Soit vous créez le logiciel, soit vous êtes le logiciel

9782916571652FSFYP éditions vient de faire paraître Les dix commandements de l’ère numérique, la traduction du livre de l’essayiste et théoricien des médias américains Douglas Rushkoff (Wikipédia) Programmer ou être programmé : dix commandements pour l’ère numérique paru en 2010 et que nous avions déjà eu l’occasion d’évoquer.

Dans ce livre, Rushkoff nous invite à réfléchir à nos usages du numérique, aux conséquences de nos comportements en ligne. Au lieu d’apprendre de notre technologie, nous vivons dans un monde où la technologie apprend de nous, explique Rushkoff. Pour lui, il est essentiel de comprendre combien la façon dont nous vivons dépend de décisions prises par d’autres et combien le numérique renforce cet état de fait.

Il explique, à la suite de Lawrence Lessig ou de Jonathan Zittrain notamment, mais d’une manière plus accessible, que l’infrastructure est essentielle. « Celui qui comprend le code comprend le monde entier ». La façon dont nous vivons est liée aux décisions que les concepteurs, les développeurs et les planificateurs prennent pour nous (et ce, bien au-delà de la technologie et du numérique d’ailleurs)… Selon lui, il est essentiel de comprendre comment la technologie code les règles du monde où nous vivons, pour parvenir à vivre dans ce monde et en relever les enjeux.

Ce court essai, très tonique, pointe ce que le numérique transforme malgré nous : notre rapport au temps, notre rapport à l’espace, notre rapport à la décision (« au royaume du numérique tout devient choix »), notre rapport à la complexité (le numérique simplifie le monde), à l’échelle (le numérique à tendance à tout mettre au même niveau), à soi et aux autres, notre rapport à la vérité (« le numérique favorise les faits au détriment de la fiction »), notre rapport au partage, et bien sûr notre rapport au but que poursuivent ceux qui développent la technologie. Ces 10 commandements sont autant de mises en garde pour comprendre comment le numérique bouleverse notre quotidien et mieux saisir ce dont il faut se défier et comment nous devons en redevenir maître.

A l’occasion de cette parution, InternetActu vous propose l’introduction de l’ouvrage, en espérant qu’elle vous donnera l’envie d’aller plus loin.

En acquérant le langage, nous, humains, n’avons pas seulement appris à écouter, mais aussi à parler. Avec l’écriture, nous n’avons pas uniquement appris à lire, mais également à écrire. Alors que nous nous dirigeons vers un monde de plus en plus numérique, nous ne devons pas nous contenter d’utiliser des programmes [1], nous devons apprendre à en faire nous-mêmes.

Dans ce monde émergent, aux contours fortement programmés, soit vous créerez le logiciel, soit vous serez le logiciel. C’est aussi simple que ça : programmez ou vous serez programmés. Dans le premier cas, vous aurez accès à la table de commande de la civilisation. Mais si vous choisissez l’autre option, cela pourrait bien être là votre dernier choix.

Bien que les technologies numériques soient, par bien des aspects, une évolution naturelle de ce qui a précédé, elles sont aussi pourvues de fortes marques distinctives. Les ordinateurs et les réseaux sont plus que de simples outils : ils ressemblent davantage à des entités vivantes. Contrairement à un râteau, un stylo, ou encore un marteau-piqueur, une technologie numérique est programmée. Cela signifie qu’elle incorpore des instructions qui ne sont pas seulement destinées à l’usage qu’on en fait, mais qui sont également utilisées par elle-même. Et dans la mesure où de telles technologies sont en train de déterminer l’avenir de notre façon de vivre et de travailler, les gens qui les programment jouent un rôle croissant, en transformant le monde et la manière dont il fonctionne. La suite logique est que ce sont les technologies numériques elles-mêmes qui finiront par façonner notre monde, que ce soit avec ou sans notre accord explicite.

C’est la raison pour laquelle nous nous trouvons à un moment important. Nous sommes en train – collectivement – de dessiner les plans de notre futur. Les conséquences sur le plan social, économique, pratique, artistique ou même spirituel sont considérables. De la même façon que les mots nous ont donné la capacité de transmettre la connaissance, donnant naissance à ce que l’on appelle désormais civilisation, notre activité en réseau pourrait bientôt nous autoriser à partager nos pensées, formant une extension de la conscience qui, aujourd’hui, nous apparaît inconcevable. Les principes de fonctionnement du commerce et de la culture – l’offre et la demande, la commande et le contrôle – pourraient donner naissance à un mode de participation largement plus engagé, connecté, collaboratif.

