Entretiens du Nouveau Monde industriel 2011 (4/4) : aspects économiques et politiques

Valérie Peugeot, d’Orange Labs, s’est penchée sur les enjeux démocratiques et politiques de l’open data, soulignant la particularité de la France par rapport aux pays qui l’ont précédé dans cette initiative. Chez nous, la démarche d’ouvrir les données est venue bien plus des collectivités locales que du sommet de l’Etat. Et celles-ci étaient essentiellement de gauche, contrairement au reste du monde où, dans le choix de recourir à l’open data, la couleur politique importait peu.

En fait, il existe deux types d’arguments en faveur de l’open data, explique Valérie Peugeot. Le premier est politique, il concerne l’aspect démocratique, le droit du citoyen à accéder aux informations concernant la vie publique. L’autre justification est plus économique : l’open data permettrait la création de nouveaux services, ce qui redynamiserait l’économie.

Valérie Peugeot a donc analysé les racines idéologiques du mouvement. La notion d’open data, comme l’indique le mot « open », se réfère à l’open source. Or l’open source est précisément un terme que caractérise la même ambiguïté politique. Si le free software de Richard Stallman se signale essentiellement par l’exigence démocratique, l’open source d’Eric Raymond affiche au contraire une attitude libertarienne (Raymond est lui-même un anarcho-capitaliste convaincu), selon laquelle la liberté du logiciel est meilleure pour le marché.

Si on remonte encore plus loin, aux racines du mouvement, on découvre la contre-culture des années 60, avec son utopie de la transformation individuelle et collective par l’usage d’outils (une idée notamment défendue par Stewart Brand, créateur à la fois du Whole Earth Catalogue et de l’un des premiers services en ligne, the Well mais également de l’expression personal computer, et, incidemment, avant Monterey et Woodstock, le premier organisateur de festival rock psychédélique, le Trips Festival de 1966).

Voilà pour l’idéologie. Mais qu’en est-il de la réalité ? L’open data a-t-il réellement un effet « libératoire » ? Pour qui, en fait l’open data produit-il de la transformation ? Il existe plusieurs types d’acteurs concernés par le mouvement : les producteurs des données, leurs intermédiaires techniques, mais aussi ceux qui vont réutiliser ces données, avant de concerner les utilisateurs finaux.

Premiers constats, les bénéficiaires majeurs de l’open data sont en fait, en grande partie, les producteurs eux-mêmes : en moyenne 30 % des applications sont réalisées par d’autres administrations.

Les réutilisateurs, eux présentent un profil particulier. Ces « civic hackers » ne sont ni des entrepreneurs, ni des militants purs et durs, mais se situent souvent entre les deux.

Reste l’utilisateur final, et là certaines questions importantes se posent. Ne risque-t’on pas avec cette multiplication de nouvelles applications d’approfondir la fracture numérique et de donner du pouvoir à ceux qui en ont déjà ? Comment le citoyen peut-il exploiter ces données ? Nous avons besoin d’une « alphabétisation de la donnée », a affirmé Valérie Peugeot. Et pour cela, il est nécessaire d’encourager les nouveaux médias comme le data journalisme.

Mais l’open data donnera-t-il vraiment un nouveau pouvoir au consommateur ? Ou créera-t-on juste un nouveau marché ? Ne risque-t-on pas d’entrer dans une société de l’opt-in généralisé où chaque citoyen sera certes libre de déterminer ses options, mais dans la solitude. Ne fait-on pas, avec l’open data, d’une question collective comme celle de la confiance une question que l’individu devra gérer seul ?

Rétablir la confiance entre le client et l’entreprise

Daniel Kaplan, délégué général de la Fing (éditeur d’InternetActu.net) a commencé à nous parler de nouveaux systèmes de paiement qui demandent maintenant la saisie de codes par SMS ou d’un code via une carte… Ces nouveaux systèmes augmentent-ils la confiance des utilisateurs dans le mode de paiement électronique ? On n’en sait rien, mais à Noël dernier les commerçants qui ont utilisé ces moyens de paiements ont vu leur chiffre d’affaires baisser fortement, parfois jusqu’à 35 %. « Cet épisode a été la manifestation d’un certain nombre de problèmes qui à la Fing nous mettaient mal à l’aise », a-t-il expliqué, en introduction aux travaux de la Fing sur le sujet (voir sa présentation).

En fait, a-t-il rappelé, si on a besoin de sécurité, c’est précisément qu’on n’a pas confiance ! On se trompe depuis longtemps en pensant que le problème de la confiance se situe au niveau technologique. Selon une étude, on a découvert qu’en fait la plupart des gens avaient plutôt confiance dans les dispositifs technologiques : ils ne croyaient guère au vol de leur numéro de carte bleue, ou que l’argent allait partir on ne sait où. En revanche, ce que les études montrent, et ce, de plus en plus, c’est que les clients ont de moins en moins confiance dans les entreprises. Il les soupçonnent volontiers d’utiliser les données qu’ils leur auront volontairement confiées de manière inattendue et pas forcément souhaitable.

Aujourd’hui on assiste à une crise molle de confiance du côté des consommateurs qui se traduit par un désabusement, un désengagement, un changement fréquent de fournisseur ou de prestataire. Et ils ont raison. Car les entreprises cherchent par tous les moyens à réduire les possibilités de choix de leurs clients. Il suffit de se rappeler la phrase d’un expert en sécurité, Bruce Shneier, « dans les 10 ans à venir, la sécurité informatique va connaître un retournement radical. Au lieu de vous protéger vous, elle travaille à protéger les entreprises contre vous ».

