Réputation, influence… et monétisation

« Quand les communautés étaient petites, tout le monde se connaissait. Il n’y avait pas de problème de réputation. Si on ne connaissait pas quelqu’un, le plus souvent, il représentait alors une menace. Toutes les informations sur les gens tenaient dans notre tête, à l’image du nombre de Dunbar, notre potentiel cognitif d’ami qu’évoquait l’anthropologue britannique Robin Dunbar. Mais nous ne vivons plus dans ce monde ! », rappelait récemment Azeem Azhar sur la scène de l’édition 2011 de la conférence Lift. Azeem Azhar est le fondateur et président de Peer Index (blog), un index de classement des gens en fonction de leurs activités en ligne.

La réputation est-elle le ciment des communautés ?

« Nous vivons dans un monde hyperconnecté avec 5 milliards de téléphones mobiles, avec plus de 500 millions de personnes sur Facebook. » Dans ce Nouveau Monde, ce sont désormais les communautés qui facilitent les connexions d’un bout à l’autre. Sur Facebook, on accepte comme amis des gens qu’on ne connaît pas vraiment. On discute sur des forums avec des inconnus. La connexion est devenue facile, simple, et permet de rencontrer beaucoup de gens. « Cela coûte si peu cher d’avoir des liens, qu’on peut les démultiplier facilement »… La contrepartie est que la confiance générale finit par diminuer.

« Les marchés financiers fonctionnent de la même manière, avec des interactions assez anonymes, autour d’intérêt plus ou moins commun. Mais ils disposent d’outils permettant de les faire fonctionner : la réglementation, la contractualisation et l’évaluation de réputation (les indices de réputation). » La récente crise financière a montré la limite des indices de réputations financiers, construits par quelques agences de cotations, plutôt qu’approuvé par l’ensemble du système.

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Image : Azeem Azhar sur la scène de Lift, photographié par Ivo Näpflin.

Les indices de confiance existent dans bien d’autres disciplines, rappelle Azeem Azhar : le monde des échecs, le monde académique… Le capitalisme a créé ses propres indices comme la marque : un niveau de confiance qui imprègne les personnes qui s’y reconnaissent. Mais la réputation des marques peut parfois s’écrouler comme la montré la crise de BP, l’année dernière.

« Google a inventé un algorithme pour classer la confiance qu’on pouvait porter sur les pages web. PageRank est une modélisation de la confiance. Ce signal de confiance nous a permis de classer les informations et nous a fait gagner des milliards d’heures de travail. Cela a créé de la valeur pour Google, mais aussi pour bien des entreprises qui utilisent ce moteur de recherche. »

Et Azeem Azhar de continuer sa démonstration : « Le web n’est pas fait que de pages. De plus en plus, c’est de personnes dont il est question. Nous avons besoin d’un PeopleRank ! », c’est-à-dire d’un classement de la confiance que l’on prête aux gens, comme tente de le faire Quora par exemple, en permettant à chacun d’évaluer la participation des autres utilisateurs à ce forum de nouvelle génération.

Désormais, tout ce que nous faisons en ligne est disponible et indexé. Cela créé une masse de données qu’il faut organiser, permettant de comprendre nos affinités, de voir combien les gens qui nous connaissent nous font confiance. Foursquare, lui, récompense les gens selon leur activité : « ce qui renforce certes son modèle d’entreprise, sans nous dire si les gens récompensés connaissent vraiment quelque chose ». Sur Foursquare, vous obtenez des badges à mesure que vous vous localisez à un endroit via votre téléphone mobile : vous pouvez ainsi devenir « maire » d’un commerce ou d’un bureau, mais cela ne veut pas dire que vous le connaissez très bien. Le système eBay, lui, à le défaut de ne pas être portable : il n’est valable que sur eBay et que dans le contexte de ces échanges marchands entre particuliers. LinkedIn propose aux gens de recommander leurs connaissances. Mais on en connait la limite : les recommandations se concentrent au moment où les gens quittent leur emploi pour en trouver un autre…

« Arriverons-nous à une monnaie de réputation unique ? Une monnaie de réputation qui soit à la fois portable, qui puisse gérer des contextes différents, qui ait une valeur inhérente, fiable ? » C’est justement ce que propose Peer Index, qui donne un niveau de valeur à votre activité en ligne, selon les réactions des gens à celle-ci. Le score moyen des utilisateurs de Peer Index est de 19. Le participant à Lift a un score moyen de 27. » L’index de Peer Index se base sur l’autorité, l’activité et l’audience. Il ne prend pas en compte la seule popularité, qui n’est pas à elle seule un signe de confiance, même si elle y participe. Ce score, sur 100, tente de refléter l’impact de vos activités en ligne, en le mesurant non pas en terme d’audience, mais en regardant plutôt l’impact qu’il a sur ceux qui ont le plus d’activités en ligne. Un chiffre qui ne mesure que ce qu’il mesure, et qui donne de mauvais scores à ceux qui ont une faible activité en ligne et de bons résultats à ceux qui sont très connectés.

