Ce que les patients changent à la santé

« Voit-on des changements radicaux dans la santé, le bien-être ? », s’interrogeaient les organisateurs de la 3e édition de la Conférence Lift France. Les soins sont des systèmes souvent mal aimés et coûteux, rappelle Daniel Kaplan, délégué général de la Fondation internet nouvelle génération. Y-a-t’il des changements dans la façon dont on apporte les soins aux gens ? Y-a-t-il, plus encore, un changement dans la façon dont les patients gèrent leur santé ?

Un des phénomènes les plus importants pour la transformation de la relation patients-médecins ces dernières années repose sur la naissance des réseaux de patients dont PatientsLikeMe demeure le symbole. PatientsLikeMe a transformé la relation entre malades et la relation entre malades et médecins.

La valeur de l’ouverture

Pour Paul Wicks, directeur de la R&D de PatientsLikeMe, la science-fiction n’avait pas prévu le web. « Nul n’avait vu arriver Google, Facebook, Wikipédia… c’est-à-dire le rôle majeur que joue la composante individuelle des êtres humains. Il y a quelques années, nul n’aurait pensé qu’on abandonnerait nos encyclopédies pour Wikipédia, ou qu’on utiliserait si massivement des sites sociaux comme Facebook. Nous nous sommes trompés sur l’internet. On pensait y créer des autoroutes de l’information où nous trouverions toute l’information disponible, alors qu’il a d’abord été un outil permettant aux gens de s’organiser, de créer des groupes de manière spontanée. » Et ce que nous avons à faire est juste de mieux les organiser.

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Image : Paul Wicks, directeur de la R&D de PatientsLikeMe sur la scène de Lift France, photographié par Pierre Metivier.

« Avant pour voyager, il fallait entrer dans une agence de voyages et une personne qui n’avait probablement jamais visité le pays où vous vouliez aller vous fournissait tous les renseignements disponibles. Désormais, avec des sites comme Kayak, TripAdvisor ou Expedia, non seulement on accède à toute l’information, mais on accède en plus à la couche d’évaluation des utilisateurs. On peut lire les commentaires des usagers qui nous correspondent. »

L’ancien système existe encore, estime pourtant Paul Wicks. « Aller voir son médecin généraliste ressemble à aller voir un agent de voyage. On prend un rendez-vous de manière très classique. Le médecin connait certes la maladie que vous avez, mais ne sait pas ce que c’est que d’avoir cette maladie, car il n’a pas accès à beaucoup de sources d’information sur l’information elle-même. A PatientsLikeMe, l’approche est différente, un peu comme ces nouveaux sites de voyage. Elle est plus bottom-up. Les patients sont invités à saisir des données sur leur maladie pour être mis en contact avec des malades qui partagent leurs symptômes. »

Sur PatientsLikeMe, les internautes créent un profil de données sur leurs maladies, leurs symptômes, leurs traitements. Ils renseignent avec précision les symptômes dont ils souffrent, la date de diagnostic de leur maladie, son évolution, les médicaments qu’ils prennent, indiquent les effets secondaires éventuels… Le but du site est de pouvoir comparer des expériences et rassembler les gens qui ont les mêmes symptômes pour apprendre de ces communautés agrégées autour de symptômes et de traitements communs.

L’idée radicale qu’il y a dans PatientsLikeMe, estime son directeur de la R&D, est de faire apparaitre les données cachées des patients via des outils en ligne. Par exemple, les patients évaluent, font part de leur ressenti, sur l’efficacité des traitements qu’ils suivent ou documentent leurs effets secondaires. Pour traiter l’épilepsie par exemple, il existe toute une gamme de médicaments dont certains ont des effets secondaires plus ou moins importants. Les études cliniques utilisent des populations bien définies et souvent très réduites. Ici, l’idée est d’élargir l’échelle, estime Paul Wicks. « Bien souvent, face à plusieurs traitements disponibles, le médecin fait un choix pour vous, selon ce qu’il connait ou ce qu’on lui a appris. Le site montre qu’il y a d’autres possibilités de traitement, comme un moyen de contourner la logique paternaliste de la médecine. Via PatientsLikeMe, les patients peuvent même candidater à des essais cliniques recensés par le site. » PatientsLikeMe a d’ailleurs publié une étude pour montrer combien son service pouvait permettre d’accélérer la découverte clinique en utilisant la collecte de données autogérée par les patients.

Bien sûr, les résultats ne sont pas aussi simples qu’ils paraissent et le rapport à la maladie est également à prendre en compte, d’autant qu’il est différent pour chacun. Certaines données permettent ainsi de voir la progression de sa maladie, et dans le cas de maladies à évolution rapide, se situer par rapport à la progression de la maladie des autres, peut être pour certains très déstabilisant ou au contraire très motivant. Il peut y avoir également un effet placebo : voir les symptômes ou les effets secondaires que déclarent d’autres patients peut nous les faire ressentir… Les interactions permettent de mesurer aussi les différents effets des médicaments : combien de fois faut-il prendre telle pilule pour qu’elle soit efficace ? Un patch est-il plus efficace qu’un sirop ?…

Bien sûr, ces systèmes posent des problèmes relatifs à la protection de la vie privée. Par exemple, sur TuDiabetes.org, on a constaté que les gens qui étaient les plus prêts à partager l’information étaient aussi ceux qui géraient le mieux leur maladie. « Il faut bien mesurer que les gens qui contribuent ne représentent pas l’ensemble des malades, mais peut-être un certain type de malades », modère Paul Wicks. Il manque également sur ces sites de partages d’information de santé une législation pour protéger les gens afin qu’ils ne puissent pas être discriminés du fait qu’ils partagent une information sensible. Dans son processus d’inscription, PatientsLikeMe invite d’ailleurs les internautes à ne pas utiliser un nom permettant de les reconnaitre.

