La créativité expliquée ?

Peut-on vraiment « manager », « améliorer la créativité, par des moyens précis ? J’avoue personnellement avoir toujours été assez sceptique sur le sujet, en partant du principe que si on innove à partir d’une méthode connue et éprouvée, alors ce n’est plus de l’innovation, par définition. Et les étagères des librairies consacrées au développement personnel, au management, voire au New Age, abondent en techniques infaillibles d’amélioration de la créativité, du jeu de rôle au mindmapping en passant par la programmation neurolinguistique, le brainstorming ou le sacrifice de boucs (la méthode la plus efficace à mon avis).

Mais Anthony McCaffrey, dont les travaux ont été présentés ces jours-ci dans Science Daily, semble relancer le débat. Il est vrai que le bonhomme suscite l’intérêt puisqu’il a reçu un don de 170 000 $ de la National Science Foundation pour développer sa théorie et surtout mettre au point une technologie qui permettrait de lui donner une application pratique.

Ladite théorie se nomme « l’hypothèse des caractéristiques obscures ». Autrement dit, l’innovation consiste à remarquer les caractéristiques d’un phénomène qui sont, jusque-là, passées inaperçues. Cela est beau et bon, me direz-vous. C’est une définition de l’innovation, pas forcément originale, et certainement pas une théorie sur celle-ci.

Mais McCaffrey pense avoir repéré l’une des raisons pour laquelle certaines caractéristiques nous demeurent invisibles : nous sommes obsédés par la fonction, l’utilité des choses. Lorsqu’une qualité ne semble n’avoir aucun but, aucune fonction (ou pire, si elle nuit à une fonction existante) nous avons tendance à l’ignorer alors que nous devrions au contraire nous concentrer dessus. L’exemple un peu simplificateur donné par Science Daily est celui des petites graines ou les fleurs qui s’accrochent aux vêtements. Alors que la plupart n’y verraient qu’une gêne destinée à être supprimée, un esprit créatif dira « allons-y, inventons le velcro ». Et c’est effectivement comme cela que les choses se sont passées.

Dans un autre de ses textes, McCaffrey donne également l’exemple suivant : on dispose de deux anneaux, d’une bougie et d’un cube en métal. Comment attacher entre eux les deux anneaux ? La cire fondue n’est pas assez solide pour ce faire. Solution, grattez la cire de la bougie avec le cube, afin de récupérer la mèche, qui est en réalité une petite corde, et attacher les deux anneaux avec cette dernière.

McCaffrey a donc mis au point une série d’expériences pour vérifier sa théorie.

Il a proposé à 14 sujets de passer un test leur demandant de trouver les parts « non fonctionnelles » d’un objet. Puis il a demandé à ce groupe, ainsi qu’à 14 autres utilisateurs « test » de résoudre une série de problèmes, certains classiques, d’autres concoctés par son équipe. Selon Science Daily, les membres du premier groupe auraient trouvé 67,4 solutions de plus que ceux du deuxième.

Les conclusions de McCaffrey figurent dans un article de Psychological Science qui est malheureusement réservé aux abonnés. Par chance, il travaille sur son hypothèse depuis longtemps déjà, et une série de textes sur sa théorie de l’innovation sont librement accessibles sur le Net, ce qui permet d’en savoir un peu plus.

McCaff_Spect_AhaNets_SACMcCaffrey et son équipe ont, à plusieurs reprises, testé la méthode de « l’obscur » sur différentes demandes présentées par des entreprises (.pdf). L’une d’entre elles souhaitait créer un revêtement susceptible d’adhérer au téflon. Raisonnant sur le sens du terme « adhérer », ils se sont posé la question des assomptions cachées derrière ce verbe. Adhérer suppose ainsi, dans l’esprit des gens, l’idée d’une action chimique mettant en relation deux surfaces. Une chose que le mot « connecter » n’implique pas, par exemple. De même pourquoi toujours penser en terme de deux surfaces ? En prenant conscience des présupposés inscrits dans le souhait émis, l’équipe est arrivée à une situation innovante : utiliser un système magnétique pour coller le téflon et son revêtement. Non seulement il ne s’agissait plus de chimie, mais cela impliquait non plus deux, mais trois surfaces (le téflon, le revêtement, et la surface générant le champ magnétique).

