Pouvons-nous devenir plus intelligents, individuellement comme collectivement ?

A l’occasion de la seconde édition de Lift France qui se tenait la semaine dernière à Marseille, retour sur l’intelligence collective et individuelle. Pouvons-nous devenir plus intelligents, individuellement comme collectivement ? Pouvons nous apprendre mieux et plus vite ? Mieux se souvenir ? Prendre de meilleures décisions ? C’est la question qu’adressaient les organisateurs de la conférence à Anders Sandberg et François Taddéi.

Elaborer de nouveaux systèmes d’intelligence collective

Anders Sandberg travaille à l’Institut pour le futur de l’humanité d’Oxford, un lieu “à la limite de la philosophie” ou l’on s’efforce d’être bizarre, affirme-t-il (voir notre récente interview).

La plupart des grands problèmes auxquels nous faisons face aujourd’hui n’auraient même pas été compris il y a quelques années, estime Sandberg. Pourquoi ? Parce que résoudre les problèmes contemporains exige de plus en plus d’intelligence : comprendre les problèmes écologiques d’aujourd’hui implique de meilleures connaissances en physique par exemple. C’est pourquoi nous avons besoin de plus en plus d’intelligence.

Pour cela il existe une grande gamme de méthodes. Les plus classiques consistent à bien manger, bien dormir ou faire de l’exercice. Il existe aussi des méthodes éducatives qui ont pour objectif d’augmenter le quotient intellectuel…, bien qu’on arrive assez vite à un seuil avec ce type d’entrainement. On peut également prendre des substances chimiques, mais toutes impliquent une contrepartie, des effets secondaires : si certaines permettent de se concentrer plus facilement sur un projet, par exemple, il devient plus difficile de conduire. Il existe également des moyens pour améliorer sa mémoire, mais elles agissent chacune sur différents types de mémoire.

On peut aussi envisager de connecter directement les cerveaux et les ordinateurs. Mais en réalité, c’est un processus très difficile à mettre en place, il faut vraiment être très motivé pour entreprendre ce genre de projet, souligne Anders Sandberg qui a pourtant été un ardent défenseur du transhumanisme, c’est pourquoi il s’intéresse surtout, aujourd’hui, aux personnes handicapées, peut-être parce qu’il semble plus acceptable aujourd’hui de connecter le cerveau de personnes handicapées à des machines…

Enfin, il ya les “gadgets”, les téléphones portables par exemple, qui peuvent grandement aider notre façon de penser. L’intérêt de ces produits est qu’ils sont peu onéreux. Un objet comme le téléphone portable est apparu dans le milieu des affaires et son usage s’est aujourd’hui répandu jusque dans les pays les plus pauvres de la planète.

Enfin, il y a la connexion des cerveaux entre eux, l’intelligence collective. Celle-ci existe depuis longtemps en science, sous la forme de la “critique par les pairs”. Lorsqu’un scientifique publie, il reçoit diverses observations des autres spécialistes du domaine ce qui permet d’améliorer sa théorie originelle.

Mais le problème avec l’intelligence collective c’est que la sagesse des foules semble aller de pair avec sa folie. Ainsi, une grande foule qui délibère est un excellent moyen pour augmenter les “biais” cognitifs, autrement dit les préjugés et les préférences de groupe ! Selon les chercheurs travaillant dans ce domaine, les problèmes pour lesquels on ne dispose pas de solutions sont par exemple mieux traités par des personnes isolées que par des groupes. En revanche, les problèmes qui peuvent se subdiviser en petites tâches sont bien mieux réglés par les groupes.

Toute la question consiste donc à élaborer de nouveaux systèmes d’intelligence collective. Pour cela, il existe de multiples méthodes. Par exemple, dans un jeu à réalité alternée comme The Beast, les joueurs sont divisés en une multitude d’équipes pour résoudre les énigmes posées par le jeu.

La Wikipédia est bien sûr l’exemple le plus célèbre d’une telle connexion des cerveaux. Les recherches et les simulations d’Anders Sandberg ont permis d’établir quelques faits intéressants.

Tout d’abord, une page peut commencer à un très bas niveau et monter très vite en qualité. En fait, l’intervention de rédacteurs incompétents a peu d’incidence sur le système. Leurs erreurs sont assez vite corrigées.

