#Lift12 : Ecrire avec les machines

Dans une interview réalisée en 2007 par Amazon, l’écrivain William Gibson expliquait comment écrire de la fiction à l’âge de Google. Pour lui, désormais, son écriture était indissociable du réseau, elle s’en inspirait bien sûr, et le réseau permettait au lecteur d’en retrouver des traces. Dans son dernier livre, Zero History par exemple, il évoque des pingouins argenté volant que l’on retrouve dans une vidéo sur YouTube. Grâce aux cartographies en ligne, il a pu mettre dans son livre des lieux réels, sans n’y être jamais allé. C’est ce que James Bridle appelle le « réalisme des réseaux ». « Nos histoires existent et se chevauchent dans les réseaux. C’est comme ça qu’on écrit les histoires aujourd’hui », explique-t-il en introduction de sa présentation (.pdf)

Le nouvel espace codé de l’écriture

James Bridle (@jamesbridle, blog) est un écrivain et artiste britannique quelque peu inclassable, comme le montre son impressionnant portfolio. Consultant, il a également fondé plusieurs start-ups dans le domaine de l’édition, comme OpenBookmarks. Expert de l’édition à l’heure de l’électronique, il s’intéresse surtout à comment les réseaux peuvent nous permettre de raconter de nouvelles histoires et de nouvelles formes d’histoires.

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Image : James Bridle sur la scène de Lift, photographié par Ivo Näpflin pour LiftConference.

Pour s’insérer dans ce « réalisme des réseaux », il faut en comprendre l’espace de codage, comme l’expliquait Sebastian Deterding sur la scène de Lift, la veille. La zone d’enregistrement d’un aéroport par exemple, est un espace qui ne fonctionne que par l’assistance logicielle. Si le traitement des bagages ne marche pas, tout l’espace cesse de fonctionner. Nous devons désormais cocréer notre réalité avec des logiciels, comme l’évoquait les géographes Rob Kitchin et Martin Dodge dans Code/Space. « Nos vies culturelles, notre littérature, s’inscrivent désormais dans des espaces codés. Notre monde déporte nos souvenirs et expériences dans les réseaux, ce qui n’est pas sans conséquence : nous passons notre temps à négocier avec le réseau pour comprendre les expériences que nous avons et nous en souvenir. » Mais l’espace est une mauvaise métaphore pour évoquer l’internet, nuance James Bridle. « Il n’est pas un espace. On n’y trouve pas de véritables espaces publics par exemple. L’internet ressemble plutôt à une autre dimension, à un autre espace-temps, dans lesquels nous devons apprendre à coder la culture et la littérature. »

Pour cela, il nous faut comprendre ce que sont les codes et algorithmes qui structurent ces réseaux. Il nous faut comprendre ce qu’il y a de spécifique dans ces algorithmes qui contrôlent nos écosystèmes, comme le montrait Kevin Slavin, car ce ne sont pas nécessairement des créatures bienveillantes. Ils sont une forme d’intelligence artificielle, estime Bridle, notamment parce qu’ils sont faits d’artifices.

Comment les spambots nous parlent-ils ?

Si l’on observe le fonctionnement de Wikipédia par exemple, on constate que sur les 30 meilleurs éditeurs de Wikipédia, les 2/3 sont des bots, des robots, comme l’expliquait Stuart Geiger dans cet article (.pdf) ou ce poster synthétique (.pdf). SmackBot par exemple, est un robot éditorial qui bloque certains articles lorsqu’il y a trop de modifications, afin d’empêcher les flamewars. D’autres robots ne travaillent qu’à ajouter des images aux articles, d’autres à ajouter des métadonnées… comme l’explique la liste des principaux bots de Wikipédia. « Si Wikipédia est l’accomplissement culturel majeur de l’humanité au XXIe siècle, s’il est un nouveau paradigme pour la création de connaissance, il faut également entendre qu’il est aussi créé par des systèmes artificiels qui ont le pouvoir d’agir, qui ont des raisons et des buts. Qui ont des intentions et des motivations. » Il faut nous faire une raison, nous partageons désormais notre monde avec eux.

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Image : la progression de l’activité des bots dans Wikipédia par Stuart Geiger (.pdf).