Azeem Azhar reconnait également qu’il n’est pas si simple de construire un outil de ce type. Sans compter que cela pose de nombreuses questions. A qui appartient une réputation ? Peer Index par exemple utilise des données publiques des comptes Facebook, Twitter et LinkedIn des utilisateurs… Mais a-t-il vraiment le droit d’en faire autre chose que ce pour quoi elles sont faites ? On voit bien que l’agencement et la mesure de ces données permettent de faire des classements, mais jusqu’où avons-nous le droit de les faire ? Que se passe-t-il quand ces données permettent de faire de la prédiction sur vos comportements ? Les assureurs, par exemple, se mettent à faire de la discrimination depuis les informations qu’ils ont sur vous… Ce qui ne semble pas logique à Azeem Azhar, car le principe même de l’assurance repose sur la péréquation et l’asymétrie des profils de leurs clients. Or à bien y regarder, Peer Index ne fait pas autre chose que de distinguer des profils, permettant de sélectionner bons et mauvais clients par rapport à des enjeux d’autorité, d’influence, d’activité et d’audience…

Mais Azeem Azhar souhaite rester optimiste et pense que nous allons trouver des courbes de réputations qui fonctionnent et qui permettront de favoriser le développement des échanges. Comme si la solution était forcément algorithmique !

Quand la sociabilité est la monnaie, il faut prendre soin de sa réputation

« Peer Index nous a parlé du rôle de la réputation et de l’influence. Moi, je vais parler de sociologie et de psychologie… c’est-à-dire de comment les médias sociaux nous transforment », attaque Brian Solis (blog), l’un des gourous de l’analyse des nouveaux médias, qui vient de publier Engage : The Complete Guide for Brands and Businesses to Build, Cultivate, and Measure Success in the New Web.

« Nous avons tous plusieurs vies : une vie sociale, une vie privée et une vie cachée. En ligne, nous sommes coupables de trop confondre les trois. Notre réputation travaille déjà pour ou contre nous en ligne. 60 % des grandes écoles aux Etats-Unis et nombre d’employeurs regardent le profil des candidats qui postulent chez eux en ligne avant de les accepter. Bienvenue au système de l’ego ! Vous êtes déjà tous indexés ! Tout ce que vous partagez en ligne est pesé pour vous ou contre vous. »

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Image : Brian Solis sur la scène de Lift, photographié par Ivo Näpflin.

Mais n’y a-t-il pas un problème ? s’interroge Solis. Pensons-nous aux conséquences, aux implications de ce que nous faisons en ligne ? Ce que nous faisons en ligne désormais contribue à notre capital social. Pourtant, aucun service ne connait vraiment votre influence, votre capacité à déclencher une cause à l’effet, estime le consultant… Ils mesurent un semblant de capital social sous forme de lignes de crédit du web social. « Or, je suis déjà suffisamment inquiet de mon crédit dans le monde réel ! » Klout ou Peer Index déterminent votre « score social ». La plupart des outils souhaitent emprunter votre capital social, car ils savent que vous avez une influence sociale. Certes, ces services sont intéressants convient Brian Solis, mais ils perçoivent mal la valeur qui fait sens. Ces index nous disent seulement où nous nous trouvons dans la hiérarchie sociale du réseau.

Pourtant, ces mesures commencent à avoir des conséquences dramatiques. Certaines banques commencent à regarder votre réseau social pour connaître votre niveau de vie et déterminer le risque qu’il y a à vous prêter de l’argent. Les connaissances que vous avez, le réseau relationnel auquel vous êtes connectés déterminent certaines de vos caractéristiques. Voilà qui pose problème. « Sur Facebook, tout le monde est connecté à des gens qu’on ne connait pas. Or, nous sommes désormais jugés là-dessus. Un tweet inopportun peut-être utilisé pour refuser de vous prêter de l’argent. Pourquoi sommes-nous évalués sur nos connexions sociales, alors que ces connexions avaient un tout autre but ? » Elles n’avaient pour objectif que de nous mettre en relation avec quelqu’un d’autre, et voici que chaque relation est soupesée par des outils que nous ne maîtrisons pas.

