Quantified Self (3/3) : Les tabous de la mesure

L’une des limites du Quantified Self demeure trop souvent, de rester focaliser sur la santé et le sport, notamment parce que les deux secteurs permettent d’enregistrer des données « objectives » : vitesse de course, pulsation cardiaque, localisation, prise médicamenteuse… sont autant d’actions concrètes facilement révélables par les chiffres. En ce sens, le QS demeure une mesure de la performance et de l’amélioration, même si pour cela elle observe également la maladie, la faiblesse et la dégradation. Pour s’étendre, le mouvement doit certainement chercher à dépasser ses limites originelles pour introduire la mesure dans d’autres domaines que le seul domaine du soin de soi. Mais en même temps, quand il lui arrive de glisser sur d’autres thématiques, il révèle vite ses limites et ses tabous. Peut-on tout mesurer de soi ?

Peut-on tout mesurer de soi ?

C’est dans les expériences un peu limites, souvent artistiques, qu’on touche certaines limites de cette généralisation de la mesure, qui semble pourtant n’en avoir pas beaucoup.

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Image : Giorgo Baresi sur la scène du Quantified Sefl Europe photographié par Sebastiaan ter Burg.

C’est le cas par exemple quand elle s’attarde sur des données subjectives par rapport aux données « objectives ». Evaluer son humeur, quotidiennement, à heure régulière, consiste à introduire d’autres métriques de soi, comme l’explique le designer Giorgo Baresi (voir sa présentation). C’est en interrogeant ce qu’est la mesure de soi qu’on commence à discerner les premières limites. Jusqu’où peut-on se mesurer ? Quelles corrélations sont pertinentes et lesquelles ne le sont pas ? Que signifie, au fond, tenter d’avoir une mesure objective de soi, quand notre rapport au monde est si souvent subjectif ? Ne risque-t-on pas de chercher à tout objectiver ? Or, par essence, les données subjectives se prêtent mal à la collecte automatique. Il faut renseigner le Health Buddy de Bosch ou Moodscope pour avoir la mesure (très subjective) de votre humeur.

Comment alors parvenir à les contourner ? En utilisant des « données déduites », explique encore Giorgo Baresi. Les données déduites sont celles qui sont la conséquence de vos actions ou des mesures automatiques de soi. Si le GPS de votre iPhone se déplace c’est que vous êtes en vie, s’il ne se déplace plus durant un certain (au-delà des heures de sommeil) c’est peut-être qu’il y a un problème. Les données déduites ont plusieurs formes, comme celles que déduit le réseau social de rencontre OKCupid des questionnaires qu’il adresse à ses membres ou celles qu’engrangent pour vous le capteur asthmapolis qu’on place sur un inhalateur et qui enregistre chaque fois que vous en avez eu besoin, ou encore, sur le même principe, le capteur Glow Caps de Vitality qui consiste a utiliser un pilulier avec un bouchon connecté qui s’allume pour vous indiquer que vous n’avez pas pris vos pilules et qui enregistre toutes les fois où vous le faites. Ou encore Ginger.io qui utilise les données de votre téléphone mobile comme autant de signaux de santé…

On l’a vu, nombres de quantifiés n’essayent pas de faire école de leurs résultats. Ceux-ci leur sont personnels. « Ce qu’ils ont appris », comme le répète le mantra du QS est souvent une connaissance de soi que beaucoup estiment non transférable aux autres. Les comparatifs sont toujours stimulants, mais l’angle sous lequel ils sont appréciés demeure le rapport à soi. On peut comparer ses performances sportives avec celles d’un voisin, d’un inconnu ou d’un ami, cela demeure d’abord un rapport à soi. Les capacités physiques ne sont pas également distribuées. Ce retour sur soi produit avant tout une grande individuation. Si les métriques produisent des chiffres et des comparaisons, c’est surtout pour mieux cultiver son rapport personnel à ses propres données.

Les résultats d’une mesure de soi, comme le montrait Martha Rotter, sont finalement assez personnels. Ce qu’elle a appris d’elle, du régime qui était bon pour sa peau : Martha n’en fait pas une généralité pour tous. Ce n’est pas parce que le lait et le soja avaient des effets sur sa peau que nous devons tous bannir ces deux aliments. L’important, demeure le processus, le rapport à soi que produit cette nouvelle forme de rationalisation de soi.

