Questions numériques 2012-2013, le temps des ruptures (1/2) : Secessions territoriales

Pour la seconde année consécutive, la Fondation internet nouvelle génération (éditeur d’InternetActu) vient de publier son cahier d’enjeux : Questions numériques. A partir des travaux de la Fing, l’équipe a produit 19 scénarios de ruptures pour se préparer à demain, comprendre ce qu’il se passe à l’intersection des transformations sociales, des changements économiques et des ruptures technologiques. Les membres de la Fing ont choisi 7 scénarios pour les travailler plus avant, les rendre plus plausibles, plus accessibles au débat. Ce sont ces 7 scénarios que présentaient Daniel Kaplan, délégué général de la Fing et Jacques-François Marchandise son directeur du développement le 15 février à la Gaîté Lyrique.

L’exercice de cette année a fait ressortir une nouvelle exigence vis-à-vis des technologies, estime Daniel Kaplan. « Plus on devient dépendant du numérique l’ensemble de dans ses actes personnels et professionnels, plus on est critique à son égard. Cela produit des attentes un peu neuves, sur la façon dont les technologies peuvent être des solutions aux crises et aux violences qui traversent la société – ou au contraire, faire partie du problème. » Daniel Kaplan évoque une « innovation indignée », qui cherche à remédier (par un service, un dispositif, un système) à ce qui ne va pas. « Nous sommes confrontés à une innovation profondément politique qui cherche à agir sur la société ». Reste à savoir comment et jusqu’où va-t-elle se développer ?

La Fing a invité plusieurs personnalités à réagir aux scénarios qu’ont imaginés ses membres.

Secessions territoriales

Yannick Blanc, secrétaire général de la Fonda, un think tank dédié au milieu associatif, a souhaité réagir au scénario consacré aux Secessions territoriales, qui s’inquiète des disparitions des solidarités interterritoriales, ainsi qu’à celui consacré à la santé distribuée.

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Pour Yannick Blanc, ce scénario est ancré dans des tensions qu’on observe déjà aujourd’hui, et qui ne se limitent pas à l’organisation territoriale. Dans le monde des associations aussi, on constate une crise des modes d’organisation. La forme fédérative, qui structure par grands secteurs d’activité le monde associatif depuis l’après-guerre, est en train de disparaître par lent dépérissement. C’est d’ailleurs l’un des scénarii que la Fonda avait elle-même exploré lors de son université d’automne. « Depuis une vingtaine d’années, le fantasme de l’organisation sociale, c’est le réseau. Or, si les associations souhaitent s’organiser en réseau, elles peinent à trouver les moyens de traduire cet espoir dans leur organisation et dans des structures adaptées. » Pour beaucoup d’acteurs associatifs pourtant, cette recomposition serait possible à l’échelle de ce qu’ils appellent un territoire, c’est-à-dire un « périmètre d’action préhensile ». On imagine que l’avenir est à la construction de plateformes de projets à l’échelle d’un territoire, mais cela ne va pas de soi, du fait de la mise en concurrence de ceux-ci, comme le soulignait récemment Claude Bartolone, président du Conseil Général de la Seine-Saint-Denis dans le Monde. Peut-on faire du territoire un lieu de coopération qui ne soit ni vertical, ni hiérarchique, ni discriminant ?

Pour Yannick Blanc, la santé publique est le domaine de la politique publique qui a été le plus bouleversé par l’action des associations, par exemple la mobilisation autour du sida. « La prise en compte des malades comme acteur de la politique publique a bouleversé l’organisation du secteur. La mobilisation a permis de lutter contre les maladies et mobilisé la recherche. L’émergence de l’individu autonome comme acteur de la politique de santé est un phénomène fondamental, car il révèle du changement du rapport des individus aux institutions de la société. La santé était par excellence, un domaine où le rapport entre la puissance de l’individu et l’institution se faisait sous un rôle tutélaire. Ces 20 dernières années, ce rapport s’est inversé, au profit de l’autonomie du malade par rapport à la puissance de l’institution. C’est une tendance lourde qui conduit des transformations profondes de notre société. »

Faut-il envisager une péréquation des territoires pour régler leur concurrence, questionne Nicolas Debock du groupe La Poste ? L’enjeu de la redistribution est bien évident un enjeu majeur répond Yannick Blanc. Les maires freinent la construction de logements, car la richesse que génèrent ces constructions est inférieure aux charges que ces constructions génèrent. L’Ile-de-France est l’une des régions les plus riches d’Europe, mais les écarts de richesse au sein de l’Ile-de-France sont également plus forts que dans les autres régions. La concurrence des territoires est déjà là. En Ile-de-France, la concentration des richesses et des pauvretés, comme c’est le cas entre la Seine Saint-Denis et les Hauts de Seine, est renforcée par la péréquation fiscale : celle-ci a tendance à augmenter la richesse des Hauts-de-Seine et la pauvreté de la Seine-Saint-Denis. Aujourd’hui, la péréquation est un débat politique qui tourne rapidement au pugilat, alors que l’enjeu de la redistribution et de la concentration sont des enjeux majeurs, et ce, alors que la fiscalité locale tourne autour de là où les gens travaillent plutôt que là où ils habitent. C’est tout le débat autour de ces deux départements.