Mais, pour l’instant, trop d’entre nous estiment que les réseaux numériques réagissent de façon imprévisible ou même opposée à ce que l’on en attend.

Les marchands ont transposé leurs commerces en ligne pour voir leurs marges se réduire à une portion congrue du fait des agrégateurs de prix. Auteurs et artistes se sont emparés de ces nouveaux circuits de distribution interactifs pour constater qu’il est devenu impossible de trouver des personnes souhaitant payer pour des contenus culturels qu’ils étaient ravis d’acheter auparavant. Les éducateurs, qui se réjouissaient d’avoir accès à une mine d’informations mondiale pour leurs cours, sont confrontés à des étudiants qui croient que trouver une réponse sur Wikipédia est une solution satisfaisante à toute requête. Les parents, qui croyaient que leurs enfants allaient intuitivement tirer parti d’un fonctionnement multitâches pour les mener au succès professionnel, sont inquiets de voir ces mêmes enfants devenus incapables de se concentrer sur une chose unique. Les organisateurs de la vie politique, qui croyaient qu’internet allait renforcer leur pouvoir, ont découvert que les pétitions en ligne et les blogs personnels constituent autant d’alternatives à leurs actions. Les adolescents, qui voyaient dans les réseaux sociaux un moyen d’asseoir leur personnalité et de cerner leurs affinités, en dehors de frontières jadis sacrosaintes, adoptent la logique de profils imposés et sont victimes du marketing et de la perte de leur identité. Les banquiers, qui croyaient que l’entrepreneuriat numérique allait constituer un remède à une économie de l’ère industrielle déclinante, découvrent au contraire qu’il est impossible de générer de la valeur au travers de l’investissement. Un média d’actualité, qui voyait dans les réseaux de nouvelles opportunités pour un journalisme citoyen et réactif, via des informations collectées 24 heures sur 24, est tombé dans le sensationnalisme, perdant sa rentabilité et son utilité. Les créateurs culturels, qui voyaient en internet une possibilité nouvelle et ouverte à tous en matière de participation aux médias et à la société, dans des secteurs autrefois cloisonnés, déplorent au contraire l’écrasement et le mélange de tout ce qui existe, effectué dans un environnement où le bruit et l’obscénité submergent tout ce qui nécessite plus de quelques secondes de réflexion. Les responsables de communautés, qui espéraient avec les médias sociaux un moyen nouveau et sécurisé pour réunir des individus, faire entendre des opinions et susciter un changement qui viendrait de la base, sont souvent obligés de reculer face à un anonymat qui engendre des comportements populistes, des attaques sans pitié et des réponses irréfléchies. Une société, qui regardait internet comme la voie menant à des modes de connexions sophistiquées et à de nouvelles méthodes pour créer du sens, se retrouve en fait déconnectée, privée de réflexion profonde et départie de valeurs durables.

Ce résultat n’est pas une fatalité. Et ce ne sera pas le cas si nous sommes seulement capables d’identifier les biais des technologies que nous utilisons, pour participer activement à la façon dont elles sont déployées.

Confrontés à un avenir en réseau qui semble favoriser la distraction à la concentration, l’automatisation à la réflexion, et l’opposition à l’empathie, il est temps d’appuyer sur la touche « pause » pour se demander ce que tout cela signifie pour l’avenir de nos emplois, de nos vies et même de notre espèce. Et même si ces questions peuvent sembler similaires à celles auxquelles les humains ont été confrontés lors de précédentes évolutions technologiques majeures, cette fois, elles sont encore plus importantes et peuvent être traitées plus directement et plus délibérément.

La nouveauté de taille – et dont on parle peu – est que tout cela est plus essentiel qu’une organisation multitâches, que de la musique piratée en Mp3 ou que des super-ordinateurs qui court-circuitent les ordres boursiers. Le fait est que la pensée elle-même n’est plus – ou en tout cas plus seulement – une activité personnelle. Elle se produit désormais d’une façon nouvelle, en réseau. Mais jusqu’à présent, cet organisme cybernétique ressemble davantage à une foule désordonnée qu’à un cerveau humain collectif. Les gens ont été réduits à se comporter comme autant de systèmes nerveux configurés depuis l’extérieur, tandis que les ordinateurs sont libres de se connecter entre eux et de penser d’une façon plus avancée que nous ne le ferons jamais.

