sociologues… plus tôt que seulement avec des informaticiens.

Propos recueillis le 7 mai 2009 par Hubert Guillaud, avec la complicité de Rémi Sussan et Xavier de la Porte (qui consacrait le dernier numéro de Place de la Toile à Lift également).

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0 commentaires

  1. Il est forcément salutaire de ne pas s’enfermer dans la présent et, face à la puissance acquise par l’humanité sur elle-même et son environnement, il est plus qu’utile de chercher à trouver des prises sur le futur et ses conséquences potentielles. Reprendre le matériau de la science-fiction, cette autre interface culturelle, pourrait être pris comme un moyen complémentaire de nourrir cette nécessaire réflexivité collective. Pour quelques inspirations sur ce point, voir par exemple : http://yannickrumpala.wordpress.com/2008/12/17/ce-que-la-science-fiction-peut-apporter-a-la-pensee-politique/

  2. Je n’arrive pas à regarder l’avenir avec inquiétude. j’ai la conviction que l’intelligence naturelle nous dirigera toujours (même avec un peu de lenteur, parfois) vers des solutions positives.