De la mesure de soi à la mesure du nous : du Quantified Self au Quantified Ourselves

La problématique de la mesure devient plus problématique quand elle dépasse la mesure de soi, la réflexion sur soi-même, très personnelle, pour s’attaquer à la mesure du « nous », des relations sociales ou plus précisément des interactions sociales. Appliquer au travail ou aux relations intimes par exemple, elle suscite tout de suite beaucoup plus de questions et de malaises, comme si passer du Soi au Nous révélait des gouffres méthodologiques ou faisait percevoir des horizons qui indisposent même ces utilisateurs très avancés.

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Image : Veronica Rivera-Pelayo lors de l’atelier sur la mesure de soi au travail, photographiée par Henk-Jan Winkeldermaat.

Veronica Rivera-Pelayo est l’une des responsables du projet européen Mirror qui s’intéresse à la relation des gens à leur travail. Bien souvent, les émotions au travail sont négligées, alors qu’elles ont un réel impact dans nos relations professionnelles ou sur notre productivité. Peut-on améliorer l’attention à notre émotion au travail ? Est-ce que révéler l’émotion au travail peut permettre d’améliorer la réflexivité du travailleur, voir changer son comportement ou lui faire entrevoir de nouvelles perspectives ? A la manière de Moodscope, cet outil qui permet d’enregistrer simplement son humeur, Veronica Rivera-Pelayo et les équipes du projet Mirror ont expérimenté en condition réelle plusieurs outils permettant de révéler les sentiments de gens au travail, durant une conférence en montrant au présentateur l’humeur de la salle ou pendant une réunion physique ou virtuelle, pour voir si l’expression de l’humeur pouvait améliorer la qualité des échanges (voir la présentation). L’équipe a créé une cartographie des humeurs sur laquelle chaque participant était invité à se situer au fur et à mesure de l’évènement auquel ils participaient. Les participants avaient accès à diverses interfaces leur permettant de signaler de manière subjective et de manière assez fluide et rapide leur émotion sur une carte de couleur.

L’expérimentation a posé plus de questions qu’elle n’a résolu de problèmes. L’émotion est-elle une bonne forme de mesure de la participation ? Quelles peuvent être les conséquences de la formalisation directe d’une émotion ? Si un conférencier peut apprécier la perception de ce qu’il raconte et prendre à parti ses étudiants quand ceux-ci décrochent, est-ce qu’un manager qui propose une idée aura une réaction aussi constructive quand il va s’apercevoir que celle-ci est mal perçue ? En quoi l’émotion sert-elle le but commun de l’entreprise ? N’est-ce pas, là encore, mettre de l’affect là où n’est peut-être pas nécessaire qu’il y en ait ? Pourquoi ne mesurer que des situations de groupes ? Ne risque-t-on pas d’introduire par de nouvelles métriques, de nouvelles dérives ? Stefana Broadbent montrait bien par exemple dans son livre le développement de la mesure de l’attention dans le monde du travail (voir notre interview) : passer à la mesure du stress (le projet Mirror a fait des essais de mesure du stress dans un environnement hospitalier par le suivi de mesure cardiaque du personnel) ou du sentiment n’est-ce pas encore franchir un pas de plus dans l’emprise qu’on nos relations professionnelles sur notre quotidien ? « Quels indicateurs tangibles peut-on utiliser pour améliorer le travail ? », questionne la chercheuse, espérons-le faussement naïvement. Peut-on – doit-on – révéler ces données et à qui ? « C’est finalement rapidement un peu effrayant d’imaginer utiliser des données de ce type dans un contexte d’entreprise », estime un participant. Quelles sont les motivations à utiliser des applications de ce type ?

Certes, l’agrégation des données est anonymisée, prévient la chercheuse : on ne sait pas qui a donné un sentiment négatif par exemple… Mais est-ce suffisant comme anonymisation dans une réunion d’une quinzaine de personnes ? Certes, certaines entreprises tracent tout ce que font leurs employés et l’utilisent pour développer de la motivation entre collègues de travail. Mais l’émotion est-elle une bonne mesure ou une meilleure mesure que ce que l’on fait ou produit ? Tous les participants à ces expériences n’ont pas fait bon accueil à ces outils se désole la chercheuse, comme si l’introduction de la mesure de l’intime allait de soit.