La réponse humaine, si l’humanité veut franchir cette étape avec nos machines interconnectées, doit porter sur la réorganisation globale de la manière dont nous travaillons, de nos écoles, de nos vies et finalement de nos systèmes nerveux dans ce nouvel environnement. L’idée d’une « vie intérieure », en tant que telle, a démarré à l’ère axiale et ne fut véritablement admise qu’à la Renaissance. C’est une construction qui a joué son rôle en nous permettant d’aller aussi loin, mais qui doit désormais être élargie pour y intégrer de nouvelles formes d’activités collectives et extrahumaines. Tout le monde n’est pas très à l’aise avec cette idée, mais le refus d’adopter une nouvelle approche nous condamne à un comportement et une psychologie de plus en plus vulnérables aux biais et aux intentions de nos réseaux – dont nous n’avons même pas toujours conscience qu’ils en sont pourvus.

La résistance est futile, mais il en va de même de l’abandon de l’expérience personnelle à l’échelle de l’organisme humain individuel. Nous formons bien plus qu’une ruche capable d’opérer en déconnexion totale avec l’expérience individuelle. Il reste une place pour l’humain – pour vous et moi – dans ce nouvel ordre cybernétique.

La bonne nouvelle est que nous avons déjà été confrontés par le passé à de tels profonds changements. La mauvaise nouvelle est qu’à chaque fois nous ne les avons pas exploités efficacement.

À long terme, toute révolution médiatique offre aux individus une perspective entièrement nouvelle au travers de laquelle ils peuvent se relier au monde qui les entoure. Le langage a conduit à l’apprentissage partagé, à l’enrichissement de l’expérience, à la pensée abstraite, au monothéisme, à la formulation des lois. L’imprimerie et la lecture privée ont apporté une nouvelle expérience de l’individualité, une relation personnelle avec Dieu, la réforme protestante, les droits de l’homme, le siècle des Lumières. Avec l’émergence d’un nouveau média, ce statu quo est non seulement remis en doute, mais il est revu et repensé par ceux qui ont désormais accès aux outils qui ont permis sa création.

Malheureusement, cet accès est en général limité à une élite. L’invention, à l’ère axiale, d’un alphabet de vingt-deux lettres n’a pas créé une société de lecteurs israéliens érudits, mais une société de gens qui écoutent, après s’être rassemblés sur la place du village pour écouter un rabbin lire la Torah. C’était mieux que de rester des esclaves ignorants, mais c’était néanmoins en deçà du potentiel réel du média.

De la même façon, l’invention de l’imprimerie à la Renaissance n’a pas conduit à une société d’écrivains, mais à une société de lecteurs ; à l’exception de quelques cas, l’accès à l’imprimerie était réservé, par contrainte, à ceux qui détenaient le pouvoir. La radio et la télévision n’étaient que des extensions de l’imprimerie : des médias dont l’accès est coûteux, diffusant de façon massive, unidirectionnelle et pyramidale les histoires et les idées d’une petite élite.

Nous ne faisons pas la télévision, nous la regardons.

Les ordinateurs et les réseaux nous offrent enfin la possibilité d’écrire. Et nous le faisons, sur nos sites web, nos blogs et nos réseaux sociaux. Mais la véritable nouveauté sous-jacente à l’ère informatique est la capacité de programmer – et presque aucun d’entre nous ne sait le faire. Nous nous contentons d’utiliser des logiciels qui ont été écrits pour nous ou d’entrer du texte dans des zones prévues à cet effet sur l’écran. On apprend aux enfants à utiliser des logiciels pour écrire, mais pas à écrire des logiciels. Cela signifie qu’ils ont accès aux possibilités qui leur sont données par d’autres, mais pas au pouvoir de déterminer ce qui leur permettrait de créer eux-mêmes de la valeur avec les possibilités offertes par ces technologies.

Comme les participants des précédentes révolutions médiatiques, nous nous sommes emparés des nouvelles technologies et connaissances de notre époque sans réellement apprendre comment elles fonctionnent. Et c’est ainsi que, nous aussi, nous demeurons en deçà des possibilités qui nous sont offertes. Seule une élite – parfois nouvelle, mais élite néanmoins – a la possibilité d’exploiter le plein potentiel de ce nouveau média. Les autres se satisfont d’avoir accès aux possibilités offertes par le média précédent. Les gens écoutaient quand le rabbin lisait ; ensuite, ils lisaient ce qu’écrivaient les personnes qui avaient accès à l’imprimerie ; aujourd’hui, ils écrivent, tandis que la « techno-élite » programme. En somme, quelle que soit l’époque, l’essentiel de la société a toujours un train de retard par rapport à ceux qui s’arrangent pour s’adjuger le monopole de l’accès au pouvoir réel.