Rendez-moi mes données

Sophie Vulliet-Tavernier, directrice des études, de l’innovation et de la prospective de la CNIL a bien évidemment choisit le scénario « Rendez-moi mes données » qui explore comment les usagers pourraient reprendre possession de leurs données personnelles.

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« La donnée personnelle est le pétrole de l’économie numérique », explique la directrice des études de la CNIL qui réfléchit et agit pour la régulation des données personnelles. L’ouverture, récente, de cette direction a pour objectif de mieux anticiper les enjeux et les usages de la protection des données et d’explorer des dimensions sociologiques et économiques que la CNIL n’avait pas pour habitude d’explorer. La CNIL ne peut être que favorable à la restitution des données, mais sous l’angle du respect des droits des personnes, plus que sous l’angle de la consommation et de l’innovation, tel qu’il est développé dans le scénario. La CNIL a pour mission de donner aux individus des droits sur leurs données, comme il existe déjà via le droit d’accès et de rectification qui est encore un droit méconnu et peu exercé, peut-être parce qu’il est peu compris du public. Il est nécessaire d’ailleurs d’étudier pourquoi le droit à l’accès est peu exercé. Certains facteurs l’expliquent comme le fait que les procédures soient lourdes, que les entreprises et les administrations demeurent souvent réticentes à communiquer leurs données. Peut-être aussi, comme l’exprime le scénario, que les individus ont du mal à comprendre ce qu’ils pourraient en faire. Jusqu’à présent, ce droit d’accès est le plus souvent exercé dans des situations de conflits donnant lieu par exemple à des refus d’embauche. Pour Sophie Vulliet-Tavernier, trouver des services à valeur ajoutée pour l’utilisation de ces données est un élément important pour mobiliser les individus, les entreprises et les administrations à vivifier l’usage de ce droit, alors que les internautes sont majoritairement inquiets de l’utilisation qui est faite de leurs données.

Reste qu’il demeure des domaines opaques dans le traitement des données. Les entreprises et administrations peuvent-elles divulguer facilement le scoring qui résulte des traitements des données personnelles ? Quelle est l’étendue des données auxquels les individus pourront accéder à l’avenir ? Les tiers de confiance, chargés d’agréger les données provenant de différents systèmes d’information, ne seront-ils pas tentés de les réutiliser ? Aujourd’hui, les hébergeurs de données santé sont très régulés, mais cela suffit-il ? Enfin, il faut prendre en compte tous les aspects de sécurité : la sécurisation des données, des modes d’accès, la répartition des responsabilités…

La mise en route de la réutilisation des données personnelles nécessite beaucoup de pédagogie, estime Sophie Vulliet-Tavernier. On a jusqu’à présent développé une pédagogie des risques, mais moins des usages.

CDI, c’est fini !

Antoine Petit, directeur général adjoint de l’Inria a retenu pour sa part le scénario « CDI c’est fini » qui explore les limites d’un avenir fait de flexibilité maximale du travail.

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« Pourquoi un organisme de recherche public s’intéresserait-il à ce scénario ? » La réponse est simple, explique Antoine Petit. L’Inria, c’est aujourd’hui 2600 personnes, dont 800 en fonction de support (secrétaires, ingénieurs de plateformes, gestionnaires…) et le reste est constitué de chercheurs. Or, sur ces chercheurs, il n’y a qu’un tiers de permanent. Les deux tiers sont en CDD. « Nous ne sommes pourtant pas les premiers développeurs de précarité », se défend Antoine Petit. Si la situation est celle-ci, c’est parce que plus de la moitié de nos chercheurs sont étrangers. Le territoire de la recherche est désormais mondial. « Nous devons faire des recrutements de gens pour lesquels la notion de CDI ou de fonctionnaire n’a pas toujours grand sens. Un jeune indien qui a fait son lycée à Bangalore, avant d’être passé par la côte Est et la côte Ouest des Etats-Unis ne cherche pas à devenir fonctionnaire-chercheur, mais veut venir travailler dans un contexte enrichissant où il sait qu’il ne va pas rester. Les concurrents de l’Inria sont l’EPFL, Oxford, Cambridge… Et c’est ce qui nous a obligés à réfléchir à la forme de notre offre d’emploi. On propose certes toujours des postes de fonctionnaires et de chercheurs permanents, mais notre attractivité salariale est souvent faible par rapport à la concurrence européenne, voire mondiale.