Reste que pour elle, la mesure de l’émotion tend à améliorer la réunion, car elle permet de faire ressortir des points de désaccord et les points qui ne posent pas de problèmes. Et donc, de mieux se confronter aux difficultés… C’est tout de même nier bien vite les rapports hiérarchiques, comme si toutes les entreprises étaient parfaitement horizontales. Les appréciations sont-elles vraiment utilisées pour avoir une réflexivité sur son travail ou pour rendre le travail en équipe toujours plus efficace ? Ici, l’enjeu n’est plus tant de se tracer soi-même que de se tracer par rapport aux autres et cela fait entrer en considération d’autres problématiques que le projet dans son ensemble semble minorer. Quand la mesure de soi se dépasse soi-même, elle ouvre une boîte de Pandore qui renferme bien d’autres problématiques. Et visiblement certains semblent prêts à le faire avec un désarmant sourire, sans sembler prendre la mesure de ce qu’ils bouleversent.

Peut-on tout mesurer ? Les tabous du QS

Beaucoup des mesures de soi paraissent déjà étranges à qui ne les pratique pas. Elles deviennent franchement dérangeantes, voire effrayantes (et donc intéressantes) quand elles se mettent à dépasser la mesure de soi pour mesurer des interactions collectives. Le designer hollandais, James Burke, l’un des coorganisateurs des rencontres du QS d’Amsterdam, s’interroge depuis quelque temps pour savoir si l’on peut ajouter des mesures aux relations et notamment aux relations amoureuses (voir sa présentation et la vidéo de celle-ci donnée lors de la première édition du QS d’Amsterdam).

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Photo : James Burke lors de son atelier sur les relations amoureuses quantifiées, photographié par Sebastiaan ter Burg.

Jusqu’à présent, les applications dans le domaine sont demeurées assez pauvres. GirlFriend Keeper par exemple, ne consiste qu’à automatiser la présence électronique à l’autre. Beaucoup, comme BedPosted, ne vise qu’à mesurer l’activité sexuelle. Faut-il croire que la mesure de la relation amoureuse est condamnée, qu’aucune objectivité ne saurait l’adresser ?

Avec son amie, Dominique, James évalue sa relation de manière informelle, en dessinant chaque semaine, sur les nappes en papier des restaurants, le niveau de leur relation et de leurs sentiments l’un envers l’autre. Cela leur a donné l’idée d’essayer d’aller plus loin. De regarder par exemple, dans les comportements de l’autre, ce que l’on apprécie ou ce que l’on n’apprécie pas et cela a une influence plus ou moins forte sur la relation. Tenir la télécommande de la télévision par exemple plait beaucoup à James, mais pas du tout à Dominique (certainement parce que c’est peut-être plus souvent James qui la tient que Dominique…). Bien sûr, le flux de la relation quotidienne est peuplé d’objets, d’évènements et d’actions auxquels chacun répond différemment, selon sa personnalité et le couple qu’il forme.

James n’apporte pour l’instant pas d’outils. Il évoque seulement une pratique. Une pratique qu’il esquisse à peine, qui ne semble pas nécessairement très formalisée… Mais il s’en sert surtout comme d’un terreau pour poser des questions.

Où en êtes-vous dans votre propre relation de couple ? Que pourriez-vous mesurer ? Comment pourriez-vous le mesurer ? Comment communiquer ce type d’information avec son partenaire ?

On pourrait mesurer de nombreuses choses différentes : le sentiment de proximité, d’intimité, de confiance… l’activité sexuelle, sa qualité comme sa fréquence. L’ennui, son humeur, ce que l’on partage à deux, l’influence de son partenaire sur soi. Ce que vous raconte votre partenaire que vous ne connaissez pas. Comment vous juge-t-il en public ou en privé ? Que pourrions-nous faire saillir, extraire de la relation ? Quels critères communs pourrait-on élaborer ? Comment mesurer l’évolution de sa relation ?

James et Dominique n’ont pas de réponses, mais ils ont une question : la mesure peut-elle aider à préserver la qualité de leur relation ? Ils savent déjà qu’elle va invariablement se transformer dans le temps, à mesure que la relation va prendre de l’épaisseur, bien sûr. Mais, visiblement, ils souhaitent porter attention à ce qui les rassemble et à la raison qui les rassemble. La mesure peut-elle être un moyen de solidifier la relation ?