« Nous sommes très clairs avec les patients sur nos clients qui sont systématiquement listés. Nos clients qui viennent utiliser nos données sont bien sûr surtout des entreprises pharmaceutiques, mais pas seulement : il y a également des gouvernements, des assureurs, des scientifiques… En fait, on constate que les patients sont plutôt d’accord pour partager les données. Ils sont prêts à aider, car ils savent qu’en le faisant ils aident les autres et certainement aussi, ils s’aident eux-mêmes. »

L’ouverture est la clef, mais elle ne suffit pas

Officier dans les Marines, Jonathan Kuniholm a été blessé en 2005 en Irak. Une embuscade lui a fait perdre son avant-bras droit. En rentrant de l’hôpital, en se retrouvant chez lui, sans son bras, Jonathan s’est retrouvé face à un nouveau défi, celui de devoir apprendre à vivre avec ce morceau de lui en moins.

Jonathan Kuniholm ne connaissait rien du monde des prothèses. Il n’en connaissait que ce que nous en avons vu dans des films de science-fiction : le bras bionique de l’Homme qui valait 3 milliards, celui de Luke Skywalker ou de Terminator. La réalité ne s’est pas avérée être celle-ci. Le principe de la prothèse qu’il porte et que la plupart de ceux qui ont été amputés portent n’a pas vraiment évolué depuis son invention vers 1912. Le crochet qui lui sert de main a été imaginé dans les années 50. La prothèse myoélectrique, qui permet une préhension active des objets grâce à la contraction des muscles sur lesquels sont placés des capteurs qui permettent de fermer, d’ouvrir ou de faire tourner la main mécanique, date des années 80, mais elle est très couteuse d’autant qu’elle demande le plus souvent une personnalisation poussée pour s’adapter aux multiples formes d’amputation existantes.

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Image : Jonathan Kuniholm photographié par Pierre Metivier.

« En fait, la plupart des personnes amputées d’un bras ne portent pas de prothèse. Le marché est minuscule. La R&D est très limitée. En fait, aucune industrie n’a vraiment investi ce secteur. » Le gouvernement avait bien un projet de recherche financé par la Darpa (auquel Jonathan a participé un temps), mais c’était un projet de recherche avec de micro-financements, par rapport à tous les grands projets de l’Agence de recherche militaire américaine. Les designers exposent souvent des concepts dans les magazines, mais qui ne sont pas fonctionnels. Ce sont juste de belles intentions sur de belles images : des prototypes non fonctionnels, qui ne se préoccupent pas de comment s’actionne le bras, comment on intègre des batteries, des moteurs…

« Plutôt que me plaindre, que puis-je faire ? », s’interroge l’ex-soldat. « Les patients sont la clef, disait à l’instant Paul Wicks. Eric von Hippel est arrivé à la même conclusion de façon empirique en montrant que les consommateurs sont les premiers innovateurs. Les premiers utilisateurs inventent des produits pour résoudre leurs problèmes et c’est seulement sur leurs innovations que peut se construire un marché de masse… »

Pour concevoir des prothèses adaptées à aujourd’hui, il faut pouvoir emprunter les meilleures technologies des plus grosses sociétés, notamment par exemple pour y intégrer de petites batteries, suffisamment efficaces et simples à recharger. « Mais ces industries ne sont pas intéressées par un marché qui leur semble inexistant ».

« Dans le cadre du programme de la Darpa pour lequel j’avais été retenu, on m’a fait tester une guitare utilisant la technologie myoélectrique, mais c’est un équipement qui coûte plus de 11 000 $. » Autant dire inabordable pour la plupart des amputés. Pourtant, des espoirs sont possibles. Via les technologies logicielles et matérielles désormais disponibles en open source on pourrait construire une interface de ce type pour 200 $.

On pourrait ! C’est ce que Jonathan Kuniholm a essayé de faire. « Via l’internet, j’ai lancé le Projet de prothèse open source, en utilisant la collaboration et les réseaux sociaux (voir le site de discussion lié au projet) pour rassembler des gens confrontés au problème et prêts à se mettre au travail ainsi que des concepteurs prêts à nous aider. Le site accueille et documente plusieurs projets comme une main myoélectrique articulée en Lego, la reconception d’un modèle de pince qui n’est plus disponible commercialement, les travaux d’une personne qui a construit elle-même ses bras et ses jambes… « Voilà ce qu’on peut faire avec les outils gratuits du web ! » Pour cela, l’essentiel estime Jonathan Kuniholm est d’avoir accès à du matériel libre (comme Arduino, Open Hardware ou Bug Labs) et s’appuyer sur la participation des utilisateurs et la collaboration sociale pour tenter de construire des choses. Pour l’instant, la culture makers n’a pas encore fait ses preuves dans le domaine des prothèses, mais Kuniholm reste confiant. Il vient de lancé StumpWorks, une société créée avec d’autres amputés, pour construire ce qu’ils souhaitent construire, et mettre en avant des plans, des dessins, du matériel pour permettre aux gens de fabriquer et reprendre en main leurs propres équipements.