Le CDD ne doit pas vouloir dire précarité. A l’Inria, nous avons un accompagnement en ressources humaines. On ne veut aucun chercheur en situation précaire. Nous sommes dans un secteur où il n’y a pas de problème d’emploi, car il y a de fortes interactions avec le milieu industriel. Certaines universités américaines proposent par exemple des contrats de 5 ans, avec un renouvellement tous les ans, permettant de savoir 4 ans avant son départ si on sera prolongé ou pas. La « FlexSécurité », c’est proposer à la fois la mobilité et les moyens. Mais cela a des inconvénients pour l’entreprise elle-même, car les gens peuvent partir plus facilement.

Avec un sujet comme celui-là, il faut mettre de côté nos dogmes, explique Antoine Petit, pour comprendre comment s’adapter à la concurrence internationale, attirer les meilleurs talents. Mais il est encore difficile de « construire » le parcours du chercheur mondial, quand il est encore bien difficile de valider ses années de retraites quand vous êtes partis 5 ans à l’étranger. Pour construire l’espace européen, voire mondial, de la recherche, il va falloir trouver des solutions pour favoriser la mobilité et la rendre plus facile, d’une manière très concrète.

Posséder c’est dépassé

Bettina Laville, présidente fondatrice du Comité 21, le réseau des acteurs du développement durable, s’est naturellement intéressé au scénario Posséder c’est dépassé, qui explore la voie de la consommation collaborative comme réponse à la crise.

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« Tout le monde annonce des transitions, mais personne ne dit comment on y va ! », s’exclame Bettina Laville en félicitant la Fing de n’être pas tombé dans cet écueil. Pour Bettina Laville, qui a dirigé les premiers rapports de prospective sur le sujet du développement durable, la question de la possession symbolise les contradictions de notre époque. Après la crise de 2008, Obama avait dit qu’il fallait mettre fin à « l’époque de la rapacité ». Les crises que nous traversons sont toujours issues de cet excès de possession. Et en même temps, chacune nous rappelle, pour des motifs très différents qui tiennent à la durabilité, à la pauvreté ou à l’innovation, que beaucoup de personnes cherchent à construire une distance par rapport à la possession au profit d’une économie d’usage.

« Je n’inscris pas ce scénario dans une prolongation de la décroissance, car la décroissance, selon moi, est la suite de la croissance ! Ce n’est que le désir de croître moins ! On est toujours dans un monde de la propriété. On est encore lié aux biens matériels. »

Rifkin dans Une nouvelle conscience pour un monde en crise explique (« même s’il exagère beaucoup ») que nous sommes de plus en plus dans un monde d’empathie. « L’empathie est un regard d’assimilation sur l’autre et non pas un regard de possession », précise Bettina Laville. De ce fait, elle nous projette dans une autre dimension des rapports humains, une dimension qui n’est pas fondée sur la possession.

« Si ce scénario m’intéresse, ce n’est pas seulement parce qu’il évoque le développement durable, mais aussi parce qu’il évoque un problème de droit. Nous pensons souvent que l’usage est une notion nouvelle, numérique, moderne. Or il existe depuis longtemps sous le terme de l’usufruit. L’usufruit est un droit de la propriété compliqué, mais qui reconnait qu’on peut jouir d’un bien sans le posséder. Comment jouir de la terre, de l’air pur, de la biodiversité sans les posséder ? Comment peut-on approfondir la notion d’usufruit ? Les grands constructeurs automobiles, par exemple, cherchent des fondements juridiques à l’autopartage, notamment en discutant avec les collectivités locales pour voir comment partager cette propriété. Le leasing n’est ni l’autopartage ni la location par exemple. Le partage de la propriété est-il un abandon de propriété ou est-il un acte à l’intérieur de la propriété ?

Pour fonder une économie d’usufruit, il faut en fonder les principes juridiques, qui sont liés aux biens communs, à l’intérêt général. »

Pourtant, nous sommes là dans une contradiction forte, explique Bettina Laville. A la conférence de Rio, les pays développés avaient la conviction que la terre ne nous appartenait pas, qu’elle était un bien commun. Les pays en voie de développement nous ont pourtant replacés dans une économie de la possession : chaque nation dispose de sa biodiversité. On voit bien que nous sommes dans un monde de contradiction. Le siècle à venir va être tiraillé entre notre rapacité et la précarité. Notre économie est fondée sur le désir d’acquérir et de posséder qui sont eux-mêmes les fondements de la liberté. C’est par la propriété que s’exprime notre liberté. C’est cette contradiction qu’il va nous falloir dépasser.

Hubert Guillaud

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