Le problème des geeks avec la politique

La lecture de la semaine est le dernier post sur le blog que Corry Doctorow (@doctorow) tient sur le site du quotidien britannique The Guardian, post de circonstance en ce jour de manifestation contre ACTA et en cette période où le Parti Pirate devient un acteur politique en Europe. Le texte s’intitule : « Le problème des geeks avec la politique ».

« Depuis le début des guerres de l’information, note Doctorow, les gens soucieux de liberté et de technologie ont dû naviguer entre deux écueils idéologiques : le déterminisme geek et le fatalisme geek. Deux écueils aussi dangereux l’un que l’autre.

Le déterminisme geek consiste à mépriser toute mesure politique dangereuse et bête, toute tentative de régulation abrupte, sous prétexte qu’elle est technologiquement irréalisable. Les geeks qui s’inquiètent du respect de la vie privée méprisent les lois sur l’écoute électronique, les normes facilitant l’écoute légale, et la surveillance des réseaux sous prétexte qu’eux, ils peuvent échapper à cette surveillance. Par exemple, en Europe ou aux Etats-Unis, la police exige que les exploitants de réseaux insèrent des backdoors en cas d’enquêtes criminelles. Les geeks en rigolent, arguant que c’est complètement inutile pour les petits malins qui ont recours à la cryptographie pour leurs échanges de mail ou leur navigation sur le web. Mais, s’il est vrai que les geeks peuvent contourner ce type de mesures – et toute autre initiative néfaste de censure, de blocage des outils, etc. -, cela ne suffit pas à nous protéger nous, sans parler du reste du monde. Peu importe que vos échanges mails soient sécurisés si 95 % des gens avec lesquels vous correspondez utilisent un service mail qui comporte une backdoor pour l’interception légale, et si aucun des gens avec lesquels vous correspondez ne sait utiliser la cryptographie ; dans ces cas-là, vos mails pourront être lus comme les autres.

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Image : « Peace and Code » extrait de Geek Politics (@GKPolitics), un passionnant documentaire sur la dimension politique de l’internet des geeks.

Teaser Geek Politics from Dancing Dog Productions on Vimeo.

Au-delà de ça, les choses illégales n’attirent pas l’investissement. En Angleterre, où il est légal de déverrouiller son téléphone portable, il y a partout des magasins où on peut faire déverrouiller son combiné. Quand c’était illégal aux Etats-Unis (aujourd’hui c’est quasi légal), seuls les gens capables de suivre des instructions compliqués sur Internet pouvaient le faire. Sans outils faciles à manier, les bénéfices de la technologie ne reviennent qu’à ceux qui la maîtrisent. Si vous voulez un monde où seule une élite rafle tous les bénéfices de la technologie, vous êtes un technocrate, pas un geek.

Le fatalisme geek est l’équivalent cynique du déterminisme geek. Il consiste à considérer que la manière geek de faire les choses, – le fameux « rough consensus and running code » (consensus approximatif et code fonctionnel) – et la préservation d’une pureté idéologique sont incompatibles avec les vieilles notions de délibération, de constitution et de politique. Car celles-ci sont de manière inhérente corrompues et corruptrices.

Il est vrai que la politique a une logique interne, et que ceux qui y participent ont tendance à adopter l’idée que la politique, c’est « l’art du possible », et pas le lieu des idéaux. Mais il y a une vérité concernant la politique et la loi : même si vous n’y accordez pas d’intérêt, ça ne veut pas dire qu’elles ne s’intéressent pas à vous.

On peut construire des systèmes aussi intelligents et décentralisés que BitTorrent, des systèmes qui ont l’air de n’avoir aucune entité légale qui puisse être poursuivie, arrêtée ou encadrée légalement. Mais si vos inventions ébranlent suffisamment d’institutions ou de lobbies, la loi sera à leur trousse. Elle cherchera arbitrairement des coupables. Et là, la technologie ne pourra pas les sauver. La seule défense contre une attaque légale, c’est la loi. S’il n’existe pas de corps constitué à poursuivre, cela signifie qu’il n’y aura pas non plus de corps pour constituer une défense devant un tribunal.

Si les gens qui comprennent la technologie ne prennent pas position pour défendre les usages positifs de la technologie, si nous n’agissons pas à l’intérieur du champ traditionnel du pouvoir et de la politique, si nous ne prenons pas la parole au nom des droits de nos amis et de nos voisins moins qualifiés techniquement, nous aussi nous serons perdus. La technologie nous permet de nous organiser et de travailler différemment, elle nous permet aussi de construire de nouveaux genres d’institutions et de groupes, mais ils seront toujours insérés dans le monde, pas au-dessus de lui. »

Xavier de la Porte

Xavier de la Porte (@xporte), producteur de l’émission Place de la Toile sur France Culture, réalise chaque semaine une intéressante lecture d’un article de l’actualité dans le cadre de son émission.

L’émission du 9 juin 2012 s’intéressait aux médecins blogueurs en compagnie de Dominique Dupagne (@DDupagne), médecin généraliste, un des pionniers des relations entre médecine et Internet avec le site communautaire Atoute.org et auteur de La revanche du rameur, Gélule (@sous_la_blouse), médecin généraliste aujourd’hui remplaçante, qui tient le blog Sous la blouse. Sa particularité est d’être un blog sous forme de vignettes de bande dessinée. Et Fluorette (@fluorette) qui tient le blog Promenade de santé.

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  1. pourquoi les geeks se créent une muraille entre les gens ‘normaux’ et leurs technologies: parce que la dernière en date que ‘vous’ avez pris, internet, est passée de phare de la culture et de l’information à hypermarché géant bourré d’espions
    et pourquoi les geeks décrédibilisent les lois sécuritaires: d’une part parce que se sont justement ceux qui s’y connaissent qui contournent les backdoor et les lois et non les gens lambdas, et le geek étant un altruiste et quelque peu parano avouons-le il considère ces lois inadaptées.
    d’ailleurs, beaucoup de geeks sont des libristes convaincus qui utilisent donc des logiciels open-source et la moindre backdoor peut-être trouvée