A l’occasion de ses 10 ans, l’excellent magazine américain The Chronicle of Higher Education a posé la question à des universitaires et experts de savoir quels seront les défis des 10 années à venir. Observons les plus significatifs…
Libérer l’innovation
Pour Steven Landsburg, professeur d’économie à l’Université de Rochester, il va être temps de passer de l’idée au travail. « L’idée que les idées doivent être libres pourrait bien être l’idée phare de la prochaine décennie« , car elle prend une nouvelle importance. L’innovation est étouffée par le droit de la propriété intellectuelle dont le respect mobilise beaucoup de ressource et engendre une sous-utilisation des innovations les plus radicales. Reste que le problème pour rendre les idées libres tout en profitant à leurs inventeurs demeure entier. Pour l’économiste iconoclaste Michael Kremer d’Harvard (Wikipédia), la solution pourrait être que les gouvernements achètent les droits sur les brevets pour les placer dans le domaine public.
Une idée qui n’est pas si simple à défendre dans le contexte libéral américain, notamment quant aux modalités possibles de mise en oeuvre. Pour Kremer, un système d’enchères et un tirage au sort gouvernemental au terme des enchères permettraient que la moitié des brevets se retrouvent dans le domaine public à un prix acceptable pour tous. Le plan Kremer bien sûr serait couteux, estime Steven Landsburg, mais en éliminant la plupart des monopoles, permettrait à l’ensemble de la population d’y gagner largement, car les innovations tombées dans le domaine public génèrent généralement bien plus de richesses que les autres.
Peter Singer, professeur de bioéthique à l’Université de Princeton dans un article sur l’internet nous rendra libre, défend la même idée : « Au cours de la prochaine décennie, les cultures fermées vont avoir de plus en plus de difficulté à garder leurs membres, voire à communiquer avec les personnes qui vivent déjà, via l’internet, dans des sociétés plus ouvertes ».
Briser les disciplines
Pour Elaine Howard Ecklund, professeur adjoint de sociologie et directeur du programme sur la religion et la vie publique à l’Institut de l’Université de Rice pour la recherche urbaine, pour relever les défis scientifiques qui s’annoncent, il va falloir abandonner les disciplines dans lesquelles la recherche est enfermée. Mais ce n’est pas si simple, surtout parce que le processus de promotion des chercheurs n’est pas conçu pour évaluer correctement la recherche interdisciplinaire. Comment pouvons-nous inciter à un travail interdisciplinaire alors que les comités scientifiques, l’argent, la promotion sont construits autour des frontières disciplinaires ? « Telles sont les questions auxquelles nous devons répondre dans les dix prochaines années si nous voulons restructurer les universités autour des problèmes de recherche plutôt que de questions de disciplines ».
Le recyclage au niveau des éléments
Pour Saleem H. Ali, professeur d’études environnementales à l’université du Vermont, il est temps de passer à la « comptabilité élémentaire ». A l’heure où les ressources se raréfient, nous allons devoir garder la trace des éléments (et notamment des métaux) – qu’il appelle le « métabolisme industriel » – qui entrent dans la composition des matériaux que nous fabriquons. Car les éléments qui les composent sont indéfiniment renouvelables au niveau chimique. Mais nous concevons des produits qui enferment des éléments dans des formes qui prennent beaucoup d’énergie à récupérer. Or, « dégager les éléments des produits de consommation sera d’autant plus nécessaire que les ressources extraites seront de plus en plus rares. » Le recyclage est déjà devenu une composante de la conception industrielle, mais à l’avenir, il faudra aller encore plus loin et suivre les éléments qui entrent dans un produit tout en prévoyant l’énergie nécessaire pour les récupérer. Pour Saleem H. Ali, un tel système de traçage, une telle « comptabilité élémentaire » pourrait surtout permettre aux entreprises de chercher de nouveaux débouchés pour les matériaux récupérés, tout en permettant à toute la chaine de mieux garder trace des polluants et matériaux rares ou dangereux et de respecter les normes de qualité. L’écologie industrielle doit nous fournir les outils d’analyse de cycle de vie des objets pour mieux rationaliser cette comptabilité élémentaire qui s’annonce, estime-t-il. Si nous connaissons les composants qui entrent dans l’industrie alimentaire, demain il nous faudra connaître les composants qui entrent dans tous les autres produits industriels.
Leo Lewis, spécialiste des questions économiques au Times, ne disait pas autre chose dans un passionnant article sur la géopolitique des matières premières traduit par Courrier international, montrant l’importance stratégique des métaux rares qui font notamment fonctionner tous nos appareils électroniques.
