Le mythe de la courbe de l’adoption des technologies

Vous connaissez certainement la courbe de l’adoption des technologies du Gartner (le Hype CycleWikipédia -, c’est-à-dire comme on devrait le traduire plus littéralement « le cycle du battage publicitaire des technologies ») publiée chaque année par cet institut d’études américain pour distinguer les technologies les plus prometteuses et celles en passe de tomber dans l’oubli. Nicolas Nova sur le blog de la conférence Lift en faisait récemment une critique plutôt instruite, reprenant les propos de plusieurs blogs qui ont éreinté la méthode.

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Image : La courbe générale du Hype Cycle par le Gartner.

La réflexion est partie du travail de Julian Bleecker qui essayait de dresser une typologie des façons dont on représente le futur.

La courbe du Gartner décrit un cycle des produits et des technologies, mais estime que tous connaissent un pic d’attentes démesurées, puis, après une période de déception, qu’ils finissent par être adoptés par les gens. Une vision de la technologie qui tout de même pose problème. La courbe se projette comme un cycle qui concernerait tous les produits et toutes les technologies qui connaîtraient toutes une phase de désillusion avant de devenir un succès… Ce qui est totalement faux. Certains produits forment des espoirs à plusieurs reprises, d’autres ne réussissent jamais, comme le Jet Pack. La courbe ne mesure le succès qu’à l’aune de la désirabilité, sans bien préciser ce que cela signifie.

Autre problème : la courbe suggère l’idée que le progrès ne peut pas être arrêté et que chaque produit et chaque technologie trouveront sa place sur le marché. Comme l’explique Richard Veryard, vu depuis la courbe du Gartner, toutes les technologies semblent avoir le même résultat final. Pire, tous les points sont parfaitement sur la ligne. Pour un esprit scientifique, cela signifie que les coordonnées ne sont pas fondées sur des mesures précises et que la courbe elle-même n’est pas soumise à des recherches scientifiques ou des étalonnages. Elle est basée sur un modèle standard d’ingénierie.
Autre remarque : la forme de la ligne n’a pas changé (ou accéléré) depuis 10 ans, alors que de nombreuses études suggèrent que le rythme des technologies ne cesse de se raccourcir. On pourrait également s’attendre à ce que la quantité d’attention reçue pour chaque technologie puisse être affectée par l’attention que reçoivent également les technologies concurrentes…

Pour Jorge Aranda, la courbe est fallacieuse, car elle suggère que, quelle que soit la technologie, quand bien même ses objectifs seraient inatteignables, « vous verrez la lumière au bout du tunnel ». Ce scénario de dénouement heureux est assez improbable.

Autre reproche. Si on regarde les courbes établies année après année, on constate qu’un certain nombre de technologies sont tout simplement tombées du radar. La vidéoconférence et le podcasting par exemple s’en sont allés. Mais où ?

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Image : Le Hype Cycle vu par Geekandpoke, via Techcrunch.

Mark Raskino du Gartner est venu défendre le Hype Cycle, comme un outil qualitatif proposant une courbe standard alors qu’elle devrait être différente pour chaque innovation individuelle. Le Gartner distingue néanmoins certaines technologies, comme les technologies obsolètes, c’est-à-dire celles qui n’ont pas atteint le plateau d’adoption tant convoité. Et de se justifier en expliquant que la majorité des technologies réussissent, mais « peut-être dans des niches de marché ». Le Gartner, rappelle-t-il choisit chaque année ses technologies émergentes parmi quelque 1800 technologies, qui sont toutes suivies dans des rapports spécialisés, même si elles n’apparaissent pas sur cette courbe.

La courbe du Gartner n’est donc un produit commercial (puisque les rapports qui y sont attachés sont vendus par le Gartner) qui n’engage que ceux qui y croient. Dans le cycle des technologies, nous sommes souvent de l’ordre de la croyance, et où la mode, la Hype, a décidément tous les droits sur la raison.

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0 commentaires

  1. C’est mieux en le disant, nous sommes d’accord. Cela dit, on ne peut pas nier que cette courbe ait été et soit un instrument simple et efficace pour parler de changement et d’innovation, de se projeter dedans. Simplifier c’est trahir, mais simplifier c’est aider à comprendre.
    Je pense par ailleurs que cette courbe a l’avantage de poser simplement les grandes étapes d’un changement ou d’un processus d’adoption idéalisé. C’est donc un point de départ, ou un scénario de référence, si l’on veut. On peut alors facilement la faire évoluer, dévier, fonction de ce qui se passe. Et en effet, ça peut mourir, rebondir, muter, etc.
    Nous serons donc d’accord pour que, d’un point de vue scientifique, l’objet relève du mode Playschool. La question sera donc : à la place, vous proposez quoi ?