Et cette fois, les enjeux sont encore plus élevés. Auparavant, un échec revenait à abandonner notre pouvoir au profit d’une nouvelle élite. À l’ère numérique, un échec pourrait conduire à abandonner notre pouvoir collectif naissant aux machines elles-mêmes. Le processus a d’ailleurs déjà commencé.

Après tout, sur qui ou sur quoi la révolution numérique est-elle centrée ? Au lieu de nous émerveiller sur une personne ou sur un groupe ayant amélioré son aptitude à communiquer de manière inédite, nous avons tendance à nous émerveiller sur les outils qui ont rendu cela possible. Nous ne célébrons pas les vedettes de ce nouveau média comme nous l’avons fait pour la radio, le cinéma ou la télévision ; nous sommes seulement fascinés par les écrans et les touchpads [2]. Et nous sommes moins attirés par les possibilités de connexion avec nos pairs que nous ne le sommes par les appareils tactiles et flashy accrochés à leur ceinture. Au lieu de rechercher de nouvelles possibilités, nous fétichisons de nouveaux jouets.

Ce faisant, il nous importe moins de réfléchir à la manière d’intégrer ces nouveaux outils dans nos vies qu’à parvenir à suivre le rythme. Les entreprises consacrent des budgets aux réseaux sociaux, car elles pensent que c’est le moyen de faire du marketing à l’ère numérique. Les journaux vont sur internet moins parce qu’ils le souhaitent que parce qu’ils croient être obligés de le faire – avec des résultats largement désastreux. Les directeurs d’écoles adoptent des programmes basés sur l’usage d’ordinateurs portables, moins parce qu’ils croient pouvoir mieux enseigner par ce biais, que parce qu’ils craignent que, sans cela, les élèves manquent quelque chose. Nous sommes fiers de vouloir utiliser toutes ces choses et sommes prêts à dépenser ce qu’il faut pour elles sans vraiment se soucier de l’impact qu’elles ont sur nos vies. De toute façon qui a le temps de réfléchir à ça ?

Le résultat est qu’au lieu de chercher à optimiser nos machines à nos besoins, ou à ceux d’un groupe d’utilisateurs particulier, nous adaptons les humains aux machines. C’est la raison pour laquelle les choix que nous faisons – ou que nous ne faisons pas – aujourd’hui sont aussi ou plus importants qu’ils l’étaient pour nos ancêtres confrontés au langage, à l’écriture ou à l’imprimerie.

La différence tient à la nature des possibilités offertes notamment par la programmation. Nous ne sommes pas juste en train d’étendre l’organisation humaine via un nouveau système de communication. Nous sommes en train de répliquer le processus même de cognition au travers de mécanismes externes et extrahumains. Ces outils ne constituent pas de simples extensions de notre volonté, ou de celle d’un groupe donné, mais ont la capacité de penser et d’opérer sur les composants d’un réseau neuronal – nous, en fait.

Si nous voulons participer à ce processus, nous devons entreprendre une renaissance tout aussi importante (et même plus significative) que celle ayant amené les Israélites à adopter un nouveau code de conduite susceptible d’organiser des tribus jadis illettrées pour en faire une civilisation à part entière. Car la Torah n’était pas un simple produit dérivé de l’écriture, mais un code éthique permettant de gérer la société hautement abstraite et basée sur l’écrit qui allait caractériser les deux prochains millénaires.

Sauf que cette fois, au lieu d’un mythe persistant utilisé pour élever des idées au statut de lois, nous avons besoin de nous reposer sur un dessein et sur des valeurs aussi réelles et puissantes que la science et la logique utilisées par les machines pour leur propre développement évolutionniste.

Les stratégies que nous avons établies par le passé pour gérer les technologies d’intermédiation ne nous serons plus utiles, car bien que d’apparence similaire, la révolution informatique est autrement plus bouleversante.