Une autre société les avait priés de trouver un moyen de repérer des bombes dissimulées dans le sol. Ici encore, la requête impliquait de se pencher sur l’objet « bombe ». En travaillant sur les interactions obscures, le groupe de McCaffrey s’est au contraire concentré sur son environnement et a mis au point une méthode consistant à repérer une bombe en fonction du déplacement de la poussière constaté sur le sol où elle est enterrée.

Dans un registre plus léger, on a également sollicité McCaffrey pour concevoir un type innovant de bougie, sans plus d’exigence. Ayant fait travailler plusieurs usagers sur les associations fréquentes du mot « bougie », il a remarqué que très peu d’entre eux s’intéressaient au poids (une bougie perd du poids lorsqu’elle brûle) ou la capacité motrice (une bougie ne bouge pas quand elle brûle). McCaffrey et ses collègues ont alors imaginé une bougie sur une espèce de balancier se soulevant au fur et à mesure que celle-ci perdait du poids, jusqu’à atteindre un dispositif capable de l’éteindre automatiquement.

Travaillant sur cette hypothèse, McCaffrey a réfléchi sur la possibilité d’automatiser tout cela. D’où la tentative de créer un logiciel susceptible d’accélérer ce processus d’innovation, ce qu’il nomme le « aha toolkit ». Il ne s’agirait pas d’un système d’intelligence artificielle capable de trouver tout seul des solutions inédites, mais d’une interface permettant à un être humain de procéder plus rapidement à ce genre d’analyse.

L’idée repose sur le système des réseaux sémantiques. Couramment utilisés en analyse linguistique, ces réseaux représentent l’ensemble des associations d’idées liées à un concept ou un objet donné. Reprenant littéralement la fameuse expression « penser hors de la boîte », McCaffrey a noté que la plupart des concepts généralement associés à un terme pouvaient être entourés par une « boite » et que les idées innovantes faisaient référence aux notions qui se trouvaient juste au dehors de ladite boite. En revanche, ceux qui étaient par trop éloignés, les liens trop faibles ne donnaient pas de très bons résultats.

S’inspirant de cette constatation, McCaffrey veut donc créer des réseaux sémantiques particuliers, les « aha nets » (.pdf).

Un phénomène pourrait selon lui être décrit en 32 caractéristiques, lesquelles diviseraient la région hors de la boite en 32 différentes sections. Il ne reste, plus affirme McCaffrey, qu’à examiner systématiquement ces 32 catégories pour y trouver un certain nombre de caractéristiques obscures.

McCaffrey affirme que sa cartographie des réseaux sémantiques confirme l’hypothèse selon laquelle la créativité se situe « entre l’ordre et le chaos », c’est à dire juste hors de la boîte, mais pas trop loin. Reste à savoir si sa méthode, avec son examen systématique de caractéristiques obscures basées sur une taxonomie précise en 32 points, ne se situe pas quand même (à l’instar de la plupart des techniques de créativité) encore un peu trop du côté de « l’ordre » que de la créativité…

Rémi Sussan

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0 commentaires

  1. ça ne marche pas en dessous d’une centaine de boucs

  2. Très intéressant comme hypothèse, j’attends les suites de ces recherches publiés sur ce site, je l’espère! Merci!

  3. « en partant du principe que si on innove à partir d’une méthode connue et éprouvée, alors ce n’est plus de l’innovation, par définition »

    La méthode n’est pas innovante, d’accord. Maintenant ce qui en sort peut l’être. Ce genre de méthode peut permettre de faire des associations d’idée qui n’ont, à priori, rien à voir et de créer de nouvelles choses. Je suis pas vraiment un expert du domaine mais je pense que le mind mapping peut permettre de représenter ses idées de manière synthétiques et structuré et servir de support à la réflexion. Après on est d’accord que c’est pas une machine à idée géniale ou la poule aux oeufs d’or de la créativité. Le fait que ces idées simples soient marketées à outrance, c’est peut-être un peu de la fumisterie. Ca veut pas dire pour autant que l’idée de base est mauvaise.

