Lors de la seconde édition de Lift France, quatre designers sont venus montrer comment le numérique interroge et transforme la conception. Quatre approches très différentes du design pour mieux en comprendre les enjeux d’aujourd’hui.
Design, retrouver la patine des objets
Matt Cottam est designer et s’occupe de l’agence Tellart. Alors qu’il travaille avec l’électronique tous les jours, Matt Cottam est l’héritier d’une longue tradition du design industriel, c’est-à-dire de la conception d’objets riches d’une diversité de matériaux qui va bien au-delà du plastique et de l’électronique qui façonnent tous nos objets quotidiens.
Image : Matt Cottam sur la scène de Lift, photographié par Florent Kervokian.
En déménageant récemment, Matt a dû, comme bien d’entre nous, choisir entre les objets dont il devait se séparer et ceux qu’il devait emmener. Parmi ceux-ci, il y avait une boite de vieux caractères d’imprimerie, qu’il a embarquée avec lui, sans savoir à quoi cela pouvait servir, mais sans qu’il soit possible de se séparer de ces objets, chargés d’une histoire et d’une valeur affective. Ces caractères d’imprimerie lui ont donné l’envie de travailler avec des objets organiques, des objets patinés par le temps, en redécouvrant des méthodes de conception et de fabrication traditionnelles assez simples. Cette réaction à la dépersonnalisation des coques de plastique des objets d’aujourd’hui paraît pour le designer un retour à la matière, aux sens, aux imperfections familières des objets usés et patinés par le temps et l’usage… Mais comment introduire de la patine dans des objets modernes ?
Dans un premier temps, il a utilisé des images provenant de vieux livres de mobilier pour les interroger, en les travaillant sous Photoshop, en imprimant, les découpant au laser, en les brûlants, en les gravant… Jusqu’à refaire des objets en papier en trois dimensions, comme des chaises du XIXe siècle ainsi réinventées et refabriquées via les outils d’aujourd’hui.
Mais le papier n’était pas suffisamment « physique ». Et Matt a décidé de passer au travail du bois. En créant d’abord des cubes de lettres, comme des jeux pour enfants. Puis il a décidé d’incorporer de l’électronique dans le bois, pour avoir une autre matière avec laquelle interagir. Il a ainsi imaginé une souris en bois, que les gens pouvaient sentir, toucher autrement. Puis il a créé des pièces de menuiserie, capables de s’emboiter, de s’assembler, via des gouttières… De simples pairs de pièces de bois capables de connexions binaires. A l’intérieur, Matt a introduit des cartes Arduino, de petits ordinateurs dotés de détecteurs de mouvements, d’aimants, de lumières… communiquant entre eux. Les pièces de bois vibraient, bruissaient quand elles n’étaient pas assemblées et devenaient silencieuses quand les deux pairs s’assemblaient. Contrairement à notre électronique de plastique et de métal, ces objets ont vécu leur vie. Certaines pièces de bois ont été mangées par son chien, sur d’autres sa femme a dessiné dessus, il en a teint certaines…
Ce travail du temps, de l’usage avait pour but de montrer que la patine créée un attachement supplémentaire, qu’elle donne de l’intégrité à des objets du quotidien. C’est ce que Matt Cottam a défini comme une “logique du bois” (wooden logic), dans le remarquable travail de thèse qu’il vient de mettre en ligne (.pdf) et qui décrit par le détail toute l’expérience qu’il tente ici de résumer.
Cela montre que le design n’a pas seulement pour but de créer des objets finis. Au contraire. Personnaliser les objets leur donne de la valeur, à l’image de ces bijoux en plastique conçus via une imprimante 3D que les gens pouvaient fabriquer et personnaliser très simplement au Maker Lab du Festival international de design de Berlin (images).
Matt Cottam termine en présentant une dernière expérience. Celle menée dans le projet BluDot RealGood Experiment, consistant à abandonner des chaises dans New York, des chaises dotées de puces permettant de les géolocaliser pour voir leur parcours, voir comment les gens allaient s’en servir, les récupérer, les utiliser (vidéo).