Pour Brian Solis, l’utilisation qui est faite des sites sociaux à notre insu doit changer notre façon de les utiliser. « Il faut être conscient de ce qu’on partage et comment on le partage. Et bien voir comment cela contribue à notre capital social. »

Le capital social ne va pas disparaitre demain. « Nous allons être de plus en plus indexés en ligne », prévient le gourou. Les entreprises utilisent déjà ces fournisseurs d’index pour définir qui est influent. Quora par exemple mesure votre capital social. La récompense de votre contribution augmente votre capital social « alors que vous avez juste répondu à une question que des relations vous avaient adressée ». Mahalo Answers propose de l’argent si vous répondez aux questions que vous posent les autres. Quelle est la récompense qui vous importe le plus ?

Pour le professeur de politique publique Robert Putnam, le capital social est mesuré par le volume de confiance et de réciprocité que l’on trouve entre les individus, dans une communauté. « Or, on attend plusieurs choses d’une communauté en retour de l’investissement qu’on lui porte via les réseaux sociaux : la confiance, les relations, la réciprocité, l’autorité, la popularité et la reconnaissance. » Or les réseaux sociaux ne mesurent que le nombre de personnes en lien avec nous. « J’ai un profil Twitter avec peu de gens qui le suivent, car j’y parle tout le temps et ça fait fuir les gens » Un exemple qui montre bien que c’est un certain type de profils et de comportements que ces outils favorisent, comme le souligne son étude « Behaviorgraphics (les graphiques du comportement) : qui est le moi dans les médias sociaux ? ». L’étude distingue plusieurs profils de comportements types et place au centre « les généreux », ceux qui ont un comportement altruiste qui favorise la reconnaissance et la réciprocité.

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Image : Les différents profils de comportements de l’étude Behaviorgraphics.

Ne nous y trompons pas. Virgin offre des vols gratuits aux personnes influentes. Starbucks des cafés… Le capital social est désormais au coeur d’une nouvelle économie. « L’échange d’objets sociaux en devient la monnaie ». Et ces objets sociaux regroupent tout ce que nous faisons en ligne, dont les effets sont mesurés, monitorés à chaque instant. Les réactions et les retweets sont plus observés que ce que disent nos tweets. Brian Solis parle d’ailleurs de « monnaies sociales » (Social currency) pour désigner des objets sociaux que nous échangeons avec les autres, qui sont les catalyseurs de la conversation : mots, vidéos, réactions, liens, photos… Ce que nous publions est une monnaie sociale et nous pouvons mesurer la valeur de cette monnaie à chaque échange, par sa portée, sa résonnance et son influence.

Le problème, pointe encore Brian Solis, c’est qu’on mesure des choses sans prendre en compte le contexte. On ne mesure un tweet qu’au taux de retweet qu’il déclenche. Or, cet effet n’est pas seulement lié au nombre de personnes qui nous suivent, « mais bien plus à l’art et la science des mots que je vais utiliser pour déclencher ce type d’actions ».

Le capital social n’est pas l’influence, explique encore Brian Solis. L’influence est la capacité à pouvoir déclencher une cause à effet. C’est la capacité à déclencher des actions et des résultats désirables et mesurables. Mais comment relier la cause à l’effet ? En ce moment, de nombreuses personnes dans la salle publient des informations sur twitter qui sont reprises par leurs followers. Ils créent de la valeur, mais est-ce que cette valeur est mesurable ? Y’a-t-il un rapport entre la portée et la pertinence ? Entre l’ambition et l’autorité ? George Cloney par exemple n’a pas d’autorité dans le monde du café, mais de la portée. Et de comparer Gary Vaynerchuk de Wine Library TV, qui est devenu l’un des gourous du vin aux Etats-Unis, qui a de l’autorité et l’acteur Paul Giamatti qui via le film Sideways a relancé l’industrie du pinot noir américain, par sa portée. Brian Solis s’apprête à publier un rapport qui tente de synthétiser ce que l’on sait de l’influence numérique selon qu’elle favorise plutôt la réputation, la portée, le contexte ou le capital social…

Le nouveau slogan à la mode est qu’il faut rendre à sa communauté (Giving back is the new black). American Express avec son forum ouvert ne fait pas autre chose en ligne auprès de la communauté des entrepreneurs innovants. La marque Tom Shoes, qui donne une paire de chaussures à un enfant qui en a besoin pour toute chaussure achetée, a adapté le slogan au marketing. Et comme American Express, ils utilisent tout les médias sociaux existants pour faire circuler leur message et y gagner du capital social.