Pourtant, la confiance ne disparaît pas du paysage. Au contraire, on assiste aujourd’hui la naissance d’une grande quantité de services dans lesquels émerge une confiance « de pair à pair » entre les individus, qui se manifeste dans des forums où des consommateurs discutent ensemble de produits à acheter, de voyages à effectuer, voire dans des sites dont les participants n’hésitent pas à parler de manière très intime de leurs maladies chroniques. Le covoiturage est un autre exemple de cette nouvelle forme de confiance. On accepte dans sa voiture quelqu’un qu’on ne connait pas forcément, et des sociétés comme Couchsurfing proposent même aux particuliers d’héberger chez eux de parfaits étrangers. Couchsurfing affirme être ainsi devenue « la plus grande chaine hôtelière du monde ».

Ce n’est pas qu’on a plus du tout confiance dans les experts ou les institutions. Simplement la voix des sources autorisées n’a pas plus de valeur que celle du voisin, de l’ami, du blogueur du coin… souligne Daniel Kaplan.

Alors bien sûr, on sait que tout n’est pas parfait. On sait qu’il y a de faux messages sur les sites de recommandation, par exemple, mais on préfère continuer comme cela, car cette solution est bien meilleure que l’alternative. Du côté des entreprises, au contraire, on se bagarre sur des points sans grand intérêt pour le consommateur, comme celui des tiers de confiance, qui garantissent la valeur d’une transaction ou d’un contrat en y apposant leur signature ou leur garantie. Mais il y a d’autres pistes à explorer. Par exemple, un « tiers de confiance » qui serait plutôt un entremetteur, un conseiller, qui pourrait diriger l’usager vers des services qui lui conviennent, bâtir les bonnes réputations…

Une autre piste explorée par les travaux de la Fing consisterait à demander aux entreprises de refaire confiance à leurs clients ! Daniel Kaplan s’est souvenu que dans les années 2000, British Airways avait adopté la politique consistant à considérer que tout client effectuant une réclamation était dans son bon droit. Accepter ses plaintes plutôt qu’essayer par tous les moyens de le renvoyer dans ses cordes. Que se passerait-il si une entreprise demandait moins de garanties, moins de papiers, faisait de plus en plus confiance à son client au fur et à mesure que leur relation s’approfondit ? Évidemment, une entreprise adoptant une telle politique devrait accepter la possibilité d’abus, mais avoir confiance, c’est par définition accepter la possibilité d’être victime d’un abus.

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Image : Daniel Kaplan photographié par Samuel Huron.

Il faudrait aussi changer la relation client, estime le délégué général de la Fing. Et avant tout éviter de singer les anciennes manières en remplaçant un véritable interlocuteur par une voix robotique, mais sympathique, ou à la rigueur par un employé de la hotline se contentant de lire le manuel. Et si, a demandé Kaplan, un représentant d’une entreprise vous proposait de devenir votre ami sur Facebook ? Pas seulement avec vous, mais avec 500 autres clients. Lorsqu’un de ses contacts aurait un problème avec un produit, ce représentant pourrait non seulement l’accompagner dans sa recherche de solution, mais également le mettre en contact avec d’autres consommateurs, susceptible de l’aider. Après tout n’est-ce pas déjà ce que nous faisons ? Qui d’entre nous n’a pas résolu un problème technique en allant chercher directement dans des forums plutôt que patienter des heures (payantes) dans l’attente de la hotline ?

Dans le cadre des travaux de la Fing sur la confiance, d’autres idées ont été envisagées. Par exemple, les entreprises pourraient fournir à leurs clients l’ensemble des données pas trop confidentielles la concernant. Si quelqu’un demande un prêt, il pourrait par exemple savoir ce que son opération rapportera à la banque, à son conseiller, les modalités de fonctionnement et mise en place…

Enfin, il faudrait revenir sur l’asymétrie croissante de l’information entre entreprise et clients. Aujourd’hui une entreprise sait plein de choses sur vous, mais vous n’avez pas accès à ces données qui vous concernent. La première des choses consisterait à rendre à l’usager les données le concernant qui lui appartiennent de plein droit.

La Fing est-elle toute seule dans à se questionner sur ces sujets ? Certainement pas. En fait, de telles idées se trouvent dans la droite ligne de plusieurs courants déjà existants. Celui de l’identity centric computing, qui part du principe que le seul acteur pouvant posséder l’ensemble des données concernant un individu est l’individu lui même. Le quantified self, dont les adeptes cherchent à mesurer leur comportement (voir le dossier d’Hubert Guillaud sur le sujet). Et en enfin le projet VRM (Vendor Relationship Management), qui face au classique CRM (Customer Relationship Management), cherche à proposer à tout un chacun un fichier des vendeurs dans lequel serait inscrit l’ensemble des informations concernant la relation avec ce dernier.

Surtout ce genre d’idées a fait son chemin avec le projet Midata, lancé par le gouvernement britannique.

Au final, a conclu Daniel Kaplan, il reste beaucoup de choses à faire sur la construction de la confiance dans le domaine du numérique, la plus révolutionnaire étant sans doute la possibilité d’un partage des données personnelles entre les entreprises et leurs clients, ce qui est au centre d’un projet actuel de la Fing, Mesinfos.

Rémi Sussan

Les Compte rendus des Entretiens du Nouveau Monde industriel 2011 :

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