La lecture de la semaine, il s’agit d’un article du New York Times transmis par une aimable correspondante. Il s’intitule : « La domination de la nouvelle idéologie du groupe », et on le doit à Susan Cain, auteure d’un ouvrage sur la question intitulé Quiet : The Power of Introverts in a World That Can’t Stop Talking (Silence : le pouvoir des introvertis dans un monde qui n’arrête pas de parler).
La solitude n’est plus à la mode, commence Susan Cain. Nos entreprises, nos écoles, notre culture sont esclaves d’une nouvelle idéologie qui postule que la créativité et l’efficacité naissent dans des lieux étrangement grégaires. La plupart d’entre nous travaillent en équipes, dans des open spaces, pour des chefs qui valorisent au-dessus de tout l’intelligence collective. Les génies solitaires sont bannis. Seul vaut le collaboratif.
Mais il y a un problème dans cette manière de voir, considère Susan Cain. Car les recherches montrent que les gens sont plus créatifs quand ils jouissent d’intimité et de tranquillité. Et, selon les travaux de deux psychologues, Mihaly Csikszentmihalyi (Wikipédia) et Gregory Feist, les gens les plus spectaculairement créatifs, dans des champs très différents, sont souvent introvertis – juste assez extravertis pour échanger et avancer des idées, mais ils se considèrent eux-mêmes comme indépendants et individualistes. L’une des explications est que les introvertis sont à l’aise dans le travail solitaire, et que la solitude est un catalyseur de l’innovation. Comme l’explique le grand psychologue Hans Eysenck (Wikipédia), l’introversion favorise la créativité en « concentrant l’esprit sur la tâche en cours, et évitant une dispersion de l’énergie sur les questions sociales et sexuelles sans lien avec le travail ». Le poète anglais William Wordsworth n’écrivit-il pas de Newton « A mind for ever / Voyaging through strange seas of Thought, alone » (« Un esprit à jamais / Voyageant à travers les mers étranges de la pensée, seul ») ?
Culturellement, explique Susan Cain, nous sommes à ce point fasciné par le charisme que nous ignorons la partie silencieuse du processus créatif. Dans le sillage de la mort de Steve Jobs, nous avons vu une profusion de mythologies expliquant le succès d’Apple. La plupart se concentraient sur le magnétisme surnaturel de Steve Jobs et avaient tendance à ignorer l’autre personnage crucial d’Apple : le bon et timide ingénieur, Steve Wozniak, qui travailla seul à une invention chérie, l’ordinateur personnel.
Susan Cain détaille un peu la manière solitaire dont Wozniak a inventé l’ordinateur personnel, mais surtout, elle le cite : « La plupart des inventeurs et des ingénieurs que j’ai rencontrés sont comme moi : ils vivent dans leurs pensées. Ils sont presque comme des artistes. En fait, les meilleurs d’entre eux sont des artistes. Et les artistes travaillent mieux tout seuls. Je vais vous donner un conseil : travaillez tout seul. Pas en groupe. Pas en équipe. »
Et pourtant, poursuit Susan Cain, la nouvelle idéologie du groupe a pris possession de nos lieux de travail. Presque tous les employés américains travaillent en équipe et près de 70 % des lieux de travail sont des open spaces, ce qui correspond, en 30 ans, à une diminution de plus d’un tiers de l’espace moyen alloué à chaque employé. Et Susan Cain de remarquer la même tendance dans les écoles et dans les institutions religieuses.
Pour Susan Cain, une certaine dose de travail d’équipe offre un moyen drôle, stimulant et utile pour échanger des idées, pour transmettre des informations et construire de la confiance. Mais, c’est une chose d’être associé à un groupe dans lequel chaque membre travaille de manière autonome sur sa propre pièce du puzzle, c’en est une autre d’être retenu dans des réunions sans fin et parqués dans des bureaux où rien n’isole des autres.
Une étude publiée sous le nom de The Coding War Games des consultants Tom DeMarco et Timothy Lister a comparé le travail de 600 développeurs de 92 entreprises. L’étude a montré que les gens d’une même entreprise avaient sensiblement les mêmes performances, mais qu’il y avait d’énormes différences entre les entreprises. Et ce qui distinguait les développeurs de ces entreprises n’était pas l’expérience ou le salaire. C’était l’intimité sur le lieu de travail et la tranquillité.
Image : CC. Somewhere Not Here par Mitchell Joyce.
Beaucoup d’études montrent aussi que les sessions de brainstorming sont le pire moyen de stimuler la créativité. Et plus le groupe est élargi, moins les performances sont bonnes. Les raisons à cela : les gens ont tendance à laisser travailler les autres, ils s’imitent instinctivement les uns les autres et oublient leurs propres opinions.
Mais il existe une exception à cela : le brainstorming électronique, où des groupes nombreux peuvent se montrer plus performants que des individus, et où plus le groupe est nombreux, meilleure est la performance. La protection que représente l’écran atténue les problèmes posés par le travail en groupe. C’est pourquoi l’internet a produit de si merveilleux travaux collectifs. Marcel Proust disait de la lecture qu’elle était un « miracle de communication au milieu de la solitude », et ce que l’internet est aussi. C’est un lieu où l’on peut être seul ensemble – et c’est précisément ce qui lui donne toute sa force.
L’article se prolonge, mais c’est là une conclusion intéressante pour nous.
Xavier de la Porte
Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.
L’émission du 21 janvier 2012 était consacrée à J’ai débranché, le nouveau livre de Thierry Crouzet et à la SOPA, la PIPA et l’affaire MegaUpload en compagnie de Maxime Rouquet, coprésident du Parti Pirate français.