« Lift nous demande qu’est-ce que le futur peut faire pour nous ? Mais la vraie question est que pouvons nous faire pour l’avenir ? » Il faut penser le partage comme un investissement, recommande Brian Solis. « Pas seulement pour augmenter votre capital social et votre score, mais pour que votre graphe social en bénéficie pleinement. Il faut trouver un équilibre dans l’échange. Vous n’avez pas à dire tout ce que vous pensez, parce que tout est indexé, cherchable, trouvable. Je préférerais avoir votre intention que votre attention et que nous cherchions un bénéfice, des idées, une valeur mutuels. Le petit champ que l’on retrouve en haut de Facebook ou de Twitter et par lequel on nous invite à dire quelque chose représente pour chacun une opportunité pour définir « ma valeur. Votre réputation est entre vos mains. »

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  1. Vous avez des centaines d’amis sur Facebook, mais aurez-vous quelqu’un à qui parler le soir de votre divorce?

  2. @Pierre : si vos vrais amis sont sur Facebook, oui (or, nous avons plus de relations et d’inconnus que d’amis sur Facebook), mais peut-être que vous ne leur en parlerez pas via Facebook ;-). Dès la fin de la série sur Lift, nous reviendrons sur Facebook pour mieux comprendre son fonctionnement.

  3. Tout l´article met en évidence le trophisme mathématique qui envahit notre société. On veut rendre mesurable, explicable, comptable, rentable, exploitable des enjeux humains qui par nature ne le sont pas (l´amitié, la solidarité, etc…). Apparemment personne n´a entendu parler de la « déraison graphique », qui définit le phénomène suivant: un langage (ici celui des chiffres) crée un artefact de la réalité en la déformant au moment même où il essaye de la décrire. Modéliser les comportements humains, et maintenant sociaux n´est que la traduction de l´envahissement du domaine de l´économie en dehors de son contexte d´origine (Ex: éducation, santé, relations humaines et rapports sociaux). C´est que l´économie a besoin de chiffres. Dans ce contexte un capital social c´est bien la définition exacte de la valeur monétaire supposée des échanges sociaux produits et mesurés par les réseaux sociaux. Le personal branding est issu de la même logique. Le seul problème c´est que cette déraison graphique est une modélisation qui diverge de plus en plus de la « réalité naturelle », celle que représente l´écologie par exemple, où la notion de gratuité (gratuité des ressources naturelles, de la biodiversité, etc..) est essentielle. Cette modélisation, cette utopie de la magie du chiffre devient donc idéologique puisqu´elle tend à vouloir se superposer à la réalité, á se confondre à celle-ci, voire à la transformer radicalement. Or peu de gens semblent à même de saisir que c´est cette logique qui est en train de nous détruire petit à petit. Et à l´arrivée personne ne va s´étonner que l´on essaye de produire un index de confiance de 1 à 100. C´est vrai, c´est rassurant car c´est « mesurable ». Mais ne détruit-on pas ainsi pas les bases de la confiance comme l´absence de calcul et de « mesure »?

  4. grrr. Trophisme sans h = tropisme. L´orthographe comme mise en équation du langage? 🙂

  5. Petites remarque ironique en passant pour rassurer le commentateur précédent.

    L’orateur dans sa démonstration indique :

    «Google a inventé un algorithme pour classer la confiance qu’on pouvait porter sur les pages web. PageRank est une modélisation de la confiance. Ce signal de confiance nous a permis de classer les informations et nous a fait gagner des milliards d’heures de travail. Cela a créé de la valeur pour Google, mais aussi pour bien des entreprises qui utilisent ce moteur de recherche.»

    En réalité, l’annonce de milliards d’heures gagnées relève d’un chiffre fantaisiste, marquant simplement une confiance non calculable dans les économies réalisées. Il y a encore de la marge pour le non-mesurable..

  6. @Hubert Guillaud: Tiens, je ne pensais pas ouvrir un débat!
    Mais pour le plaisir de la discussion: si demain je divorce (j’espère bien que non), je n’irai évidemment pas me lamenter en public et je n’en parlerai qu’à quelques amis, en privé bien sûr. Donc Facebook ne sert à rien pour les événements vraiment sérieux de notre vie.
    Merci de confirmer indirectement que les réseaux sociaux généralistes sont surtout des supplétifs technologiques au grand vide intérieur et relationnel engendré par notre société du superficiel, de la consommation et du paraître…
    … et qu’au fond rien ne remplacera une soirée à refaire le monde entre amis, un bon livre, une partie de rigolade au cinéma ou au théâtre, un quatuor de Schubert, ou des gros câlins, tout simplement.

    PS: C’est bien pour ça que personnellement je ne suis plus sur Facebook. Par contre je suis toujours sur des réseaux thématiques qui, eux, m’apportent réellement un service utile.