L’étude objective de la subjectivité
Pour Brian Knutson, professeur agrégé de psychologie et de neurosciences à l’université de Stanford, nous avons longtemps pensé que l’objectivité et la subjectivité opéraient dans des domaines différents et mutuellement exclusifs l’un de l’autre. Tant et si bien qu’elles sont aujourd’hui dissociées dans les cultures universitaires : les sciences dures vénèrent l’objectivité et les sciences humaines se complaisent dans la subjectivité, résume-t-il. Heureusement, estime le professeur, les scientifiques commencent à étudier objectivement la subjectivité pour transformer la perception de l’action et « casser le code neural de la subjectivité ».
Pour l’instant, de nombreuses disciplines, peu reliées entre elles, étudient le comportement humain et l’examen du fonctionnement de son cerveau. Et les applications pratiques de la « neuroéconomie » ou des « neurosciences sociales » ne vont pas aller sans soulever des questions éthiques, d’autant plus si les cartes de la subjectivité que les scientifiques dresseront nous permettent de nous connaître mieux que nous-mêmes.
L’impact social de l’ADN
Le 10e anniversaire du décodage du génome humain a été marqué par une grande prudence, estime Alondra Nelson, professeur associé de sociologie à l’université de Columbia. Le journaliste scientifique Nicholas Wade, dans le New York Times, déclarait récemment que les objectifs biomédicaux de la génomique (comme la médecine personnalisée à l’échelle du génome) restaient encore « en grande partie hors de portée ». Mais si l’utilité thérapeutique du génome est encore difficile à estimer, la vie sociale de l’ADN est d’ores et déjà indéniable et va avoir des impacts innombrables sur notre vie sociale estime Alondra Nelson. Par exemple, dans le cas de la justice pénale, si les autorités sont incapables de trouver une correspondance entre un morceau d’ADN et la base de données génétique des condamnés, ils pourraient dès à présent rechercher des correspondances partielles permettant par exemple d’estimer que tel délinquant fiché est lié génétiquement au suspect recherché. L’introduction de cette forme controversée de l’analyse génétique pourrait avoir un impact dévastateur sur notre société. Le déterminisme génétique, ou plutôt, comme le dit le sociologue Troy Duster, « le prisme de l’héritabilité », risque d’avoir des conséquences fortes sur la vie sociale. « La prochaine décennie pourrait bien voir l’arrivée d’un Zeitgeist génomique… dont nous mesurons encore mal les conséquences », conclut la chercheuse.
« Le Projet de décodage du génome humain a omis de remettre ce qu’il avait promis, un livre de code dans lequel nous pourrions identifier les gènes responsables de nombreuses maladies. Mais la raison de cet échec est en soi une découverte majeure : le génome est beaucoup plus dynamique et variable que nous le pensions. L’activité des gènes varie au sein de chaque personne, tout au long de la vie, et en réponse à des environnements changeants. Les gènes varient à des niveaux élevés dans les gens, les groupes ethniques, et les époques. Et c’est une grande nouvelle », estime Jonathan Haidt, professeur de psychologie à l’université de Virginie dans sa tribune sur la rapidité de l’évolution. Longtemps, nous avons pensé que l’évolution avait été si lente, qu’il ne pouvait y avoir de différences significatives entre les groupes génétiques humains : la génétique était censée avoir été finalisée au cours du Pléistocène, il y a deux millions d’années.