  2. Oui, idéalisé Alexis. Je le remplacerais pour ma part par de la mesure des résultats d’un projet, et des étapes chiffrées et chiffrables. Chez Google par exemple, la plupart du temps, on fait évoluer un projet selon les chiffres que sa mesure apporte…

    Je n’ai pas eu le temps de regarder plus avant le travail de Bleecker que je pointais dans l’article, mais il me semblait intéressant également de regarder les autres formes de représentation du futur. Au moins parce qu’il ne peut n’y en avoir qu’une. Et c’est le sens de cette critique.

    Je ne le remplace pas par une chose, mais par une variété de regards, pour essayer de mieux démêler la complexité de l’innovation techno. Ca répond ?

  3. Alexis ! Simplifier c’est aussi préjuger ! c’est pour cela que l’alligator ressemble à un tronc d’arbre…
    « cette courbe a l’avantage de poser simplement les grandes étapes d’un changement ou d’un processus d’adoption idéalisé.
    C’est donc un point de départ, ou un scénario de référence »
    Bon ! comme scénario idéal de référence on pourrait vraiment faire mieux : une phase d’étude, une phase de test, un lancement, de préférence échelonné, et une courbe d’adoption qui est fonction des spécificités de ladite technologie (et des besoins !); mais aussi la possibilité d’abandonner le processus ou de repartir en arrière… Bref une approche rationnelle !
    Cette courbe « incantatoire » n’est pas conditionnée par l’innovation elle même ni par la manière dont l’innovation se produit, mais par le contexte dans lequel cette innovation se produit à savoir un système marchand qui à désespérément besoin que des produits toujours nouveaux trouvent un succès commercial le plus grand possible… l’aboutissement de cette courbe est à coup sûr l’adoption massive du nouveau produit (la phase de productivité (?)).
    Plus encore que l’histoire, fruit d’un présent qui se regarde dans le passé, la « futurologie » est un leurre qui ne fait que révéler nos attentes. Le simple fait de tracer une telle courbe montre que l’innovation technique est considérée comme une fonction de la société, que sa forme « doit être » celle que nous montre le Gartner parce que c’est celle dont nous sommes convaincus d’avoir besoin, à la limite on pourrait dire que toute innovation soit sera « forcée » selon cette courbe soit sera considérée comme un échec.
    Curieusement aucune évaluation de la nouveauté n’est fournie, aucun système de validation, il s’agit juste de traiter systématiquement la nouveauté selon ce scénario qui vise forcément à l’adoption généralisée, une fois passé le premier engouement. Il s’agit bien d’un « scénario de référence », mais pas comme analyse du phénomène du style « les choses se passent le plus souvent comme ceci ! », plutôt comme modèle auquel on est censé se conformer à tout prix : « Voilà comment nous voulons que ça se passe ! ».
    Ce simple graphique en révèle beaucoup plus sur nous et notre civilisation que sur l’innovation et la technologie en général; il présuppose un consumérisme aveugle adossé à un amour de la technologie pour la technologie qui n’a pas grand chose à voir

    avec l’innovation mais plutôt avec un modéle répétitif qui est celui de notre économie.

  4. Cette courbe est celle de la mesure d’un stimulus électrique. Celle que l’on retrouve sur tous les écrans d’oscilloscopes.

    Gartner l’utilise parce que çà donne l’impression au lecteur de tâter le pouls du marché.

  5. Bien sur que le hypecycle est du marketing, ce n’est que ça. Et d’ailleurs, c’est fait pour parler à des gens qui font aussi du marketing. Je sais de quoi je parle, j’en suis.
    S’il y a des chercheurs, ou des gens qui doivent conduire l’innovation, qui se servent de cette image pour le faire, alors c’est sûr que ça va mal se passer, que c’est stupide.
    Maintenant, et je parle d’expérience, pour INTRODUIRE à la problématique et, JUSTEMENT, permettre à ceux qui n’y connaissent rien de ne pas prendre des vessies pour des lanternes, c’est très bien de commencer par ça. Qui fait encore du bricolage avec une perçeuse Playschool ?
    Pour finir et répondre à Hubert. Le Hypecycle n’est qu’un outil. Il n’a pas de sens à lui même, il n’en trouve que dans la manière dont on s’en sert. S’il s’agit ici de faire le procès de son usage en recherche et en conduite d’innovation et de vrais projets, soit. Mais ne niez pas son succès comme véhicule marketing et comme image simpliste mais facile d’appropriation pour introduire à la compréhension des processus d’appropriation.