Autant dire que, là encore, tout le monde semblait assez mal à l’aise dans la discussion qui suivit. Chez les adeptes de la mesure de soi, mesurer le « nous » semblait comme franchir un tabou. Pourtant, comprendre mieux ce que l’autre comprend de soi, attend de soi, n’est-il pas un objectif ambitieux pour améliorer la relation ? Giorgo Baresi, designer chez Frog Design, confie qu’avec son épouse, ils utilisent chaque soir un outil pour enregistrer leur humeur. Le contexte n’est pas nécessairement inscrit, mais cela permet à deux, un retour sur soi régulier, ou de mieux intégrer l’humeur de son compagnon ou de sa compagne, dans la relation.

Certaines réactions sont bien sûr allergiques. Peut-on mettre de la rationalité dans les sentiments ? Peut-on ajouter de l’électronique dans l’amour, alors que bien souvent, elle est plutôt à l’origine de tensions dans le couple, surtout chez les geeks du QS… Est-ce que cette mesure peut-être un jeu, un moment de réflexivité commune sur le quotidien ? Les idées ne manquent pas. On pourrait bien sûr mesurer le langage, les mots qu’on échange, le ton et la façon dont on les échange, la température corporelle du couple pour augmenter notre intelligence émotionnelle. Mesurer les échanges de parole pour voir comment ils agissent sur le couple et pouvoir agir en cas de dysfonctionnement…

Mais pourquoi avoir des instruments pour ressentir nos sentiments, pour les exprimer ? C’est que la perception qu’on a de l’autre est finalement souvent fausse, rappelle avec raison Giorgo Baresi, même parfois ceux que l’on connait bien. La force de l’habitude nous rend trop facilement aveugles…

Parler tout le temps de la relation ne risque-t-il pas de la détruire ? Que se passe-t-il lors des situations conflictuelles ? La mesure peut-elle aider ? Peut-elle aider à prévenir les crises plutôt qu’à les soigner ?

Les sites de rencontres (Match, Meetics, OkCupid) ont déjà commencé à introduire des métriques dans la relation. James et Dominique semblent conscients des limites de la mesure dans leur relation et le rapport à la mesure semble parfois distant, voire épisodique, comme un moyen de réintroduire régulièrement de la réflexivité sur le couple. Est-ce que la proposition de James nous dérange seulement parce qu’elle semble juste un peu trop en avance sur son temps ou nous dérange-t-elle par le regard qu’elle porte sur quelque chose d’encore plus intime que soi ?

James et Dominique n’apportent aucune réponse, mais la pertinence de leur interrogation et la crispation suscitée dessine en tout cas encore un peu plus « la vallée de l’étrange » de la mesure de soi, qui consiste justement non plus à se mesurer soi-même, mais à imaginer des mesures toujours plus intimes de nos rapports sociaux.

Hubert Guillaud

Notre dossier Quantified Self suite à la première édition de la conférence Quantified Self Europe 2011 :

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  1. Je crois me rappeler d’une histoire juive qui dit que le roi David (ou Salomon ?) avait entrepris de dénombrer son armée en vue d’une bataille, ce que Dieu lui avait pourtant interdit. Son armée fut anéantie durant la bataille, manifestation du châtiment divin. Quand il fut – bien plus tard – à nouveau à devoir livrer bataille, il demanda à chaque soldat de donner la plus petite pièce qu’il possédait, une seule par soldat. Et ce sont les pièces qu’il fit dénombrer. Et il gagna la bataille.

  2. Les choses évoluent vite. Bianca Bosker pour le Huffington Post revient sur la mode du Quantified Spouse. L’entrepreneur américain Dave Asprey – http://www.bulletproofexec.com – s’est soumis à un régime sexuel très strict l’année dernière afin de trouver comment son plaisir sexuel maximisait son bien-être. Il a également mesurer son sommeil à lui et son épouse. Il conseille aux époux de surveiller le cycle d’ovulation de leurs épouses et la fréquence de leurs ébats pour mieux comprendre ce qui perturbe le bonheur conjugal. Une femme utilise ainsi ces outils pour surveiller le poids de son mari et ses habitudes de sommeil à distance. Certains couples estimes que les données les a aider à être plus respectueux de l’état de leur conjoint et de ses besoins. En étant au courant du score de sommeil de l’autre, le conjoint peut prêter plus d’attention à vous, car il sait que vous serez fatigués ou reposé. Les données fournissent un objet de communication pour le couple.