Hormis quelques variations insignifiantes relatives à une adaptation au climat, nous étions tous censés avoir le même code génétique. « Mais maintenant que nous pouvons examiner des cartes génétiques partielles à partir de milliers de personnes à travers le monde, ce point de vue est en ruine. L’évolution génétique n’est pas lente et elle ne s’est pas arrêtée il y a 50 000 ans, quand nous avons commencé à quitter l’Afrique. Au contraire, la diaspora de l’homme a augmenté le rythme des changements génétiques. Quand les gens se sont exposés à de nouveaux climats, à des agents pathogènes, à de nouveaux régimes alimentaires, à de nouvelles technologies et structures sociales, ils ont exposé leurs gènes à des pressions de sélections nouvelles. Vous n’avez pas besoin de 50 millénaires pour obtenir de grands changements. Certains éleveurs de renard de Russie ont créé une nouvelle espèce de renard canin en seulement 30 générations. Certains groupes ethniques se sont adaptés à digérer le lait à l’âge adulte ou à respirer plus facilement à de hautes altitudes. Que se passera-t-il quand la génétique parviendra à percevoir les traits de personnalités héréditaires qui nous composent ? »
Le délabrement des infrastructures
L’état actuel de l’infrastructure américaine en génie civil (routes, ponts, adduction d’eau et autres) a reçu la note globale de D de la part de l’association des ingénieurs civils américains. Ce qui n’est pas de bon augure. Augmenter la note globale des pays pauvres nécessiterait des investissements tels qu’il est peu probable qu’ils soient disponibles au cours de la prochaine décennie, estime Henry Petroski, professeur d’histoire du génie civil à la Duke University dans sa tribune sur la chute des infrastructures. Le récent American Recovery and Reinvestment Act adopté en 2009 n’a consacré que 100 milliards de dollars (sur les 787 milliards de fonds) à des projets de construction d’infrastructures, rappelle-t-il. « Les infrastructures de nos sociétés vieillissent et se détériorent ». Dans beaucoup de villes américaines, les tuyaux de fonte qui amènent l’eau dans les immeubles sont vieux de plus d’un siècle et les accidents se multiplient, comme la rupture récente d’une conduite d’eau dans la région de Boston qui a conduit les habitants à devoir faire bouillir leur eau pour la boire.
Et ce délabrement généralisé va continuer, estime l’ingénieur, d’autant que c’est souvent les infrastructures qui pâtissent les premières des coupes budgétaires. « Les bases physiques de notre civilisation s’écroulent sous le poids de nos plaintes à leurs sujets et de notre négligence envers celles-ci, tant et si bien qu’il sera impossible de faire face à sa réparation ». Le changement de terminologie entre travaux publics et infrastructure peut avoir contribué à détourner les électeurs de leur obligation collective et de leur responsabilité civique, estime le chercheur. Mais nous continuons à en dépendre à chaque instant, d’où l’urgence d’en maintenir la qualité.
A moins qu’il ne faille imaginer l’inverse, comme l’estime Nick Rosen, auteur du livre et du blog Off the Gridd, qui raconte comment un nombre croissant d’Américains choisissent de ne pas se raccorder à l’eau ou à l’électricité. Pour lui, le réseau a été organisé pour répondre aux besoins de l’industrie, pas des consommateurs. « Et maintenant, on nous vend le « réseau intelligent », qui ne va faire que pérenniser un système qui n’a plus aucun sens à l’ère des énergies renouvelables. Le réseau intelligent à l’air convaincant à première vue, mais il n’y a pas eu de débat sur l’instance habilitée à contrôler la technologie, à accéder aux données collectées par les compteurs intelligents au domicile des usagers et à décider des tarifs que les compagnies d’électricité pourront pratiquer en cas de pics de demande. »
Comment éviter l’âge des ténèbres culturel ?
« Pour nous tous qui travaillons dans les universités et en particulier dans les sciences humaines (mais les chercheurs en mathématique pure sont également confrontés à ce même problème), le principal défi de la prochaine décennie sera d’expliquer pourquoi ce que nous faisons est essentiel, et n’est pas une option », estime Mary Beard (blog), professeur de lettres classiques à l’université de Cambridge dans sa tribune. Nous aurons besoin d’expliquer que les études classiques ne peuvent pas simplement être mises en attente et reprises plus tard, quand l’argent coulera à nouveau, car les compétences et la tradition qui défendent nos connaissances risquent de mourir d’ici là, surtout dans un monde où plus grand monde n’a accès à Homère ou Dante dans leurs langues d’origine, estime la chercheuse. Mais plus encore, il faut se préoccuper de savoir qu’elle est la place de la culture (quelle culture ? La culture de qui ? Pour qui ?) dans notre société.
James Elikins, professeur d’histoire de l’art à l’école d’art de l’Institut de Chicago, dresse le même constat dans le domaine artistique. L’art contemporain est devenu « post-post-moderne » ou encore « alter-moderne » et s’est déplacé au-delà de la beauté et de l’esthétique pour devenir « extra-esthétique » ou même « inesthétique ». Il est également devenu « transnational » voire « post-national »… Les études visuelles (Visual Studies) qui s’intéressent à la culture populaire, aux médias, à la publicité entrent en collision avec l’histoire et la théorie de l’art qui perdent de leur emprise sur l’art contemporain. Là aussi, les termes de la conversation qui fondent la discipline vont changer.