Qui commente sur nos blogs ? Est-ce des spams bots (robots spammeurs) ou des humains ? Parfois, il devient difficile de le savoir, constate James Bridle. Quand on commente, il nous faut souvent prouver que nous sommes humains, via les Captchas. Des commentaires non humains parviennent pourtant à s’y glisser. Est-ce un signe de leur humanité ? « Ces commentaires provenant de machines tentent d’attirer notre attention, de nous appeler. Comme le disait Rainer Maria Rilke dans Lettres à un jeune poète : « Peut-être que tous les dragons dans nos vies sont des princesses qui attendent seulement de nous voir agir, juste une fois, avec beauté et courage. Peut-être que tout ce qui nous fait peur, dans sa plus profonde essence, est quelque chose de démuni qui veut notre amour ». Alors que nous disent les spams bots ?

Cocréer la fiction avec les machines

A Londres, sur les bords de la Tamise, a ouvert récemment, au-dessus de la salle de spectacle du Queen Elisabeth Hall, un bâtiment en forme de bateau, qui propose une chambre dans ce cockpit qui surplombe la Tamise. De nombreux artistes et musiciens y sont invités en résidence. Ce bateau est inspiré de celui qui traverse le Congo dans Au coeur des Ténèbres de Conrad, mais il ne se déplace pas, il ne vogue pas vers de nouveaux horizons. James Bridle a proposé d’installer un capteur météo sur le pont du bateau, permettant de mesurer l’humidité et le vent et s’est demandé comment en jouer sur l’internet. « Que pourrait faire ce bateau s’il pouvait voler, voguer dans les vents, se déplacer réellement ? » C’est ainsi qu’est né A Ship ADrift, une reproduction virtuelle de ce bateau, qui se déplace au gré du vent qui souffle au bord de la Tamise (explications).

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Image : le voyage du Roi des Belges, le bateau de Conrad aka shipadrift

« Depuis que cet équipement est installé, le bateau n’a cessé de se déplacer, les vents londoniens l’ont poussé à travers l’Europe. En naviguant, le bateau sait où il se trouve, il regarde autour de lui et ramène de l’internet des points de vues pour construire une image du monde et tenter de le comprendre. Il documente un blog pour nous dire ce qu’il apprend, il essaye de nous parler en retour. Il tente de nous raconter une histoire. De nous envoyer des instantanés comme on nous envoyait des cartes postales. Il nous parle sur Twitter (@shipadrift) et chacun peut suivre son voyage, cette façon qu’il a de voyager à travers le monde. Ce bateau nous permet de voir des choses à travers des machines distantes et déclenche en nous des réactions émotionnelles. Il nous offre de nouvelles réalités et à travers elles, de nouvelles formes d’émotion. »

Shipadrift est-il un « Polari Nordic » ? Le Polari était un argot spécifique, une autre langue, comme le Verlan en Français. Ce langage des voyageurs est devenu le langage secret des homosexuels dans les années 30. Un langage qui lui évoque The Walker, un projet de robot qui tente de draguer les gens en ligne, cherchant à discuter avec des personnes en quête d’amour. « Il y a des raisons pour nos Polari et nos argots », reprend James Bridle. « Ce sont des langues qu’on utilise que pour parler de certaines choses ou pour que d’autres ne les comprennent pas. C’est un langage qui affirme une identité. Et c’est exactement ce que font les bots. Ils affirment leur identité en utilisant une langue que nous, humains, comprenons encore mal. Sur Twitter je ne suis que des spambots, nous confie James Bridle, car j’adore comment ils parlent. Je cherche à les comprendre, à entendre ce qu’ils nous disent. »

« Notre espace est désormais cocréé à la fois par notre imagination, par les logiciels et les réseaux. De plus en plus nous habitons un monde codé. Nous outsourçons nos histoires. Elles existent dans le monde, il nous faut juste trouver la configuration pour les en faire sortir. Elles sont codées. Beaucoup sont artificielles, mais cela ne veut pas dire qu’elles ne soient pas réelles. Nous devons tenter de comprendre les machines qui façonnent notre espace, nous devons essayer de collaborer avec elles. Les écouter quand elles tentent de nous parler. Nous devrions les regarder avec plus de bienveillance pour les inviter dans notre monde. »

« La caractéristique des histoires, de notre littérature, est qu’il y a un début et une fin », rappelle l’animateur de la session. « Comment se termine celle-ci ? »

« La fin est un problème avec les histoires numériques », s’amuse James Bridle. « Comment les terminer ? J’ai grandi dans Geocities qui a été tout simplement effacé. Je ne sais pas comment on termine une histoire. Je ne sais pas comment terminer Shipadrift. Je fais des projets sans en connaître la fin, mais ils sont souvent plus intéressants après avoir été fait », sourit Bridle. « L’important est surtout de comprendre comment les personnes apprécient leurs propres histoires personnelles dans cet espace codé, dans ce monde diffus. »

Hubert Guillaud

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