Par exemple, le malaise ressenti en constatant qu’une partie de notre pensée est assurée hors de notre corps par un appareil externe est la transposition, à l’ère numérique, des défis en matière d’image de soi ou de proprioception, posés par la machinerie industrielle. L’ère industrielle nous a forcés à repenser les limites du corps humain : où se termine mon corps et où commence l’outil ? L’ère numérique nous force à repenser les limites de l’esprit humain : quelles sont les frontières de la cognition ? Et tandis que jadis les machines eurent remplacé et dévalué le travail humain, aujourd’hui ordinateurs et réseaux font bien plus que dévaluer la pensée humaine. Non seulement ils copient nos processus intellectuels – l’aspect répétitif de nos programmes –, mais ils découragent nos processus plus complexes comme la cognition, la contemplation, l’innovation. Notre décision de sous-traiter notre « arithmétique » aux puces électroniques aurait dû au contraire favoriser ces processus.

Un moyen de reprendre le dessus sur tout cela serait bien sûr d’avoir un aperçu de la façon dont ces machines et systèmes « pensants » sont programmés – ou même de pouvoir intervenir sur la manière dont ils le sont – et pour quelles raisons.

Au tout début de l’informatique personnelle, nous ne comprenions pas comment fonctionnaient nos calculatrices, mais nous savions exactement ce qu’elles faisaient pour nous : ajouter un nombre à un autre, extraire une racine carrée, etc. Aujourd’hui, nous ne savons même pas ce que nous demandons aux ordinateurs et aux réseaux, et encore moins comment ils y répondent. Chaque requête tapée sur Google, au moins pour la plupart d’entre nous, est une sorte de « Je vous salue Marie » envoyé dans l’infosphère, une demande effectuée auprès d’une boîte noire opaque. Comment Google détermine-t-il ce qui est signifiant ? Comment prend-il ses décisions ? Pourquoi l’entreprise qui s’en occupe ne peut-elle nous répondre sur ces points ?

Et nous n’avons pas le temps de nous intéresser au fait de connaître si peu de choses sur les machines et aux conséquences qui en découlent. Tout en voyant poindre à l’horizon notre propre obsolescence, nous continuons à accepter l’arrivée dans nos vies de nouvelles technologies, sans véritablement comprendre comment elles fonctionnent et quels effets elles ont sur nous.

Nous ne savons pas programmer nos ordinateurs – et nous nous en fichons. Nous passons plus de temps et d’énergie à essayer de comprendre comment les utiliser qu’à les programmer. C’est potentiellement une grave erreur.

Alors que j’étais parmi ceux qui ont chanté les vertus du numérique auprès des non-initiés, je ne peux m’empêcher aujourd’hui de me demander si nous n’avons pas adopté certains systèmes trop rapidement et avec trop de légèreté. Ou de façon trop irréversible. Mais ceux d’entre nous qui chérissent l’humanité sont trop facilement perturbés et ont tendance à être obsédés par le caractère « déconnectant » des technologies, formant ainsi un contrepoids égal à la force opposée appliquée par les « technolibertariens » qui célèbrent la sagesse darwinienne de l’écosystème de groupe. Ces deux extrêmes, en matière de raisonnement et de prédiction, constituent le symptôme d’un manque de réflexion – plutôt que d’un excès – sur tous ces sujets. On peut d’ailleurs y voir les artefacts de ces machines pensantes qui forcent l’adoption d’une logique binaire (oui ou non, vrai ou faux) pour traiter des idées et des paradoxes – qui auparavant auraient pu être traités de manière moins déterministe. Même la contemplation est dévaluée.

Le mode de pensée désormais nécessaire est celui de la réflexion qui se produit dans un cerveau humain lorsque l’on pense pour soi-même ou par rapport à de petits groupes choisis, même si cela paraîtra élitiste pour les technophiles.

La liberté, même à l’ère numérique, consiste à choisir comment et avec qui vous souhaitez réfléchir, et tout n’a pas à être publié à destination du monde entier, assorti de la possibilité de commenter et départi d’un copyright. En fait, c’est l’incapacité à établir ce genre de frontières – ou le caractère politiquement incorrect du fait de suggérer cette possibilité – qui nous bloque et empêche les discussions ouvertes et porteuses de sens. Je crois d’ailleurs que la perte du sens est le principal danger auquel nous sommes confrontés.

Quelle que soit l’étendue de ses possibilités, le Net ne confère pas aux humains la matière ou l’espace dont nous avons besoin pour gérer ses implications et leur sens.

