L’histoire qu’Hasan Elahi est venu raconter sur la scène de Lift commence à être connue. Elle a été notamment popularisée par Albert-Laszlo Barabasi en introduction de son dernier livre, Bursts et par les nombreuses expositions du travail d’Hasan Elahi. Hasan Elahi (Wikipédia) est un artiste américain dont la vie a basculé le 19 juin 2002, à l’aéroport de Détroit, alors qu’il rentrait d’une exposition en Afrique de l’Ouest et qu’un douanier l’arrête et l’emmène au centre de détention des services d’immigration de l’aéroport.
C’est étrange pour un citoyen américain de se retrouver dans cet endroit qui transpire la peur, où sont retenus des gens en provenance du monde entier. “Je revenais de 2 jours de vols, j’avais peut-être une allure étrange, avec mes cheveux blonds. Je ne comprenais pas ce qu’il se passait. On ne m’expliquait rien… Jusqu’à ce que quelqu’un me dise qu’il pensait que j’étais plus vieux.” Hasan se retrouve alors à passer un interrogatoire en règle où il doit justifier de ses déplacements à travers le monde de ces dernières années. Sans lui dire jamais de quoi on le soupçonne, on lui demande où il était le 12 septembre 2001. Il ouvre l’agenda de son Palm et décortique dans le détail avec les douaniers quelques 6 mois de sa vie, heure par heure. Les policiers semblaient surpris qu’il n’ait pas d’explosif sur lui parce qu’ils l’ont confondu avec un homonyme qui était lui recherché par les services de sécurité américains.
Image : Hasan Elahi sur la scène de Lift, photographié par ivo Näpfli.
Le FBI a fini par le laisser rentrer chez lui. Mais pendant plus de 6 mois, il a dû se rendre au bureau fédéral du FBI toutes les deux semaines. Il a passé 9 fois au détecteur de mensonges, auquel il devait répondre par oui ou non…
A la fin de cette désagréable aventure, il a vainement demandé à obtenir une lettre le lavant de tout soupçon. Mais comme il n’avait jamais été accusé de manière formelle, il ne l’a jamais obtenu…
Cette expérience lui a montré combien la sécurité nationale américaine est toute puissante. Pendant l’enquête, Hasan leur a tout dit sur lui. Confronté à des gens qui peuvent décider de votre vie ou de votre mort, des gens qui ont toute autorité, qui pouvaient l’enfermer à Guantanamo sans même lui dire pourquoi : “on ne se comporte pas de manière rationnelle. On se rattache à ses instincts primaux pour survivre. Et survivre dans mon cas nécessitait de coopérer.”
Le risque était pour lui de se retrouver à nouveau pris dans une tourmente similaire lors d’un retour de voyage. Pour se préserver de cela, il s’est mis à informer le FBI de ses déplacements. D’abord par téléphone. Puis par e-mail, en joignant peu à peu des images… Tant et si bien que cela lui a donné l’idée de créer un site internet pour documenter ses déplacements. C’est ainsi qu’est né, en 2003, Tracking transcience (tracer l’éphémère), un site pour recenser tous ses déplacements, à un moment où l’iPhone qui permet à tout un chacun de faire la même chose, n’existait pas encore… Hasan a écrit le code permettant de le suivre à tout moment, lui permettant de dire ce qu’il fait, où il est, de publier tous les détails de sa vie en ligne. “A l’époque, beaucoup de gens me prenaient pour un fou. Maintenant, des millions de personnes font la même chose. Je suis devenu, via ce site, un pixel qui permet de me suivre partout où je suis.” Sur ce site on peut consulter tous les vols qu’il a pris. Hasan prend des photos de tous les repas qu’il prend et des toilettes où il se rend. Il y publie ses relevés téléphoniques, ses relevés financiers… La banque, la compagnie de téléphone, les compagnies aériennes lui servent de tiers de preuve pour documenter ses déplacements.
Image : Une image du Tracking transcience d’Hasan Elahi du 4 février 2011, jour de sa présentation sur la scène de Lift.
“J’ai amené tout cela à un niveau détaillé pour en montrer l’absurdité. Je pensais qu’en donnant tellement d’information sur moi, j’allais devenir pleinement anonyme finalement, car je suis un homme comme un autre.”
Pour lui, il est dangereux que peu d’information sur soi soit disponible, car, comme cela lui est arrivé, n’importe qui peut alors les mettre dans d’autres contextes. “Plus vous publiez d’informations sur vous, plus on ne peut pas se tromper. Si quelqu’un vous Googlise, on n’est pas maître de l’information qui arrive : si on la génère soi-même, c’est vous qui contrôlez et définissez votre identité.”
Certes, aujourd’hui, cette oeuvre d’art est devenue un peu obsolète, reconnait Hasan Elahi, mais il ne l’a pas débranchée pour autant, comme s’il était difficile de se défaire du traumatisme de cette histoire. Beaucoup de gens documentent désormais leurs déplacements. C’est devenu leur quotidien. Mais n’est-ce pas finalement le devenir ultime d’une oeuvre d’art ? Hasan précise encore qu’il prend plutôt des photos de zones vides pour ne pas compromettre la vie privée des personnes qui l’entourent. Mais ce style d’images correspond également à un regard artistique qui permet aux gens d’entrer plus facilement dans l’expérience. « Chacun peut ainsi se dire que ce type, ce pourrait être moi ».
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Bel exemple de fichage volontaire, et avec un sacré zèle qui plus est !