Une intéressante recherche à mis face à face deux groupes différents. L’un était constitué de “spécialistes” de gens qui étaient considérés comme “très intelligents”. Le second groupe était plus divers, et comprenait des gens de niveaux très différents. Il s’avère que la qualité des pages travaillées par le second groupe s’est révélée meilleure que les pages éditées par le premier. Comment cela est-il possible ? Et bien dans le second groupe, il y avait peut-être des gens pas très doués, mais il en avait aussi de très hauts niveaux, supérieurs, en fait aux “intelligents” du premier groupe !

Les blogs constituent un autre moyen de filtrer “l’intelligence collective”, dont la qualité globale augmente via un processus de filtres entre pairs.

Aujourd’hui pourtant, la Wikipédia semble trouver ses limites, et certains se plaignent qu’il devient difficile de lui ajouter grand-chose. Il va falloir trouver des modèles capables d’aller plus loin, mais jusqu’ici toutes les tentatives ont échoué.

La plupart des recherches en intelligence collective sont connues et appréciées des spécialistes de l’internet. Mais ne faut-il pas aller plus loin ? Ne faudrait-il pas essayer de faire sortir les techniques propres à la Wikipédia du monde en ligne pour les appliquer aux mondes réels, notamment aux institutions ? C’est en tout le projet qu’esquisse Anders Sandberg, reste à en trouver les modalités concrètes.

Adapter le système éducatif à demain

Pour devenir plus intelligent, il y a une méthode très ancienne qui a peut-être besoin d’être rajeunie, l’éducation. Comment adapter le système éducatif au XXIe siècle ? Telle est la question que nous adresse François Taddéi chercheur au Centre de recherche interdisciplinaire de l’Inserm.

“Je me suis intéressé à l’éducation quand j’ai eu un enfant et qu’il est allé à l’école. C’est un enfant adorable, mais il pose trop de questions, me disait son professeur avec un ton de reproche”. Cette petite anecdote illustre bien le problème de l’école d’aujourd’hui, estime François Taddéi.

Nous vivons dans un flux d’information où il est difficile de savoir laquelle est pertinente. La méthode socratique a été inventée il y a des milliers d’années pour passer de l’information au savoir. Peut-on questionner collectivement les choses pour trouver de nouvelles narrations et scénarios ? Peut-on rendre la méthode socratique collective ? Chacun de nos enfants est un petit Socrate, même si le système éducatif leur apprend à poser de moins en moins de questions. Comment les aider à aller de plus en plus vite ? A apprendre à en poser plus de plus en plus ?

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Image : François Taddéi sur la scène de Lift, photographié par User Studio.

Le jeu d’échec est un paradigme du futur. Quand Garry Kasparov a perdu contre Deep Blue, The Economist a publié un article qui disait que si votre emploi ressemblait aux échecs, il était temps d’en changer. « Or, moi même, j’ai bâti ma carrière sur la base de ma capacité à mémoriser et à calculer », reconnaît François Taddéi. Tous les emplois qui ne concernent que le calcul et la mémorisation sont en danger et ce ne sont pas que des emplois peu qualifiés. Pourtant, une fois que l’ordinateur l’a battu aux échecs, Kasparov a lancé les échecs perfectionnés, un concours où les joueurs étaient assistés de leurs ordinateurs pour jouer. Il est intéressant d’observer que ceux qui ont gagné sont ceux qui avaient les meilleures compétences d’interaction entre l’homme et la machine et non pas ceux qui avaient le meilleur programme ou le meilleur joueur d’échec. Et François Taddéi d’en tirer une leçon : « Il faut apprendre aux enfants à utiliser la techno de manière optimale, pour faire le meilleur usage du cerveau et de l’ordinateur ».

La technologie est moralement neutre, mais elle peut-être à la fois utilisée pour détruire ou construire le monde. Le Poète TS Elliot disait dans Le Roc, l’un de ses célèbres poèmes :

« Où est la vie que nous avons perdue en vivant ?
Où est la sagesse que nous avons perdue dans la connaissance ?
Où est la connaissance que nous avons perdue dans l’information ? »

Il faut réinventer l’école estime François Taddéi. « Nous éduquons nos enfants pour les formater via une boite logique, alors que nous avons besoin d’un enseignement plus créatif pour les aider à imaginer l’avenir, à se responsabiliser, à faire ce que l’ordinateur ne sait pas faire. Tous les adultes ont été éduqués par le système éducatif passé et nous avons du mal à aller au-delà de cette boite logique qui nous a formaté et trouver de nouvelles possibilités. »