    Je suis pas expert en PNL, j’ai lu quelques articles sur le sujet. Le fait de regarder comment les personnes « gagnantes » fonctionnent pour identifier et reproduire les comportements gagnants on est d’accord que ça n’a rien de génial. Tout le monde le fait déjà plus ou moins. Le côté neuro-truc-pseudo-scientifique ça markète le concept en y ajoutant une couche d’autorité scientifique. Ca veut pas dire que l’idée de base est mauvaise maintenant ça n’a rien de génial non plus.

    J’ai lu pas mal de livres de développement personnel de ce genre à une époque, c’est beaucoup de page et beaucoup de marketing un peu fumeux pour des idées qui sont pas forcément mauvaises, bonnes à rappeler, mais somme toute assez simples et absolument pas génialissime ni qui vont vous rendre riche du jour au lendemain.

    Jacques

  4. Merci de cet article très intéressant et stimulant. « Un de plus » sur l’innovation diront certains. Effectivement. Mais tous à mon sens ne valent pas celui-ci. Le fait d’assimiler un peu confusément la ‘créativité’ et ‘l’innovation’ cependant est un peu gênant dès lors que l’on discute de l’apport potentiel des ‘méthodes’.

    La ‘créativité’ semble ressortir du talent, de la fulgurance, de l’association un peu magique ou aléatoire. Quelque chose qui échappe y compris à son auteur. On peut en convenir. De là, il est donc tentant de bannir par avance toute ‘méthode’ visant à stimuler, éduquer, susciter la créativité. Il faudrait admettre que la pensée créative est un don, un act of god. Cela dit, produire une réflexion méthodologique sur la créativité ne me semble ni inintéressant ni vain. Toute méthodologie permettant de ‘sortir de la boite’, de produire des associations inédites et inhabituelles n’est pas par principe mauvaise. La démonstration un peu extrême pourrait nous être fournie par les tentatives – réussies – de stimuler l’expression artistique, par l’automatisme ou par les drogues par exemple. Des méthodes peuvent donc aider à être plus ‘créatif’. Celle de McCaffrey mérite notre intérêt. Le sacrifice du bouc sans doute aussi 🙂

    Cela est encore plus vrai dès lors que l’on parle d’innovation. L’innovation est toute autre chose que la créativité. L’innovation est un projet, elle a une visée, elle est mise au service d’objectifs qui sont ceux de l’organisation qui entreprend d’être innovante, typiquement une entreprise. Or il est inévitable que ces ‘objectifs’ fixent un cadre, imposent une méthodologie ou quelque chose de cet ordre. Des phases de ‘process’. Le collaborateur de Google que sa créativité convainc de travailler sur le chewing-gum à la carotte, tout créatif qu’il est n’innove pas dans le bon sens. Son ‘logiciel’ est à revoir, sa méthode n’est pas la bonne.

    Au final, il semble assez certain que l’idée intuitive consistant à s’interdire toute réflexion ‘méthodologie’ pour être plus ‘créatif’ ou mieux ‘innover’, n’est pas valide.

  5. Votre réponse lapidaire n’en dit pas beaucoup plus que google sur la méthode du sacrifice de boucs… vous coûterait-il d’être un peu moins secret ? 🙂
    Pour ma part, je ne pense pas non plus que ce type de ‘sérendipité’ provoquée par la recherche originale des zones d’ombres du langage soit -en soi- d’un mauvais usage. Je m’interroge par contre sur la pertinence d’évincer l’aléatoire du monde de la créativité ou de celui de l’innovation. Un apôtre de Garrett Hardin et de ses communaux poserait certainement la question suivante : si tout le monde s’approprie la meilleure méthode pour innover, qui se démarque encore d’entre tous ces génies ? Objections : la nouveauté n’est pas un produit rare ? Ou bien, la méthodologie absolue n’existe pas ? Le problème c’est de croire encore que la pléthore d’innovation à la porte de chacun suscitera toujours un regain d’attrait pour les usagers. Mais dans un cas comme dans l’autre -et ça me soulage- je reste aussi sceptique que vous sur la capacité réelle de contrôler la créativité.
    à bon entendeur