De quoi notre connexion permanente nous déconnecte-t-elle ?

La lecture de la semaine est un article de la revue américaine The Atlantic, on la doit à Jason Farman, qui est professeur d’études américaines à l’Université de Maryland. L’article s’intitule : « Le mythe de la vie déconnectée ».

« La nouvelle année est aujourd’hui bien entamée et beaucoup de gens ont déjà abandonné leur résolution de se déconnecter plus souvent de leurs outils numériques et de se reconnecter avec les personnes et les lieux qui les entourent. »

Et Jason Farman d’énumérer les moments et événements qui ont symbolisé l’an dernier notre besoin de déconnexion : la vidéo d’une femme tombant dans une fontaine parce qu’elle écrit un texto en marchant, une campagne contre l’usage du téléphone portable en voiture, etc. Mais surtout deux livres qui ont été des best-sellers de l’année 2011 aux Etats-Unis Alone Together, le livre de Sherry Turkle (voir une lecture précédente et notre article sur le sujet) et Hamlet’s Blackberry, celui de William Powers.

« Powers est devenu depuis l’emblème d’un mouvement appelé le « shabbat numérique » », explique Farman. « Chaque vendredi soir, lui et sa famille déconnectent leurs ordinateurs de l’internet pour le week-end, dans le but d’endiguer le sentiment toujours grandissant de surcharge informative. Pour Powers, le sentiment « d’affairement numérique » qui vient avec la surcharge informative rend superficielles notre réflexion et nos relations. Depuis la publication de Hamlet’s Blackberry, beaucoup de gens ont suivi ce mouvement et ont banalisé une partie de leur semaine, pendant laquelle ils débranchent l’internet et s’éloignent de leurs téléphones portables, de leur mail et de leurs comptes Facebook. Pour les défenseurs de ce shabbat numérique, le téléphone portable est le symbole parfait de cette vie toujours connectée qui mène au final à la déconnexion et à la distraction. Il incarne la surcharge informationnelle nécessairement produite par un média auquel on est sans cesse rivé, il incarne la déconnexion à notre environnement immédiat. »

Il s’agit là, selon Jason Farman, d’arguments familiers qui sont déjà apparus, sous une forme ou une autre, dans l’histoire des médias. Platon expliquait que l’écriture nous interdisait une vraie présence, celle qui existe dans les interactions en face à face. Depuis, peu de média ou de technologies émergentes ont échappé à une critique les accusant de nous déconnecter des personnes et des lieux qui nous entourent. Le chercheur Erkki Huhtamo en donne un exemple particulièrement frappant : au tournant du 19e siècle, en Angleterre, des gens ont été à ce point immergés dans leur kaléidoscope qu’ils étaient complètement déconnectés du monde qui les entourait. On appelait cela la « kaléidoscopemania ». Les gens étaient à ce point « hypnotisés par ce qu’ils voyaient à l’intérieur de leur tube à image qu’ils ne remarquaient même pas que d’autres hommes courtisaient leurs compagnes derrière leur dos ».

Au siècle suivant, le vélo est tombé sous le coup de la même critique. Les églises ont condamné ce nouveau mode de transport parce qu’il incitait les gens à s’extraire de leur environnement proche et à s’exposer aux dangers du monde extérieur : la promiscuité des cinémas par exemple. Peu après, l’automobile a aussi essuyé des critiques sur le fait qu’elle augmentait la distance sociale et promouvait une culture de la vitesse. A peu près au même moment, on se posait des questions similaires sur une autre technologie émergente, le téléphone : le téléphone rend-il les hommes plus actifs ou plus paresseux ? Le téléphone met-il fin à la vie domestique et la vieille pratique consistant à rendre visite à ses amis ? Telles étaient les questions qu’on se posait à l’époque.

Bien que les comparaisons historiques soient importantes pour contextualiser notre réaction culturelle aux technologies émergentes, il y a quelque chose d’unique dans nos outils numériques, en particulier dans les smartphones. Ces technologies semblent faire force de preuve pour ceux qui veulent nous déconnecter de la technologie. Comme Sherry Turkle l’avance dans son livre Alone Together, la connexion à nos outils entraine notre déconnexion à quelque chose d’autre, à quelqu’un d’autre, à un autre lieu. Cet écran « toujours allumé et toujours sur nous », selon les termes de Turkle, est une fenêtre qui nous aspire vers un ailleurs.

Néanmoins, utiliser la déconnexion comme une raison de déconnecter simplifie singulièrement les usages complexes que nous faisons de ces technologies, explique Farman. Car nos outils mobiles peuvent aussi nous permettre d’approfondir notre connexion aux gens et aux lieux. Et Jason Farman donne des exemples d’usages ou d’applications qui font du téléphone mobile un moyen de connexion à son environnement le plus proche : l’importance du texto dans les groupes adolescents, des applications pour Smartphone agrègent et rendent disponibles l’histoire des lieux dans lesquels nous vivons, etc.

Conclusion de Farman, les défenseurs du shabbat numérique ont raison sur le constat – transformation du quotidien, perturbation des normes sociales, par l’intrusion dans nos vies des outils mobiles. Ils ont évidemment raison sur la distance qu’il faut entretenir à ces objets. Mais en les associant nécessairement à une incapacité à la vraie connexion, ils ratent la grande variété de nos usages, et le possible développement, grâce à ces outils, de relations profondes et vraies avec notre environnement.

Xavier de la Porte

Xavier de la Porte, producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.

L’émission du 11 février 2012 était consacrée aux frontières de l’internet avec Bertrand de La Chapelle, diplomate, ambassadeur thématique pour la gouvernance internet de 2006 à 2010, directeur des programmes de l’Académie diplomatique internationale, membre du board des directeurs de l’ICANN, organisme américain qui gère les noms de domaine, un des principaux organes de gouvernance de l’Internet. Quel est le pouvoir des Etats sur l’internet ? Est-ce qu’il y a une diplomatie de l’internet ? En quoi elle consiste ? Avec quels acteurs ?

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0 commentaires

  1. Une suggestion: prendre le problème par un autre bout, celui de la vulnérabilité de notre société.

    Faisons une expérience de pensée et imaginons « The » Grande Panne (le « Big One » que beaucoup d’ingénieurs attendent un jour ou l’autre, tellement nos systèmes techniques sont intriqués et interdépendants). Que se passerait-il pour nos sociétés, si ça durait assez longtemps?…

    Je pense que la différence se creuserait rapidement entre ceux qui prennent la technologie avec suffisamment de recul et se feraient assez vite à une déconnexion forcée prolongée, et ceux qui en sont totalement dépendants et qui seraient très, très mal. Pour beaucoup de 15-30 ans, devoir vivre sans smartphone imposerait un apprentissage pénible. Probablement même plus difficile que devoir se passer d’objets courants comme la voiture, ce qui au contraire nous fait b « refaire société », comme les anciens l’ont vécu pendant les méga-grèves de 1995.

    (Note: cette réflexion m’est inspirée par le fait que j’ai vécu des années en Arabie Saoudite, où j’ai constaté que ceux qui supportaient le mieux cet environnement difficile étaient ceux qui avaient une vie intérieure suffisamment riche, surtout les artistes. Les autres s’enfuyaient au plus vite).