« Le monde dans lequel nous vivons s’accélère sans cesse plus avant. Lewis Carroll en 1871 avait compris qu’il fallait courir deux fois plus pour rester au même endroit et aller encore deux fois plus vite pour aller ailleurs. Pour s’adapter dans un monde qui va plus vite, il faut effectivement courir plus vite et savoir où l’on court. »

« Biologiste de formation, j’ai été formé à comprendre comment courent les bactéries », rappelle François Taddéi. « Nous savons allonger la durée de vie, lutter contre de nombreux agents pathogènes… Nous avons triplé l’espérance de vie en deux siècles. Mais les bactéries ont appris à apprendre, elles ont accru leur capacité d’apprentissage, elles savent collaborer, elles savent désapprendre, elles savent construire leur propre environnement adapté à leurs génomes et échangent des informations sur la manière de coopérer. Le paradigme des bactéries se met à l’oeuvre dans un monde de plus en plus vaste. Et il nous faut l’appliquer à l’avenir de la science. La science ouverte, tel qu’elle commence à être pratiquée, montre que les gens apprennent plus vite ainsi et qu’elle peut s’adresser à tous. »

En Afrique, l’oiseau miel ne sait pas trouver seul le miel, explique le chercheur. Il chante une jolie chanson qui va plaire aux humains, les attirer pour leur indiquer là où se situent les abeilles et l’oiseau va profiter du savoir-faire de l’humain pour récupérer un peu de miel. La légende africaine dit que si vous ne donnez pas de miel à l’oiseau, la fois suivante, il vous conduira au lion. Si l’oiseau et l’homme surexploitent la ressource, ni l’un ni l’autre n’auront de quoi vivre. En cela, la fable est une belle métaphore de la coopération. Tous les systèmes apprennent, rappelle le scientifique. Certains primates ont appris à laver des légumes avant de les manger pour qu’il n’y ait pas de sable dedans. Et cette technique s’est d’abord propagée via les jeunes femelles avant de finir par convaincre les vieux mâles dominants, s’amuse François Taddéi en comparant cette appropriation à la façon dont nos sociétés s’approprient les technologies.

Semmelweis a le premier insisté auprès des médecins pour qu’ils se lavent les mains en passant d’un malade à l’autre, de la salle d’autopsie à la salle d’accouchement. Pourtant, malgré ses démonstrations et son insistance, les docteurs de l’époque ne l’entendaient pas. « Souvent, les innovations ne prennent pas, car les gens n’acceptent pas que l’idée d’un autre ce soit mieux que leur pratique quotidienne. »

Kiran Bir Sethi à la conférence TED a évoqué le virus “i can”, c’est-à-dire le fait de pouvoir se dire « je peux le faire », un virus qu’elle tente de transmettre à des milliers d’enfants indiens pour leur donner l’envie d’apprendre et d’innover.

Il faut établir des liens entre les créateurs et réinventer la manière dont nous créons, estime encore François Taddéi. D’où l’idée d’imaginer des Campus X.0 : un campus en évolution où il faut réinventer en continu la façon dont on procède à l’éducation et dont on utilise la techno tout en étant accessible à tous sur la planète, à l’image des cours du MIT en ligne. Mais au vrai MIT, on a plus que les cours, il y a aussi les interactions avec les enseignants et les étudiants, souligne le chercheur. Plus que de donner accès à la science, « nous avons besoin de zones de créativité », insiste le chercheur, « car souvent, on est entouré de gens qui ne le sont pas. Il faut créer des espaces de création de manière constructive ». On sait qu’en France on a tendance à critiquer sans faire de propositions constructives pour aller plus loin, ce n’est pourtant pas la démarche de François Taddéi, au contraire. Il a mis en place le programme Wiser-U.net (explications additionnelles, vidéo) par lequel tente de créer un espace numérique pour échanger et créer des idées entre étudiants. C’est un espace où ils peuvent trouver des idées, réaliser des projets, de manière ouverte, utilisant l’intelligence collective…

Que peut-on faire de plus beau et de plus utile qu’une tour Eiffel, conclut François Taddéi en nous montrant le symbole d’une époque, en utilisant des technologiques d’une manière constructive et collective ? François Taddéi esquisse une piste. « Il faut créer l’avenir, car nous allons y passer le reste de leur vie », rappelle-t-il enthousiaste, avant de s’éclipser rapidement prendre un avion pour l’autre bout du monde, certainement pour en convaincre d’autres personnes de l’urgence à développer une école innovante, comme il le disait déjà l’année dernière dans une tribune au Monde.

Rémi Sussan et Hubert Guillaud

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