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Enfin un bon article critique sur le management… Les US sont plus complexes que les français ne le croient… Bien continuez
Merci pour l’article et la critique des approches dogmatiques. Pour avoir expérimenté et pratiques un tas de méthode créatives, j’ai aussi pu remarquer ces problèmes. Mais il ne faut jamais oublier pourquoi A.Osborn à inventé la pratique du brainstorming: autoriser l’expressions des idées en grand nombre. Et faire une réunion, comme j’en ai beaucoup vu, où les participants ne sont même pas capables d’énumérer des options envisageables, n’est pas une approche viable.
Le nombre sur une session créative est effectivement important et peu vraiment aggraver la situation sur plusieurs aspects: le désengagement des participants, le blocage des introvertis et aussi lors d’une sélection d’idée à réaliser, une sélection démocratique qui supprime les idées les plus originales.
Pour éviter ces problème de fond, if faut limiter le nombre de participants (5 est une bonne base) et laisser la place à chaque participants: le brainwriting peut aider les introvertis à proposer des idées en grand nombres en respectant leurs espace personnel. De plus, vous pouvez rajouter des ateliers et alterner des phases collective et des phases individuels. De part mon expérience, je pense aussi, qu’en France il est confortable de rester très conceptuel dans nos productions créatives (à cause de rapport à l’erreur et la richesse d’abstraction que nous offre notre langue). Et c’est un erreur car ne brasser que du concept c’est désengageant. Il faut produire des maquettes, des objets intermédiaires, des artefacts qui font avancer les concepts. Et dans ces phases de réalisations je peux vous assurez que les ingénieurs les plus introvertis s’épanouissent!
@Fabrice : puisque vous pointez les limites concrètes du brainstorming, observons comment Google a imposé de nouvelles règles pour les optimiser comme l’explique Kristen Gil dans le magazine de Google.
Désormais, chez Google, chaque réunion doit prendre une décision claire sur un sujet et aucune réunion ne doit être programmée s’il n’y a pas de décision à prendre. Pas plus de 10 personnes par réunion. Chacun doit s’exprimer sinon, c’est qu’il ne devait pas être présent, explique Business Insider… Il manque effectivement bien souvent quelques règles de management.
Bravo pour cet article qui offre un autre regard. Et remet en valeur les phases d’incubation et d’illumination du processus créatif.
Ceci étant dit, je pense que c’est un juste milieu qu’il faut viser. Et ne pas confondre créativité et innovation, et donc processus créatif individuel et processus d’innovation souvent plus collectif. Effectivement, il faut laisser place à la solitude, à des moments de réflexion, je dis toujours aux participants des sessions que j’anime que LES PAUSES sont très importantes, indispensables même, au processus créatif. Je dis aussi souvent que parfois, même souvent, les idées « lumineuses » (la fameus illumination ou Eurêka) n’arrivent pas pendant le groupe, mais bien entre les deux oreilles d’un individu, par exemple une nuit suivante….
Cependant, le groupe permet très bien de réaliser la phase d’imprégnation du processus créatif, il permet aussi des connexions innatendues qui génèrent de la créativité (pas forcément dans l’instant mais plus tard), et il est aussi utile pour faire passer l’idée de son stade comme le dit Fabrice Poussière de concept à un stade plus élaboré et adapté au contexte tout en gardant son aspect innovant. Pour les étapes d’expérimentation…
De plus, un bon facilitateur de groupes de créativité sait tout cela, et prévoit dans ses sessions, des moments pour favoriser l’incubation et l’illumination. Un exemple parmi d’autres : l’excursion qui permet à chaque participant, muni d’un petit carnet à idées de partir, seul, avec l’objectif en tête, et de laisser son cerveau divaguer et faire des liens entre ce qu’il voit, entend, respire, touche pour trouver des idées, seul. D’où l’intérêt aussi d’avoir plusieurs sessions de créativité séparées dans le temps, en donnant à chacun via simplement un cahier d’idées ou des exercices spécifiques, la possibilité de poursuivre sa réflexion, en mode « introversion »…
Pour conclure, je dirais qu’il est aussi faux de dire que créatif = introverti que de dire créativité = groupe. on peut être un créatif extraverti, et la créativité existe hors des groupes, et vice versa. Chacun a sa manière d’être créatif, et tout le travail d’accompagnement de la créativité est de bien choisir la construction des temps de groupe et des temps individuels, des exercices, pour que chacun puisse y trouver sa place, et que le processus créatif puisse opérer au mieux…
Les outils typologiques sont alors une aide précieuse : http://www.worlding.com/2012/creativite-outils-typologiques/
Bonjour à tous,
Etant experte en management et intelligence collective, l’article montre bien qu’il y a confusion et une interprétation erronée de l’intelligence collective… Celle-ci n’a jamais été l’apanage de la coopération, mais d’avoir une vision commune et partagée d’un objectif (une vision), en sachant mettre en oeuvre toutes les compétences individuelles, ce qui signifie le respect du fonctionnement de chacun et son espace pour réfléchir. L’intelligence collective n’a jamais été non plus le « groupe », elle utilise les approches de la dynamique de groupe, des règles de décision (très bien pour google !), mais en aucun cas il s’agit de « communautarisme » ou tout le monde est toujours avec tout le monde .. c’est loin 68 !! L’intelligence collective c’est savoir mobiliser les bonnes compétences au bons moments pour la bonne chose, et ceci dans un esprit de volontariat … et non d’imposition… on pilote ! on manage ! …
mais le souci est le même lorsque l’on entend parler de management des connaissances et de management des compétences pour lesquelles il y a un amalgame énorme avec la « gestion » des connaissances et des compétences, pourtant les 4 niveaux sont des choses très distinctes .. que l’on ne peut pas aborder de la même manière ..
Au plaisir
Un rebond intéressant : les introverties et extraverties sont complémentaires.