« Je suppose que chaque époque connait un débat sur le rapport de l’individu au collectif, avec des préoccupations associées sur la place du génie et de l’expertise, mais je soupçonne que nous allons vers une décennie qui sera bien plus sensible à cette tension », estime Daniel Cohen (blog), directeur du Centre pour l’Histoire et des nouveaux médias à l’université George Mason. « Un nouveau romantisme qui révère la conduite personnelle et l’unicité se lève », comme l’illustrent les livres d’Andrew Keen (Le culte de l’amateur), Jaron Lanier (You are not a gadget) et Nicolas Carr (The Shallows), écrits en réaction à la nouvelle culture de masse liée à l’internet. Tout comme l’expansion mondiale de restauration rapide engendra le mouvement slow-food, la prochaine décennie verra poindre une contre-révolution autour de l’information « lente », la pensée individuelle et la créativité, estime le professeur.
Repenser la conception technologique
Pour Jaron Lanier d’ailleurs, architecte associé chez Microsoft Research et un innovateur en résidence à l’Ecole de communication et de journalisme d’Annenberg de l’université de Californie du Sud, et auteur du récent (You are not a gadget, le défi des prochaines années repose sur la fin de la particularité de l’homme.
A une conférence, récemment, il a demandé à l’audience d’éteindre leurs ordinateurs pour l’écouter. « La raison la plus importante n’était pas tant de me faire me sentir respecté, que de faire exister l’auditoire. Si vous écoutez d’abord, et écrivez plus tard, alors tout ce que vous écrirez aura eu le temps à filtrer à travers votre cerveau, et vous serez ce que vous dites. C’est ce qui fait que vous existez. Si vous êtes seulement un réflecteur de l’information, êtes-vous vraiment là ? »
Le délabrement de la croyance en soi n’est pas mû par la technologie, estime Lanier, mais par la culture des technologues, notamment via leurs créations les plus récentes, comme Facebook ou Twitter, qui nous font croire que tout le monde est vivant grâce à elles. « De telles conceptions donnent à penser que l’information est une substance autonome, indépendante de l’expérience de l’homme ou de toute perspective. » L’homme n’est plus qu’une composante d’un ordinateur mondial émergent.
Or, cette évolution a des conséquences palpables, souligne Lanier. « D’une part, le pouvoir revient aux propriétaires des nœuds centraux sur l’informatique mondiale. (…) Ceux qui ne sont pas eux-mêmes à proximité d’un nœud central ont leur propre cognition qui se transforme progressivement en commodité. Quelqu’un qui à l’habitude de vendre des illustrations commerciales doit désormais les donner, par exemple, et c’est un tiers qui se fait de l’argent sur ses publicités. Les étudiants se tournent vers Wikipédia, et souvent ne remarquent pas que l’acceptation d’une seule et même version collective de la réalité a pour effet d’éroder leur personnalité.
Ce changement dans la culture humaine est dû à la conception de logiciels, et est piloté par une nouvelle sorte de religion « nerd » basée autour d’une croyance fondamentale que le cerveau global n’est pas seulement émergent, mais remplacera l’humanité », estime Lanier.
« Reste à savoir comment nous allons nous extraire de ces conceptions logicielles anti-humains qui se sont mises à tout faire »…
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Je suis à la fois fasciné par les nouvelles technologies qui se déversent à grand flux via le web et en même temps, je suis dubitatif et réservé sur l’évolution de l’homme dans ces technologies.
Avec internet est le venu le temps de l’instantané, de l’ubiquité, et aussi de la gratuité. Le mouvement internet se faisant à la vitesse de la lumière, on peut se poser des questions sur la capacité de notre société à encaisser ces changements. En 1995, j’étais émerveillé de surfer sur le web en 56k avec du web statique. Je n’aurais jamais pu imaginer ce que serait le web 15 ans plus tard !
Aujourd’hui, ce média va tellement vite que l’on a même pas le temps de réellement se l’approprier.
Cette technologie soi-disant au service de l’homme n’est-elle pas en train de l’asservir ? Malgré mon envie de nouvelles technos, je ne cesse de me poser la question.
Cet article a été repris par LeMonde.fr.
La question du risque de « délabrement des infrastructures » est discutée dans le dernier livre de DIdier Lombard qui s’inquiète du retard des Européens dans le très haut débit en raison des contraintes bruxelloises et du manque de vision des « politiques »…
Panorama très intéressant. Et beaucoup de travail en perspective. Reste à savoir qui va prendre en charge ces défis…
Sur la question de l’ADN, de la génétique, je conseille à tous la (re)lecture de Richard Dawkins « Le Gène égoïste » & Desmond Morris « Le Singe Nu » !