« Personne ne prétend que la démocratie est parfaite disait Churchill. La technologie ouverte pour l’instant n’a pas résolu mon problème, mais c’est le système le moins imparfait qu’on ait. »

Et Jonathan de souligner qu’il n’a trouvé que 6 patients comme lui sur PatientsLikeMe. « Dans la liste des 6000 pathologies orphelines établies par le ministère de la Santé américain, la mienne n’en fait pas partie. Bien sûr le mouvement du bricolage ouvert peut aider, mais en matière de handicap, trop souvent, le besoin est très individuel et doit être traité de manière personnalisée. Le fait que les outils soient disponibles est capital pour qu’on exprime des besoins et que d’autres nous aident à y répondre ou qu’on puisse le faire seul. Peu de gens ont encore essayé de modifier les crochets, de leur trouver d’autres formes. Mais on s’y emploie. Et c’est aujourd’hui plus possible qu’hier. Il y a juste encore pas mal de travail », conclut avec courage l’ex-officier de la Marine toujours en croisade.

Stimuler la discussion avec le public

Tobie Kerridge est designer. Il travaille au Studio de recherche d’interaction de l’université Goldsmith de Londres et s’intéresse à produire des systèmes conçus « avec » et « pour » les gens.

Les technologies peuvent nous aider à regarder le monde autrement, à modifier la relation des gens et des objets, dans leur environnement immédiat, un peu à la façon de Playing Tracker, un dispositif permettant de suivre les déplacements d’avions en projetant sa position sur Google Earth comme dans un poste télé. Depuis longtemps les artistes s’intéressent à stimuler la discussion entre les publics, les concepteurs et l’industrie. Les artistes Dunne & Raby avaient en 2001 imaginé des dispositifs pour les gens électrosensibles afin de pouvoir amener les gens à discuter de leurs peurs des technologies.

L’engagement du public dans la science a toujours été une question compliquée. Les scientifiques devraient mieux parler de leur travail pour développer une relation de confiance avec le public et lui permettre de mieux comprendre ce qu’ils peuvent apporter. Sauf que le plus souvent, on souhaite éduquer les gens pour qu’ils aient confiance dans les avantages et les bénéfices de la technologie, pas nécessairement pour qu’ils expriment leurs craintes et doutes légitimes. On sait désormais discuter très tôt des dimensions sociales des technologies les plus pointues et de leurs implications réelles, même si celles-ci sont souvent loin d’être claires.

Avec le programme Material Beliefs (Croyances matérielles, voir le livre (.pdf) qui rassemble toutes les contributions artistiques), Tobie Kerridge a animé tout un programme de mise en relation entre scientifiques et artistes, pour que les seconds interrogent les travaux des premiers. Par exemple, Tobie Kerridge a travaillé avec le laboratoire de biotechnologie de l’université de Londres, pour comprendre le fonctionnement de leur pancréas artificiel, une micropuce capable d’analyser le niveau de sucre dans le sang pour maîtriser son insuline. Les designers ont fait discuter patients, ingénieurs et médecins autour de leurs découvertes, de leurs usages et de leurs angoisses pour mieux les comprendre. Ensuite, ils ont imaginé des prototypes et scénarios pour intégrer physiquement les comportements, les craintes, les espoirs que l’on place dans la technologie. Le projet Vital Signs (signes vitaux) a utilisé un pansement numérique (doté de silicium permettant de mesurer la tension d’un patient et de le transmettre via un téléphone mobile à son médecin) pour exprimer dans un tout autre objet les angoisses d’une mère surveillant l’insuline de son enfant. Les données biométriques de l’enfant sont diffusées à distance via un appareil qui, par son balancement, retraduit les pas de l’enfant, bat au rythme de la respiration de l’enfant qui s’amuse dans un parc pas très loin.

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Image : Vital Signs, du croquis à la scénarisation.

L’intérêt de la conception spéculative adaptée à la science est qu’elle imagine des appareils et des images qu’elle déplace dans d’autres environnements pour en montrer la puissance ou les limites. Le but est de créer des matériaux qui posent des questions sociales à partir de problématiques scientifiques ou technologiques et peuvent ainsi participer du nécessaire débat entre science et société. Ces objets matérialisent et rendent plus vivant la technologie, pour monter combien la société et la technologie sont toujours un peu plus imbriqués l’un l’autre.

Paul Wicks, Jonathan Kuniholm et Tobie Kerridge nous répètent la même chose : on ne saura pas bâtir une science qui ne tirerait pas partie des contributions du public.

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