La lecture de la semaine, il s’agit d’un article de USA Today publié le 30 décembre dernier, sous la plume de Sharon Jayson. Il m’est arrivé par un auditeur de Montréal, que je remercie au passage. Et il s’intitule : « 2010, l’année où la technologie a remplacé la discussion ».
L’article commence par constater que les Américains sont connectés à un niveau sans précédent. 93 % d’entre eux utilisent des téléphones portables ou des outils de connexion sans fil… Les avantages sont évidents : on peut rester en contact avec ses amis et sa famille, et utiliser à bon escient les moments d’attente, par exemple, pour discuter avec eux. L’inconvénient : on se déconnecte de fait des gens qui sont dans la même pièce que nous. C’est pourquoi, malgré toutes ces technologies qui nous permettent de communiquer plus facilement, 2010 est l’année où l’on a arrêté de se parler les uns aux autres.
Des textos échangés pendant un dîner au post écrit sur Facebook pendant les heures de travail, en passant par les mails qu’on lit pendant un rendez-vous, la révolution de la connectivité distrait notre attention, en plus de créer une forme d’angoisse sociale.
Et les possibilités de se brancher et de se connecter risquent d’augmenter encore à l’avenir, et de perturber la fabrication traditionnelle du social.
Sherry Turkle, qui dirige l’Initiative sur la technologie et l’autonomie au MIT, à Cambridge, Massachusetts (et qui vient de faire paraître un livre sur le sujet intitulé Seuls ensemble), s’inquiète de ce qu’elle voit aujourd’hui : « Nous sommes dans une confusion entre la connexion continue et le fait d’avoir de vraies connexions, explique Sherry Tuckle. On est toujours disponible pour tous. Mais, quand on y regarde de plus près, on ne se donne plus le temps pour avoir des conversations qui comptent vraiment. »
Le sociologue Claude Fischer de l’université de Californie à Berkeley est familier de ces prédictions qui accompagnent les nouvelles technologies, il les avait soulignées dans un livre publié en 1992 America Calling : A Social History of Telephone to 1940 (L’Amérique appelle : une histoire sociale du téléphne jusqu’en 1940) : « Si vous revenez 100 ans en arrière, explique-t-il, les gens écrivaient des choses pas très différentes de celles qu’on écrit aujourd’hui avec ces technologies. Il existait déjà toute une littérature d’alarme, s’inquiétant de tous les bouleversements qui allaient avoir lieu. »
Dans son dernier livre Still Connected : Family and Friends in America Since 1970 (Toujours connectés : famille et amis en Amérique depuis 1970), il explique que le temps passé en contact avec les amis et la famille n’a pas beaucoup changé depuis 40 ans, malgré l’explosion du mobile ; il y a eu une légère baisse du contact en face à face, mais une hausse substantielle des autres manières de communiquer, comme le téléphone ou le mail. Le changement majeur, ajoute-t-il, c’est « l’idée que vous êtes disponible à tous les membres de votre environnement social à tous les instants, et qu’ils le sont pour vous. Quant aux conséquences et aux implications, nous les ignorons. »
Certains psychologues s’inquiètent du fait que notre attention se disperse et que, pour maintenir et améliorer l’attention que nous accordons à nos relations électroniques, nous recherchions celle que nous accordions à nos interlocuteurs physiques. De fait, les chiffres montrent un usage accru du texto et des messages multimédias (33 % de plus pour le texto, 187 % de plus pour les messages multimédias, et ceci, entre 2009 et 2010). Ces technologies se sont clairement massifiées ces dernières années et sont désormais entrées dans nos vies quotidiennes.
Et l’auteur de citer plusieurs exemples de gens qui ont senti leurs relations familiales se distendre du fait de la trop forte présence des outils mobiles à l’intérieur de leur foyer. C’est une phrase de l’une de ces mères qui conclut le papier : « Je m’inquiète que les enfants ne sachent plus ce que c’est que se raconter une histoire ou regarder quelqu’un dans les yeux, qu’ils oublient qu’être connecté, c’est aussi partager l’espace avec quelqu’un, et pas seulement être relié à lui par la technologie. »
Je trouve assez intéressant l’écart entre le titre et ce que raconte le papier. Le titre du papier, c’est « l’année où l’on a arrêté de parler ». Mais que fait-on quand on s’envoie des textos, quand on tchate ou qu’on tweete ? Si l’on s’en tient à l’aspect matériel, on écrit certes. Mais de quel registre relève cette écriture ? A mon sens, elle relève de la conversation. C’est assez évident pour les textos ou le tchat. Si l’on devait retranscrire un échange de textos ou un tchat, on le ferait sous la forme de dialogue. Pour les tweets, c’est un peu autre chose. Quand on fait un tweet sur le fil général, on ne s’adresse à personne en particulier, mais à un collectif formé par la masse de nos followers, ceux qui sont en ce moment même face à leur écran ou qui le seront prochainement, avant que le tweet ne soit absorbé par la masse. Ce n’est pas de la conversation, mais c’est une adresse, et qui, bien souvent, me fait penser à ces gens qui, dans les pays anglo-saxons, montent un sur cageot dans un jardin public et se mettent à parler aux passants. Dans la plupart des cas, il s’agit donc bien de « parler », de « s’adresser à des gens ».
Voilà pourquoi il me semble que 2010 n’est pas l’année où l’on a arrêté de parler. Bien au contraire.