Nous avons conscience des nombreux problèmes engendrés par l’ère numérique. Mais ce qui est nécessaire aujourd’hui est une réponse humaniste à l’évolution des technologies qui nous entourent. Nous vivons dans un monde différent de celui dans lequel nous avons grandi – et cette différence est bien plus profonde que celle qui existait, il y a un millier d’années, entre le monde alphabétisé et la société de l’oral. Cette société en évolution a codifié ce qui se passait, au travers de la Torah puis du Talmud, préparant ainsi les individus à vivre à l’ère de l’écrit.

Comme eux auparavant, nous devons nous aussi codifier les changements qui se produisent aujourd’hui et développer un cadre éthique, comportemental et économique susceptible de nous guider. Et cette fois, il faut que cela fonctionne.

Nous vivons un véritable changement, qui a déjà engendré deux crises économiques, modifié la façon dont nous apprenons et nous nous divertissons et altéré le tissu des relations humaines. Pourtant, jusqu’à présent, nous n’avons qu’une faible compréhension de ce qui nous arrive et de la manière de le gérer. La plupart des gens intelligents qui pourraient nous aider sont trop occupés à vendre du conseil aux entreprises, leur expliquant comment maintenir leurs monopoles chancelants face au tsunami numérique. Qui a le temps de s’intéresser à d’autres sujets, et qui serait prêt à payer pour ça ?

C’est pourtant un débat qui doit avoir lieu maintenant. Merci d’accepter le présent ouvrage comme le premier effort d’une « poésie » du numérique, offert avec humilité : 10 commandements simples qui pourraient nous aider à tracer un chemin au travers de la forêt numérique. Chaque commandement est basé sur une tendance ou un « biais » du numérique, et propose des moyens de rééquilibrer la situation en tenant compte des besoins des personnes réelles qui vivent et travaillent dans des espaces à la fois physiques et virtuels – parfois simultanément.

Un biais n’est qu’une inclination, une tendance à favoriser un type de comportements plutôt qu’un autre. Tous les médias et toutes les technologies présentent ce type d’inconvénients. Même s’il est vrai que « ce ne sont pas les armes qui tuent les gens, ce sont les gens qui les tuent », les armes sont néanmoins le résultat d’une technologie plus orientée vers le fait de tuer que ne peuvent l’être, par exemple, des réveils-matins. La télévision tend à inciter les gens à rester affalés dans des canapés. L’automobile donne naissance au déplacement, à l’individualisme et à la vie en banlieue. La culture orale incite à un mode de communication personnel, tandis que la culture écrite incline à une communication qui ne se déroule pas dans un même lieu et au même moment. La photographie argentique et son processus coûteux engendraient le biais de la rareté, tandis que la photo numérique exagère le caractère étendu et immédiat de la diffusion. Certains appareils photographiques vont jusqu’à envoyer les images automatiquement sur des sites web, transformant ainsi la capture d’une image et le simple clic sur un déclencheur en un acte de publication globale.

Pourtant, pour la plupart d’entre nous, ce « clic » n’a pas changé, même si ses conséquences sont très différentes. Nous ne percevons pas toujours l’évolution de ces biais au fur et à mesure de l’apparition de nouvelles technologies ou de nouvelles tâches. Écrire un courriel n’est pas identique à écrire une lettre, et envoyer un message sur un réseau social n’est pas identique à écrire un courriel. Tous ces actes ne produisent pas seulement des résultats différents, mais nécessitent également des états d’esprit et des approches différentes. Nous pensons et nous nous comportons différemment en fonction des situations ; de la même façon, nous devons penser et nous comporter différemment selon les technologies que nous utilisons.

Ce n’est qu’en comprenant les biais inhérents aux médias au travers desquels nous interagissons avec le monde que nous pourrons faire la différence entre nos propres intentions et celles des machines que nous utilisons – que ces machines ou ceux qui les ont programmés aient conscience de ces intentions ou non.

Douglas Rushkoff
Traduction de Cyril Fiévet

Douglas Rushkoff, Les 10 commandements de l’ère numérique, FYP éditions, 2012, 176 p.

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Notes
1. NdT : Le mot « programme » est le plus souvent utilisé dans l’ouvrage pour désigner des « programmes informatiques ». Il m’a semblé parfois préférable de conserver ce terme qui revêt un sens plus large que celui de « logiciel » et induit la problématique débattue tout au long du livre, dont le titre original : Programm or be programmed (Programmez ou vous serez programmés) joue sur le double sens du mot.
2. Un touchpad (ou pavé tactile) est un dispositif de pointage utilisé principalement sur les ordinateurs portables en remplacement d’une souris.

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