Que les marques doivent comprendre qu’elles perdent le contrôle de leur message voire de leur identité est normal puisque leur existence dépend avant tout de leur rapport avec leurs clients.
Mais pourquoi diable une personne physique privée devrait fondamentalement devenir une personne publique pour exister ?
La transparence totale n’apporte pas plus de confiance ou de crédibilité, au contraire il me semble que cela porte à détruire la confiance ; cette dernière étant justement basée sur une inconnue.
Avoir confiance en quelque chose dont on connait tout ne me semble pas être de la confiance mais plutôt de la simple analyse rationnelle.
Et puis, il ne faudrait pas oublier que nous sommes des humains, pas des robots, que nous avons tous notre jardin secret…rempli de secrets justement.
Ça ne gêne personne parce que tout le monde sait que tout le monde en a.
Maintenant, si on se met à dire que le secret c’est le mal, que la règle devient la transparence absolue, n’importe qui qui ne respecte pas la règle, qui n’est « que » quasi-transparent sera automatiquement suspect voire directement coupable.
De quoi ? Bah pas grand chose justement, et en fait on s’en fout, on sera « juste » coupable de n’avoir pas tout dit de soit.
À mon sens donc, la transparence absolue, c’est la suspicion généralisée, en mode P2P, le règne des millions de little brothers.
Ce n’est pas vraiment ce que j’appelle une démocratie…
Maintenant, si l’on veut plus de transparence dans le monde des personnes (physiques/morales) de la scène *publique*, il me semble que cela est surtout du à un raz-le-bol de la langue de bois et au fait que l’analyse et la publication de masse de ces analyses n’est plus réservée aux journalistes mais est accessible au citoyen lambda. (avec ± de réussite il est vrai.)
Ainsi, les magouilles -qui ont toujours existé (cf Mitterand par ex) et qui existeront toujours- sont plus souvent et plus rapidement révélées.
Pour moi, l’augmentation de la transparence chez les personnes publiques calmera le jeu à court terme mais ne résoudra pas le problème de fond ; au mieux cela permettra de freiner voire stopper la perte de confiance.
Reconquérir la confiance en (re-)devenant (plus) honnête, ça, oui, serait un bon traitement de fond.
Pourquoi ? Simplement parce qu’on peut être transparent même si l’on ne le souhaite pas alors qu’être honnête sans le vouloir…
Devenir anonyme en tout publiant de soi ?
Je prendrais le contre-pied et dirais qu’avec tous les outils, services et données à notre disposition (et toutes leurs méta-données), on peut relativement facilement se construire une identité, une véritable existence parallèle si bien documentée qu’il faudrait vraiment creuser profondément pour révéler la supercherie.
>un site pour recenser tout ses déplacements
touS ses déplacements
Merci ! – HG
Il s’agit d’une trop grande confiance dans nos outils d’identification, en l’absence de moyen de circonscrire des usages sans enlever la liberté sur d’autres. Si cette personne n’a été prise pour quelqu’un d’autre quasiment que sur l’utilisation du nom la conclusion serait que l’utilisation du nom par des autorités est complètement folle. La transparence permet de témoigner de la complexité de l’identité, on pourrait sans doute créer de la transparence non traçable, c’est à dire pouvant être considérée avec une fiabilité suffisamment faible pour garder une approche critique. Si on considère une « preuve » comme fiable à 99% dans 99% des cas on se croit proche du 100% alors que potentiellement on en est très éloigné. Ce n’est pas la confiance qui est en manque mais l’approche critique et scientifique: on applique trop facilement des techniques dans une approche industrielle des problématiques humaines.
Si je me réfère au titre je dirais sans hésitation que non.
Mais si je me réfère à l’angle d’attaque de l’auteur alors je dirais plutôt que cela dépend…
En fait, en statistique vous pouvez par exemple à partir d’une série de données de tenter d’en faire ressortir une tendance.
Mieux on pourrait créer la bonne équation qui corrèle le plus possible les données offert.
En lisant au maximum (supprimer les bruits), la courbe de l’équation, on arrive à avoir la forme générale.
Si je transpose avec le cas de la personne présentée, il est un cas unique mais si on regarde la tendance de sa vie, en lisant (supprimer les détails) je dirais qu’il mène une vie proche de Monsieur tout le monde.
En cela, il est anonyme, ou plutôt il est comme une personne lambda.
Sauf que nous sommes tous uniques et en cela on peut savoir sans trop de soucis si c’est vous ou un autre, en fonction du degré de précision des informations fournies.
Voilà pourquoi j’ai dit que cela dépend mais très franchement j’ai tendance à dire que non.
Quelqu’un a-t’il une autre opinion autre que statistique?
Je serais intéressé.
@Romain : nous sommes d’accord sur le fond. Le contre-exemple de Hasan Elahi s’inscrit dans une perspective particulière (la société sécuritaire) et en disant tout de lui, il livre peut de choses intimes, provenant de son jardin secret. Bien moins que nous n’en livrons sur Facebook au détour d’un échange anodin. Je vous renvoie à la Valeur sociale de la vie privée ou aux tyrannies de l’intimité.
@Robip : oui, l’utilisation du nom, de l’ADN ou de la vidéosurveillance par nos autorités est effectivement souvent totalement folle ! J’aime beaucoup l’idée de transparence non traçable qui me rappelle la personnalisation sans identification.
Cet article a été repris par LeMonde.fr