Reste la question centrale que soulève l’article : celle de l’attention accordée à la conversation en présence de l’autre, à la discussion en face à face. Là , je dois faire un aveu. Je n’ai pas attendu le portable et l’interruption par les textos ou autre, pour être distrait pendant une conversation en face à face. J’ai passé des heures dans des cafés à plus écouter la conversation des voisins que celle qui avait lieu à ma table. J’ai passé des heures à rêvasser pendant les déjeuners et dîners de famille. C’était sans doute plus discret que d’écrire un texto, mais aussi beaucoup plus vain.
Xavier de la Porte
Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.
L’émission du 16 janvier était consacrée aux réseaux de la révolte tunisienne avec Leyla Dakhli, historienne, spécialiste des intellectuels arabes ainsi qu’aux 10 ans de Remue.net pour comprendre les rapports entre le web et la littérature, avec François Bon, écrivain, créateur de remue.net en 1996 avant qu’il ne devienne un collectif littéraire en 2000, Sébastien Rongier, écrivain, actuel président du comité de rédaction, Patrick Chatelier, écrivain, et Philippe De Jonckheere, blogueur, écrivain, créateur du site desordre.net.
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même analyse dans la revue de Stanford :
http://www.stanfordalumni.org/news/magazine/2011/janfeb/features/digital.html
Pertinente et douloureuse analyse, que je partage. Sur le net, la technologie a aussi tué les débats qui pouvaient exister auparavant, notamment sur les forums. Le fameux bouton J’aime raccourcit considérablement les échanges d’opinions. Nos prises de parole se limitent maintenant à apprécier, ou non, ce qui nous est proposé. Au mieux, on se contente de relayer mécaniquement des productions / pensées qui ne sont pas les nôtres, à faire sien une réflexion qu’un autre a fait pour nous. Sur Twitter par exemple, combien produisent réellement du contenu ? Infiniment plus nombreux ceux qui se contentent de relayer et de s’approprier les pensées des autres.
La pensée globale s’enrichit, la pensée individuelle et autonome s’assèche, c’est indéniable.
Je crains que le cerveau planétaire nous pousse à n’être plus qu’un maillon de la chaine, qu’un neurone… parmi des milliards d’autres.
Cet article revient sur une critique lourde et assez récurente que l’on fait aux nouvelles technologies : celles de détruire les « anciens liens sociaux ». On ne parle plus à nos voisins dans le bus parce qu’on parle à son mobile, on ne se renseigne plus les uns les autres parce que le mobile le fait bien mieux que les humains, etc. La technologie transformerait (détruirait) les petites civilités quotidiennes qui fondent le ciment du lien social, du vivre ensemble. C’est certainement en cela qu’il faut lire la critique des « Technologies relationnelles » telles qu’esquissées par l’association Ars Industrialis. Mais cela nécessite de savoir si ces petites formes de sociabilités sont belles et bien détruites et si elles sont véritablement un « ciment ».
Ce n’est peut-être pas le cas de toutes les formes de sociabilités, pas plus que nos usages technologiques ne les font toutes disparaître. En tout cas, il y a là une question dont il est difficile de trouver une mesure pertinente, qui ne semble pas partisane… Sans compter que ce sont des reproches constants, fait à toute apparition d’une nouvelle technologie (la radio, la télé, le téléphone…).
La discussion en face à face n’a jamais été un tunnel de concentration et d’échange continue entre les êtres, comme voudraient nous le faire croire bien des rationalistes. Se plonger dans son téléphone est certes souvent plus visible socialement que rêvasser. Mais ce n’est, me semble-t-il, qu’une autre manière de s’interrompre pour retrouver de la concentration (ici aussi).
Néanmoins, je serais plus attentif la prochaine fois que nous prendrons un café ensemble Xavier. ;-).
@Laurent : rien n’est moins sûr. Ceux qui apprécient un papier via Facebook auraient-ils commentés ? On sait que sur l’échelle des participations, toutes n’ont pas la même valeur (voir Lois de participation et Les limites du web 2.0). Certains estiment même que la longueur a des vertus, comme nous le rappelait Xavier la semaine dernière.
Bonjour Monsieur De la Porte,
Comme c’est curieux: tous les articles qui se moquent (gentiment, en ce qui vous concerne) de ceux qui s’inquiètent de la déficience des rapports humains lorsqu’ils passent par une technologie quelconque, oublient les vérités qu’ils enseignent en d’autres circonstances…
Je ne cesse de lire de ces articles pompeux qui nous afffirment (au pourcentage près, « sciences » humaines obligent…) la proportion majoritaire des signaux infraverbaux que nous communiquons à nos interlocuteurs lorsque nous sommes en face d’eux. Et, curieusement, tout le monde semble oublier cette vérité lorsqu’il s’agit de montrer que nous communiquons ma foi très bien par SMS… Or, je dois être fort studide, mais je vois mal comment nous pourrions bien communiquer par des moyens qui nous font perdre la majeure partie de l’information échangée.
Il me semble pour ma part que la qualité de présence d’une personne ne peut pas passer à travers un canal technique, quel qu’il soit. L’essentiel est ainsi sacrifié à l’utilitaire.
Un mot encore: depuis que je vis à la campagne, je croise des gens qui se disent « bonjour », et j’ai de nouveau l’impression de croiser – à ma grande surprise, je l’avoue – des humains. Oui, je pense que cette sensation n’a pas de prix, et qu’il est le gage d’un ciment social évident; être là où l’on est, plutôt que sur son portable ou dans sa tête, c’est là l’enseignement de toutes les sagessses, duquel ces techniques « communiquantes » nous invitent à nous éloigner.