Real Good Chair Experiment from Tellart on Vimeo.
Tout cela a visiblement un but. Retrouver l’âme des objets matériels que l’électronique a tendance à unifier et dépersonnaliser.
Design, les nouveaux corsaires
Le designer Jean-Louis Fréchin de l’agence Nodesign, affirme trouver dans le “corsaire” un nouveau modèle d’innovation. Vivant dans un univers plus régulé que le “pirate”, le corsaire désigne l’équipage d’un navire civil armé et autorisé à attaquer des ennemis en temps de guerre. Il est également un explorateur. Peut-être peut-on même voir en lui le premier hacker ? Armé de cette métaphore, Jean-Louis Fréchin espère partir à l’abordage d’anciennes industries aux pratiques lourdes et archaïques, afin de les féconder par un usage intelligent des nouvelles technologies.
Image : Jean-Louis Fréchin sur la scène de Lift, photographié par Florent Kervokian.
Aujourd’hui, l’industrie, au sens classique du terme, n’a pas bonne presse. La notion de produit en série passe mal à l’heure où chacun espère posséder quelque chose d’unique. L’époque de la Ford T, « qu’on peut choisir de n’importe quelle couleur, pourvu qu’elle soit noire » voire de la quatre chevaux « qui fait rouler la France » est bien révolue.
Il faut donc inventer de nouvelles conceptions de fabrication-distribution et réaliser des objets du XXIe siècle, des objets-services des objets-interfaces qui permettent une post-production par les utilisateurs.
La première « vieille industrie » attaquée par les « nouveaux corsaires » comme se définit le designer a été celle du papier peint, une activité dont les méthodes n’ont guère évolué depuis longtemps. La première action a consisté à « parasiter les machines », les cylindres qui impriment le papier peint, en les connectant à un ordinateur. On peut ainsi créer ses propres motifs, en pilotant l’impression par logiciel. Et s’amuser à utiliser l’ASCII art ou ses propres empreintes digitales comme motifs, explique son complice Uros Petrevski.
Projet FabWall from NoDesign on Vimeo.
Mais ces différentes améliorations ne font que préfigurer le dernier projet, plus sophistiqué, celui du « papier peint augmenté » grâce auquel les deux designers ont remporté le grand prix du Wall PaperLab, cette exposition au musée des Arts décoratifs lancée par l’Association pour la promotion du papier peint. L’idée est d’utiliser des motifs particuliers, pouvant être lus sur le principe du Flashcode et permettant d’augmenter le papier peint d’informations quand on le regarde via un smartphone. Si on regarde les murs décorés avec ce nouveau système par l’intermédiaire d’un téléphone on pourra y voir inscrit des “souvenirs” en réalité augmentée : inscriptions, décorations personnelles de toutes sortes, voire même des objets en 3D qui seront lisibles via le tag imprimé comme motif sur le papier (vidéo).
FabWall – WallPaperLab 2010 from NoDesign on Vimeo.
Cela va bien plus loin que la fausse idée de « customisation » pour devenir une véritable « post-production », un « papier peint à finir soi-même ».
Par ce genre de procédé, on peut imaginer redéfinir un nouvel artisanat pour le XXIe siècle. Et dans cette optique, les projets de FabLab que défend ardemment Jean-Louis Fréchin prennent toute leur valeur. Avec des projets de ce type, le FabLab n’est pas seulement un enjeu social, il est aussi un enjeu économique et éducatif.
La France a toujours eu du mal à concilier l’art et l’industrie au contraire d’autres pays européens. C’est encore plus difficile aujourd’hui, car la France n’est même plus un pays industriel, estime le designer. Mais le FabLab permet de réconcilier non seulement la technologie et l’art, mais aussi la société et les gens. Il faudra sans doute concevoir de nouveaux modèles pour opérer cette mutation, bien sûr. A l’instar du corsaire, qui vit dans un environnement sauvage, mais néanmoins plus régulé que le pirate, c’est peut-être vers un modèle de « place du marché » qu’on va se diriger, pour intégrer ces nouveaux processus artisanaux. Celui-ci se trouve à mi-chemin entre la cathédrale, où tout est décidé d’en haut, et le bazar, où tout émerge à partir du bas. Dans une place de marché, il peut tout se passer, mais on sait néanmoins toujours ce qu’on va y trouver.