  6. Merci pour cet article.
    J’ai une première remarque sur le titre – où le terme « adoption » me semble non approprié. On risque de confondre la courbe du gartner (Hypecycle) avec la courbe de l’adoption des technologies qui elle existe depuis 50 ans (http://en.wikipedia.org/wiki/Technology_adoption_lifecycle).
    Cette dernière s’appuie sur des théories éprouvées et sur une loi de probabilité largement utilisée (la distribution normale) pour expliquer deux choses :
    – L’évolution de l’adoption d’une technologie (en nombre d’utilisateurs) dans le temps
    – L’allure de la courbe permet de définir différents profils d’utilisateurs (innovants, adoptants précoces, etc)
    Elle est utile pour déchiffrer l’appropriation d’une technologie dans une entreprise par exemple pour accompagner de manière personnalisée ces différents profils

    Je qualifierais la courbe du HyeCycle comme un « essai » de courbe de maturité des technologies (et non des « produits » attention à ce point). Par maturité on peut entendre : maturité technologique, maturité de vision, voire maturité des usages.
    Bien que la maturité d’une technologie et son adoption sont entre-liées car mutuellement l’une influence l’autre, je pense utile de clarifier les deux concepts. Je pense d’ailleurs que un mix des deux courbes peut être intéressant.

    J’ai aussi une deuxième remarque sur l’idée que « la courbe … suggère que, quelle que soit la technologie, quand bien même ses objectifs seraient inatteignables » . Personnellement je n’ai jamais interprété ainsi le HypeCycle.
    – Evidement certaines technologies ne se transformant pas en succès sortent de la courbe avant d’atteindre la maturité espérée et c’est d’ailleurs indiqué dans la courbe du Gartner.
    – Il existe un facteur « temps » qui est pris en compte par le HypeCycle qui indique que chaque technologie a sa propre vitesse … y’en celles qui excellent et se généralisent en moins de 2 ans, en atteignent un niveau suffisant de maturité…

    Sur le fond je pense, comme d’autres lecteurs, que le Hypecycle n’est qu’un outil… qui a tout de même plusieurs intérêts :
    – identifier les technologies « actuelles »
    – proposer des phases de maturité de ces technologies : qui peuvent toujours être discutables (peut être la réalité est plus complexe ou plus simple)
    – prévoir le temps nécessaire pour qu’une technologie gagne suffisamment en maturité pour atteindre le plateau de productivité.

    Je ne suis pas un défenseur du Gartner. Mais je suis un des consommateurs du HypeCycle. Assez souvent quand je l’utilise pour évaluer des technologies (ex: http://bit.ly/f2SQrF ), je compare les versions n et n-1 ce qui permet de mieux comprendre les évolutions de ces technologies ou aussi d’identifier des incohérences (car il y’en as toujours 🙂 )

  7. Si je peux me permettre, en tant que scientifique, je n’ai pas du tout la même lecture de cette courbe. Les deux composantes sont la visibilité et la maturité, il n’y a _pas_ de composante temporelle explicite sur cette courbe.

    Dit autrement, un produit qui ne progresse pas en maturité ou en visibilité reste bloqué sur un point donné de cette courbe sans souci. Un produit qui a suscité des espoirs mais n’a jamais percé est donc bloqué avant le plateau.

    De fait, avec cet lecture scientifique de la courbe, tous les arguments de cet article sont simplement faux puisqu’ils se basent tous sur une évolution temporelle certes naturelle, mais qui n’est pas pertinente en l’occurrence.

    La courbe est bien un outil scientifique, et en tant que tel, nécessite précision et rigueur pour l’utiliser.

  8. il n’y a _pas_ de composante temporelle explicite sur cette courbe.
    C’est vrai !
    par ailleurs les notion de maturité et de visibilité paraissent fort peu scientifiques en ce qu’elle sont difficilement mesurable (commencer par définir une unité de grandeur…)
    C’est bien ce que tout le monde dit : une vision subjective, assez bien résumée par la notion de statistique qui s’énonce de la façon suivante « en l’absence d’éléments nouveau il y à de fortes présomption pour que les choses se passent ainsi »
    S’agissant d’innovation (réelle) et de la manière dont elle serait éventuellement adoptée l’argument est plus que faible pour la raison suivante :
    Justement c’est nouveau, il donc malvenu de postuler « l’absence d’élements nouveaux ». C’est d’ailleurs pourquoi, de façon plus générale l’usage de modèles statistiques pour prévoir l’impact de la nouveauté expose à de cruelles déconvenues à moins qu’il ne s’agisse comme je le disais plus haut d’un modèle répétitif l’innovation, dont la nouveauté n’est pas l’élément saillant.
    Dans un champ social et commercial tel que le nôtre « l’innovation technologique » n’a rien de nouveau, elle participe à la norme et les conditions de son adoption obéissent à des règles plus ou moins systématiques (nouveau bonux…!). Steve Jobs aura eu beau remplacer « nouveau » par « révolutionnaire », rien ne change réellement.

    Ainsi chaque jour Pharaon faisait se lever le soleil sur son royaume !