Design, concevoir l’hybridation
Ingénieur, Amit Zoran était chargé, il y a 10 ans, de développer des algorithmes informatiques, avant de se lancer dans le design et d’essayer de fusionner ces disciplines au Media Lab du MIT en s’intéressant à la notion de “fabrication personnelle numérique » (personal digital fabrication), à coups d’imprimantes 3D, de machines à découper au laser, mais également de crayons, marteaux, ciseaux à bois…
Image : Amit Zoran sur la scène de Lift France, photographié par Florent Kervokian.
Pour Zoran, le design nécessite une main, une ou plusieurs machines, mais aussi et surtout un récit, une vision (narrative, en VO), afin de dépasser les limites imposées par les matériaux ou process de fabrication disponibles, et d’essayer d’explorer ce qui pourrait être possible, de susciter des réflexions, d’imaginer de nouveaux objets que peut-être un jour on pourrait fabriquer…
Cela dit, remarque Amit Zoran, ce genre de libertés soulève d’autres problèmes, à commencer par le risque de « fabriquer des objets sans avenir ni passé, des objets synthétiques avec des propriétés synthétiques », comme c’est le cas de bien des objets d’aujourd’hui. C’est ce qui motive en tout cas sa vision du design, qui s’intéresse à la conception d’objets mixtes, au croisement de la technologie et de la culture.
Car c’est là la spécificité d’Amit Zoran, concevoir des objets hybrides, fusion d’éléments traditionnels et d’éléments numériques à l’image de sa célèbre Guitare Caméléon (vidéo). Cette guitare électrique est un objet évolutif et adaptable, disposant d’une table d’harmonie interchangeable, permettant de transformer l’acoustique de la guitare, non seulement de façon numérique, mais également de manière physique. La qualité d’une guitare est liée à la propriété physique des matériaux qui la compose, d’où l’idée de rendre ceux-ci en partie interchangeables.
Image : La guitare caméléon d’Amit Zoran dont on change une partie du bois pour modifier le son.
Autre exemple, avec Cornucopia (la corne d’abondance), un prototype d’imprimante 3D alimentaire. Une machine qui se compose de plusieurs modules qui traitent chacun des processus fondamentaux qui sont au coeur de la cuisine : le mélange d’ingrédients (via le « digital fabricator » qui permet d’assembler arômes et textures à la manière du pianoktail de Boris Vian), leur transformation physique et chimique (via le « mélangeur Virtuoso ») et leur présentation (via le « chef robotique »). L’idée qui sous-tend la conception de ces appareils est d’imaginer une « gastronomie numérique » optimisant à la fois le potentiel d’expression créative et personnelle du numérique comme de la cuisine. Ces instruments n’ont pas pour but seulement d’étendre la palette de ce que l’on peut cuisiner, mais également de les rendre accessibles de manière numérique, collaborative, en réseau…
Image : L’un des appareils imaginés pour le projet Cornucopia par Amit Zoran.
Ces deux exemples parmi les plus récents des travaux d’Amit Zoran montrent bien la particularité de son approche. Comment le design est un processus d’hybridation, un creuset où se rencontrent culture et technologie.
Hubert Guillaud, Jean-Marc Manach, Rémi Sussan
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Ces idées sont extraordinaires, merci pour le résumé ! Dommage que le titre soit si vague et banal, parce que l’article mérite d’être lu… je suis toujours étonné par la capacité d’innovation des designers.
C’est dommage aussi qu’on parle si souvent du design comme une « hybridation » entre « culture et technologie », et que le marché soit laissé à part… le marketing gagnerait à se rapprocher du design